Archives pour la catégorie LE CHRISTIANSME EN CRISE

Quelques analyses des crises du christianisme depuis ses origines

LE TOMBEAU DE JÉSUS, RÉALITÉ OU SUPERCHERIE (II) : J. Cameron

          Je viens enfin de visionner le film de James Cameron (l’article précédent était une critique du livre de Simcha Jacobovici, co-réalisateur du film).

     Il se confirme que ces cinéastes ignorent tout de l’exégèse historico-critique. Par exemple, dans le film, ils considèrent que les « paroles de Jésus » dans l’Apocalypse de St Jean ont été prononcées par lui… Alors que l’Apocalypse a été écrite entre l’an 90 et 110, sans doute dans l’actuelle Turquie… bref.

     De même, ils représentent gravement les arbres généalogiques de Matthieu et Luc (en images de synthèse), pour expliquer que le « Matthieu » dont on a retrouvé un ossuaire à côté de celui de « Jésus fils de Joseph » faisait certainement partie de la famille de Marie… bref encore.

     Enfin, ils utilisent les textes des évangiles apocryphes sur le même plan que ceux des évangiles canoniques, sans se préoccuper de l’origine gnostique évidente de ces textes (voir dans ce blog l’article « Soyons sérieux : Marie-Madeleine…etc. »)

Le film pose quelques questions intéressantes :

1)  Le chevron serait un symbole pré-chrétien, le symbole du « mouvement Jésus » avant sa récupération par l’Église naissante. Qui utilisa d’abord comme symbole le poisson, puis (à partir du IV° siècle) la croix.

     Pourquoi pas ? On retrouve ce chevron dans des nécropoles judéo-chrétiennes, comme à l’entrée de la tombe de Talpiot. Le problème avec ces malheureux judéo-chrétiens, c’est que leurs traces archéologiques sont passées inaperçues pendant des siècles, parce que l’Église les avait effacés sauvagement  des textes comme de la mémoire. Il y aurait là une piste intéeressante à poursuivre.

2) Le film parle d’un ossuaire retrouvé dans une nécropole judéo-chrétienne proche de Jérusalem, portant l’inscription « Simon, fils de Jonas ». Soit, en araméen, Shimon barjona. Nos Indiana Jones ignorent évidemment que Barjona était le surnom, en araméen, des zélotes. Avec un culot imperturbable, ils font de cet ossuaire celui… de Simon-Pierre, le chef des Douze ! Exit la présence de Pierre à Rome, son martyre dans le cirque du Vatican…

     Alors qu’il y avait parmi les Douze un disciple appelé Simon le Zélote (Mt 10, 4 et parallèles) : si l’on veut absolument faire de cet ossuaire celui d’un judéo-chrétien célèbre, il ne s’agirait pas de Simon-Pierre, mais de ce Simon-le-zélote, disciple de Jésus nommé dans chacun des 4 évangiles.

Encore quelques réflexions, jetées ici en vrac :

     Depuis 50 ans, une poignée de spécialistes redécouvre le visage du Jésus de l’Histoire derrière celui du Christ de la foi. Cette redécouverte a été rendue possible par l’étude croisée des évangiles avec la méthode de l’exégèse historico-critique, des évangiles apocryphes, la découverte de sources nouvelles,  l’épigraphie et l’archéologie.

     Il y a encore peu, ces recherches étaient cantonnées au petit monde des spécialistes. D’abord parce qu’elles se situaient à un niveau technique élevé, ensuite (et surtout)  parce que les Églises tentaient de les étouffer par tous les moyens.

     La parution, en rafale, de films grand public (Mel Gibson, James Cameron entre autres) et de dizaines de romans à succès, a brutalement fait craquer le tabou : le public s’habitue à entendre parler de Jésus autrement.

     Malheureusement, seuls connaissent un succès mondial des films ou des romans racoleurs, mensongers, purement commerciaux : c’est du cinéma et de la littérature de caniveau.

     Il n’empêche : par cette brèche ouverte à grand fracas dans des dogmes réputés intouchables, d’autres livres peuvent s’insinuer et rencontrer le public : c’était un peu le cas de Dieu malgré lui (Robert Laffont 2001), c’est encore plus net avec Le secret du 13° apôtre (Albin Michel 2006), traduit dans 16 pays. Malgré leur écriture accessible ou légère, ces livres sont enracinés dans les recherches les plus récentes, les plus sérieuses.

     On peut respecter l’Histoire, tout en amusant. On doit, toujours, respecter la personne de Jésus : s’interdire d’en faire un objet de marketing.

     Autrement dit, les choses bougent.

     Certes, j’aurais souhaité que cette ouverture n’ait pas l’odeur d’argent ou de poubelle qui l’accompagne. Mais il ne faut pas hésiter à l’utiliser, sans pour autant tomber dans ses travers.

     Merci donc aux money-makers qui ont transformé Jésus en machine à sous et à rêves douteux. Grâce à eux, des chercheurs comme moi et d’autres peuvent se faire un peu entendre.

        M.B. 22 juin 2007

(à suivre)

Le film « Jesus Camp » et les fondamentalistes américains

     UN DOCUMENTAIRE TERRIFIANT SUR LES ÉVANGÉLISTES

     Un film d’une heure 30, tourné en caméra mobile au Missouri et au Nord-Dakota, par deux journalistes américaines . Diffusé en France en mai 2007, c’est à ma connaissance la seule documentation critique sur les évangélistes américains qui soit accessible pour l’instant. Je l’ai visionné, crayon à la main. Les passages mis entre guillemets sont des citations textuelles de témoignages et commentaires filmés : je garantis leur exacte authenticité.

      « 25% de la population américaine est évangéliste, soit 80 millions. Il se crée une Église comme celle-ci tous les deux jours aux USA, et ce n’est que la partie visible d’un iceberg mondial. Quand les électeurs évangélistes votent dans ce pays, ce sont eux qui décident du sort des urnes ! »

     Morne plaine du Missouri. La chapelle est vaste, ressemble à une salle de spectacle : immense podium, écrans géants, sono sans fil. La veille du camp, on nous montre les animateurs fouinant partout, mains étendues, pour toucher chaque élément du mobilier et l’imprégner de prière : « Chaise, que celui qui prendra place sur toi soit transformé… Micros, transmettez la parole ! Console de sonorisation, ne nous lâche pas ! Tableau électrique, au nom de Dieu, pas de pannes, même s’il y a un orage ! » Etc. On fait le ménage avant, pour déloger l’Ennemi des objets.

     Le lendemain : 100 à 150 enfants de 6 à 14 ans, quelques parents. Pendant la durée du camp, ils ne vont quitter cette salle que pour le réfectoire et le dortoir.

 Méthodes d’incorporation gestuelle

     On les voit danser aux rythmes d’une musique endiablée (si j’ose dire), danser en maniant des bâtons selon des chorégraphies inspirées des arts martiaux. Danses guerrières synchronisées, attitudes belliqueuses comme celles de l’opéra chinois. On les voit sauter de joie et d’excitation sur place. Puis très vite crier, poings levés, les yeux fermés, cous tendus. Pleurer : souvent, et beaucoup. Murmurer des incantations, tête penchée, en se balançant d’avant en arrière. Tendus des pieds à la tête, bras collés au corps, hurler des slogans lancés par l’animateur. Soudain apaisés, ouvrir les mains, paumes vers le haut. Puis se balancer, bras levés, mains frémissantes qu’ils s’imposent mutuellement peu après, yeux fermés d’où coulent des larmes sur leurs joues d’enfants. Enfin tomber en transes au milieu des danseurs, secoués de spasmes prolongés, ou bien prosternés dans un coin, ou encore accroupis devant les marches du podium, bras écartés, yeux clos levés au ciel, visage crispé, nuque cassée.

     Ces enfants, qui doivent être inscrits du CM2 à la 4°, ne se possèdent plus. Ils sont possédés par leurs animateurs, qui appliquent toutes les techniques du « développement corporel ».

 Enrôlés pour une guerre

     Extrait des harangues de l’animatrice : « Aujourd’hui, nous sommes engagés dans ce qu’ils appellent une guerre culturelle. Cette guerre, ce n’est pas nous qui l’avons déclarée : mais c’est eux contre nous. C’est la guerre, et nous appelons à nous la puissance du Christ ! Regardez nos ennemis : eux, ils mettent le paquet sur leurs enfants ! Ils leur apprennent le maniement des armes et des grenades, ils leur donnent envie de à se faire exploser. Eh bien moi, je veux que vous, vous soyez totalement donnés à la cause de Jésus-Christ ! « 

     « Tout ce que vous entendez ici, recevez-le comme des prophéties, en faites-en de la guerre ! » Puis elle va vers eux, pointe le doigt vers chacun, et  crescendo : « C’est la guerre, c’est la guerre, c’est la guerre ! Chaque jour, c’est la guerre totale : que la bataille commence, alleluya ! »

     Entendu aussi, au détour d’un discours de feu :

     « La démocratie… ! Mais, à la fin des fins, leur démocratie, elle va nous détruire ! »

Une nouvelle religion

     On voit, dans un studio de radio (laquelle ?), un journaliste qui se lamente :

     « Aujourd’hui, il y a là-dedans une nouvelle forme de religion. Quelque chose de nouveau, depuis que Matthieu a écrit son évangile. Je suis chrétien depuis toujours : ces fondamentalistes n’ont rien de généreux, de compassionnel, de miséricordieux : c’est le contraire du christianisme ! Une nouvelle religion, qui n’a rien à voir avec le message du paix du Christ. Ils répètent que nous sommes engagés dans une guerre… Et ils ont grignoté le pouvoir, petit bout par petit bout : pouvoir judiciaire, économique, financier, politique, militaire, etc… »

     Confirmation : un animateur installe sur le podium un panneau de 3 mètres de haut : une photo de G.W. Bush en pied, souriant, aimable. Petit couplet à la louange du Président, grâce à qui le combat de Jésus est enfin engagé. Tous les enfants, extatiques, tendent les mains vers l’icône. Et l’animateur lance le slogan, repris par la foule : « Mister Président, one nation under God ! »

     La nation américaine, unifiée par son Président dans la soumission à Dieu.

     Alors, l’animateur tend la main vers les gosses : « En tant que chrétiens, vous aussi vous êtes des leaders : vous parlez à la place de Dieu ! »

     (Rappel : ils ont entre 6 et 14 ans, des bonnes bouilles de gosses, des tignasses de pré-adolescents, baskets et tee-shirts flottants)

Développement personnel

     L’animatrice dans un couloir bavarde avec Lévi, blanc, mince, visage fin, 13 ans : « Hi, pourquoi est-ce que tu viens au camp ? » – « Parce que… je veux essayer de communiquer avec les autres » Il baisse la tête, gêné : « Je suis… timide » – « Mais pendant les happenings, tu n’es pas timide, n’est-ce pas ? » – « Oh non ! pas à ce moment-là ! » Et de fait, on va bientôt voir Lévi prêcher à ses petits copains, avec une grande aisance.

     Slogans entendus : « Vous tenez les manettes (You hold the keys), vous pouvez changer le monde, AB-SO-LU-MENT ! »

     « Ce monde est devenu malade : vous, vous pouvez le changer ! »

     « Jamais encore il n’y a eu une génération comme celle-ci (doigt pointé vers eux) : MAINTENANT, c’est à vous, c’est le temps de l’accomplissement ! Nous prophétisons ! Et nous disons aux ossements desséchés (regard circulaire) : levez-vous ! MAINTENANT ! The time has come, c’est le moment ! »

     « Quand vous sortirez d’ici, vous ne serez plus les mêmes que quand vous êtes arrivés : vous serez brûlants ! »

Gnose

     Le message évangéliste est un gnosticisme sommaire : eux seuls connaissent le dessein de Dieu, eux seuls accomplissent Sa volonté :

     « Regardez comment ils s’entraînent pour nous faire la guerre ! Mais nous, nous l’emporterons… parce que nous avons… (grand rire)… excusez-moi, mais… nous avons la vérité ! »

     « Il y a deux sortes de personnes au monde : ceux qui aiment Jésus. Et ceux qui ne l’aiment pas ! »

     « Il y a urgence : accrochez-vous, priez désespérément pour que la véritable volonté de Dieu soit faite ! »

     Une gamine de 9 ans, seule dans un jardin, répond aux journalistes : « Ce que vous dites ? C’est votre parole. Ce que Dieu décide : c’est ma parole. Peu m’importe ce que vous pensez »

La lessive des cerveaux

     La même fillette de 9 ans (cheveux courts, fossettes dans ses joues rebondies, sourire) : « Qu’est-ce que je ressens pendant les célébrations ? On ressent de la paix, mais on ressent aussi de l’excitation… »

     Au micro, l’animateur martèle, et les enfants hurlent après lui : « Dieu ! Je suis ici à l’entraînement ! Je suis ici pour être éduqué ! Je suis d’accord, Dieu ! Dis ce que tu veux que je fasse, et je le ferai ! Je ferai ce que tu veux que je fasse ! »

     « Continuez à crier, enchaîne l’animateur : aujourd’hui, c’est le plus grand jour de toute votre vie ! »

     L’animatrice visionne une cassette : on voit une petite fille, en pleurs, les yeux révulsés, marmonnant. Commentaire : « Elle ne se rend pas compte de ce qui lui arrive. C’est tout simple : elle est envahie, investie par l’Esprit… Ah,  Les enfants ! Donnez-moi n’importe lesquels : ils sont si ouverts, si disponibles, si prêts à tout ! En un rien de temps, je leur fais ressentir des choses, ils ont des visions, ils entendent des paroles ! Vous savez, 47% des évangélistes prennent la décision d’être born again, c’est à dire d’accepter Jésus comme sauveur, avant l’âge de 13 ans »

     Résultat : extraits de la prédication de Lévi (13 ans) devant l’assemblée :

     « Ce que je ressens profondément, c’est que cette génération est une génération-charnière : nous possédons la clé du retour de Jésus ! Nous sommes une génération qui doit se lever ! Quand je prêche devant vous, ce n’est plus moi qui parle. Bon, c’est moi… mais, vous savez : ce n’est plus moi »

Serments de fin de camp

1- Tous ont les yeux levés vers un drapeau, frappé d’une grande croix. Ils posent la main droite sur le coeur, et, d’une seule voix :

     « Je jure fidélité et soumission (I plead allegeance) au drapeau de Jésus »

2- Ils se rassemblent en groupe compact autour d’une Bible posée sur une table basse. Ils tendent le bras vers cette Bible, poing fermé, jusqu’à ce que leurs poings se touchent, pouce contre annulaire, formant un cercle immatériel au-dessus du Livre sacré. Toujours d’une seule voix :

     « Je jure fidélité et soumission (I plead allegeance) à la Bible »

Conclusion 

     Je me refuse à tout commentaire, et vous livre ce matériau brut, sachant qu’il semble pour l’instant seul de son genre sur le marché des médias. Trop de choses se bousculent dans ma tête, trop de tristesse dans mon coeur. Partagez-les, si vous voulez. Moi, je me tais.

                                                   M.B., 30 Juillet 2007

MICKAEL JACKSON ET LE MYTHE DU CHRIST

          L’actualité porte à réfléchir, et à oser quelques comparaisons.


I. Mort d’un messie

Certains ont comparé Mickael J. à un extra-terrestre :

          (a) Sorti de rien et de nulle part, il a obtenu un succès planétaire et fait rêver toutes les générations, toutes les races – et sans doute pour longtemps encore.
          (b) Des talents multiples (danseur, chanteur, musicien, parfois poète) ont fait de lui l’un des créateurs les plus marquants de son siècle.
          (c) Il a vécu dans l’enfance perpétuelle, ou plutôt le désir d’enfance, le refus obstiné du passage à l’âge adulte.
          (d) Il avait la fragilité, la vulnérabilité d’un habitant d’une autre planète.
          (e) Possédé par un désir de mort qui s’est manifesté dans son autodestruction, il fait un peu penser à E.T. pointant vers le ciel son doigt tordu et murmurant « Home, home… »
          (f) Il a été mis à mort par sa célébrité, sous les yeux de ses fans qui sont sans doute les premiers responsables de son décès.

Comparaison avec Jésus


          (a) Jésus lui aussi est sorti de nulle part pour rejoindre Jean-Baptiste au bord du Jourdain : mais de son vivant, il n’a obtenu aucun succès. Les chroniqueurs officiels (Tacite, Pline, Suétone) font à peine allusion à lui, en s’y trompant d’ailleurs. Même chose ou presque pour Flavius Josèphe, historien juif toujours bien informé.
          C’est assez pour être assurés que Jésus a bien existé, petit trublion insignifiant d’une lointaine province de l’Empire. Mais ces silences témoignent que sa mort est passée inaperçue, n’a mobilisé ni les masses ni les « médias » de son époque.
          Et quand les évangiles disent que « de grandes foules le suivaient », ce n’est qu’une des facettes du mythe qu’ils sont en train de construire : si Jésus avait déplacé de véritables foules, l’autorité romaine serait intervenue, comme elle le fit à la même époque et en Palestine pour plusieurs meneurs d’hommes.

          Ce qui a fait de Jésus une célébrité planétaire (1), c’est – bien après sa mort – sa transformation en Christ ressuscité d’abord, puis en Dieu descendu du ciel.

          (b) Cette transformation eût été impossible si Jésus n’avait pas eu, lui aussi, des talents multiples. Guérisseur : il y en eût d’autres avant, pendant et après lui, mais sa façon de guérir était absolument originale – rien à voir avec (par exemple) un Simon-le-magicien. Pédagogue : là aussi, ils étaient nombreux, mais Jésus est le seul à avoir donné à ses paraboles une perfection telle, qu’elles ont traversé les siècles et font maintenant partie du fond culturel occidental. Charmeur enfin, et qui a su faire rêver toutes les générations, toutes les races, de tous les temps.

          (c) Jésus est indéniablement un homme adulte et responsable. Mais il y a chez lui des comportements adolescents : fuite de sa famille, refus de la société telle qu’elle est, contestation des ordres établis. On peut parler pour lui de désir d’enfance (il les attire, les cite en exemple), mais la source et la finalité de ce désir n’a rien à voir avec celui de Mickael J. : il s’enracine dans l’un des courants du mouvement prophétique juif, minoritaire mais auquel il a donné un relief particulier, en faisant l’axe principal de son enseignement.

          (d) Sa fragilité est grande, mais elle ne provient pas d’un déséquilibre intérieur ou de la personnalité. Au contraire, elle est la conséquence d’une très grande force de caractère, qui le rend vulnérable face aux pouvoirs établis et aux conformismes socioreligieux. Vulnérable, donc touchant : on s’identifie facilement à lui, comme à l’idole du Pop.

          (e) Il a vu venir sa mort, bien avant son entourage, et il l’a froidement annoncée. Puis, non seulement il n’a rien fait pour s’y soustraire, mais il s’est jeté volontairement dans la gueule des loups juifs et romain. Pourtant ce n’est pas un désir de mort, une autodestruction. Il a eu peur de la mort, et s’il va vers elle (la provoquant presque) c’est par une fidélité absolue à sa vocation de prophète juif.
          Mort devenue inéluctable par sa faute, mais en aucun cas désir morbide. Choisir de ne pas se soustraire à son destin, c’est tout autre chose que de se laisser mourir.

          (f) Michael J. a été tué par l’énorme pression de la foule des fans, qui voulaient qu’il reste le mythe dont ils avaient besoin – au mépris de l’homme qu’il était.
          Les « foules » juives et ses disciples (étaient-ils des fans ?) ont abandonné Jésus dès son arrestation. C’est la construction progressive du mythe de l’homme-Dieu qui a tué Jésus, pour faire de lui la troisième personne de la divine trinité.
          Le meurtre obéit au même schéma (préserver ou construire un mythe), mais dans le cas de Jésus il a eu lieu bien après sa mort physique. Ce n’est pas lui qu’on a tué, mais sa mémoire.

II. La nature a horreur du vide

Ce qui est fascinant dans le cas de Mickael J., comme d’Elvis Prestley, c’est la dimension religieuse du culte (le mot est juste) qu’ils suscitent.
          Pour Elvis, Graceland (le « pays de la grâce ») est devenu un lieu de pèlerinage toujours très fréquenté, avec vente d’images pieuses, d’icônes, de statues du demi-dieu. Nul doute que Neverland (le « pays du jamais adulte ») deviendra le Lourdes des fans transformés en croyants d’une religion nouvelle.

          Pourquoi ? Parce que ces deux demi-dieux ont fait danser l’humanité sur leur musique.          
          Jésus aussi a voulu faire danser l’humanité : « J’ai joué de la flûte sur la place du marché, dit-il, et vous n’avez pas voulu danser ». Sa musique à lui n’a pas pu toucher les foules auxquelles elle était destinée : on ne lui en a pas laissé le temps. Le Christ n’a jamais fait danser personne, on l’affiche sanguinolent dans toutes les églises.

          Mickael est allé plus loin qu’Elvis : il y a quelques années, pour un concert humanitaire, il a créé la chanson We are the world (nous sommes l’humanité – chaque homme ou femme souffrant, c’est nous). Ce slogan, qui sonne comme le Yes we can du candidat Obama, fait de Mickael J. plus qu’un musicien, plus qu’un danseur : un prophète.
          Jésus (s’opposant par là aux Esséniens dont certains de ses disciples étaient proches) a dit exactement la même chose : le malade, l’opprimé, le souffrant, le prisonnier, c’est moi – c’est nous.

          Dans les rues et sur les places de San Francisco, Paris, Tokyo ou Pékin, on a vu des foules recueillies chantant We are the world. Des blacks, des blancs, des jaunes, riches ou pauvres, lettrés ou ignares, tous unis par le rêve que leur a offert celui qu’ils ont déjà un peu divinisé.

          Pourquoi le christianisme ne fait-il plus rêver que d’infimes minorités (est-on sûr qu’elles rêvent, ou accomplissent leur devoir religieux ?), pourquoi ne fait-il plus chanter personne, pourquoi n’est-il pas un lien qui unifie tous les humains (au contraire, il a toujours été cause de divisions) ?
          Pourquoi faut-il que ce soient deux noirs américains qui ouvrent grandes les portes du rêve qui fait vivre, donne l’énergie d’aller de l’avant ?

          La nature (humaine) a horreur du vide. Jésus, le fils de Joseph a été « vidé » de la scène du monde par ceux qui en ont fait un mythe. Et depuis, « comme des brebis sans berger », les humains se tournent vers qui ils peuvent.

          Jésus nous dira peut-être : « Qu’avez-vous fait de moi ? »


                                         M.B., 28 juin 2009

(1) Ou plus précisément : européenne. La Chine n’entend parler du Christ qu’au XV° siècle, l ‘Amérique au XVI°, l’Afrique noire au XIX°.

LE MESSIANISME, DANGER PLANÉTAIRE (Juifs, évangélistes, musulmans…)

          Y a-t-il une clé pour comprendre l’Histoire contemporaine ?

Tout commence avec le roi David, autour de 1000 avant J.C.

Le territoire occupé par les juifs était alors minuscule : il allait du sud-Liban (plateau du Golan), jusqu’à l’extrémité du Néguev. A l’ouest, la bande côtière en était exclue : mais il mordait un peu sur la Transjordanie, à l’est.

Quarante ans plus tard, lorsque David meurt, son royaume – dit-on – se serait étendu de la Méditerranée à la mer Rouge et de la mer Rouge à l’Euphrate. « De la mer à la mer, du Fleuve au bout de la terre » (Ps 72,8) : tel était le mythique Royaume de David. Le Liban aurait été avalé, la Syrie digérée par David : Damas n’étant plus qu’une sous-préfecture de Jérusalem.

Ce Royaume de David pouvait donc rivaliser avec les plus grands empires voisins.

Jérusalem devient son centre religieux quand Salomon (le fils de David) y construit un Temple. Mais à sa mort (en 930), le beau royaume éclate en morceaux. Le nord est finalement reconquis en 722 par l’Assyrie, qui déporte sa population. En 587, c’est Jérusalem qui est prise à son tour, et les juifs sont déportés pour la deuxième fois à Babylone. Le Temple de Salomon est détruit.

Le « Royaume de David », n’aurait duré que deux générations.

Mais en réalité, a-t-il seulement existé ?

 FABRICATION D’UN MYTHE 

C’est dans l’exil des déportations que va naître un mythe tenace, qui est à l’origine de tous nos déboires. Un mythe à deux facettes :

1- Une terre conquise par la force et la violence 

Si l’on en croit le Livre de Josué, les douze tribus juives (fuyant l’Égypte vers 1200 avant J.C.) s’étaient appropriées la « Terre Promise » par une conquête militaire violente : « Tous ses voisins se sont unis pour combattre Israël : une coalition nombreuse comme le sable ! Mais Josué est tombé sur eux à l’improviste, les a battus et poursuivis jusqu’au Liban » (1).
La Bible décrit ensuite avec complaisance le premier génocide palestinien : Josué attaque les villages en partant du centre, et massacre tout être vivant, sans laisser échapper personne. « Tous sont passés au fil de l’épée : c’est comme cela qu’il a soumis tout le pays jusqu’à Gaza, sans un seul survivant » (2).

En réalité, les choses se sont passées tout autrement.
Fouille après fouille, les archéologues découvrent qu’il n’y a jamais eu de conquête violente de la Palestine. A leur arrivée, les nomades juifs faméliques, sans armes et sans expérience militaire, n’ont provoqué aucune réaction de rejet : il n’y a pas eu de coalition contre eux, pas de grandes batailles, pas d’effondrement des murailles de Jéricho au son des trompettes. Les juifs n’ont pas conquis le pays par la force de leurs armes : ils se sont intégrés sans violence, paisiblement, avec le temps.
Sans-papiers, ils ont été régularisés par des voisins débonnaires, dont ils ont fini par adopter le style de vie, la culture – et (en bonne partie) la religion.

Des siècles plus tard, leurs descendants anéantis par l’invasion de l’Assyrie sont déportés en masse au bord des fleuves de Babylone. Là, ils se rendent compte qu’ils courent un grand danger : être assimilés.
Disparaître, par dilution, dans la prestigieuse culture (et dans la religion) de l’Assyrie.

Par l’effet mécanique d’une contagion lente, insidieuse, ils risquent à Babylone de perdre leur identité juive. Une solution finale du peuple juif, sans chambre à gaz.

Comment réagir ? Pour continuer d’exister, les exilés juifs se raccrochent au souvenir rêvé d’un passé de conquérants. Ils s’imaginent une origine glorieuse et militaire, une occupation de la Palestine dans la violence et dans le sang. L’invention de cette épopée héroïque de pionniers avait un but, leur redonner confiance en eux-mêmes : un jour, comme déjà dans ce passé fictif, ils prendront les armes, un jour ils redeviendront forts, un jour ils retourneront à Jérusalem et rétabliront le Royaume de David à la pointe de leurs épées.

C’est le moment où les premiers textes de la Bible sont mis par écrit : le mythe de la « conquête violente de la Palestine » s’introduit dans la mémoire d’Israël, il fera désormais partie de l’identité juive.

2- Un roi mythique : David

Sous le coup de l’exil, ils vont ensuite relire l’histoire ancienne du roi David, et en faire une bande dessinée : il se serait (dit-on) introduit dans Jérusalem par surprise, pour la mettre à feu et à sang. Aurait repris leurs terres aux Philistins, conquis le Liban, l’Assyrie, la Transjordanie, le désert du Sud, par la force invincible des armes juives.

Un héros juif, pour des juifs humiliés.

Ils vont faire plus, et prêter à Dieu une promesse solennelle faite à David : lui, Dieu, viendra habiter sur la colline de Jérusalem, dans un Temple.

« Mais ce Temple, dit Dieu, c’est ton fils qui me le construira – pas toi »

Tiens ? Pourquoi donc le Temple, symbole de l’union entre Dieu et son peuple de conquérants, ne sera-t-il pas construit par David le conquérant – mais par son fils ?

Parce que la Bible ne dit pas la vérité. Et cette vérité, elle a été récemment mise à jour par les archéologues. Les fouilles se succédant sur le terrain de ses « conquêtes », il apparaît que David n’a pas laissé l’empreinte d’un grand chef militaire. Des bagarres entre voisins, certes, qui lui ont tout juste permis de s’installer à Jérusalem, d’y construire un (petit) palais, et de conquérir une partie seulement du territoire des Philistins. Mais il n’a pas étendu son royaume jusqu’à l’Euphrate, il n’a pas dominé le Liban et l’Assyrie. Ni fait de Jérusalem une grande capitale : il n’en avait pas les moyens.
Ce n’était qu’un petit chef de bande local, meurtrier à l’occasion. Pour ses voisins, une simple canaille. Son nom n’apparaît dans aucune chronique du Moyen-orient : un bandit sans relief.

En revanche son fils, Salomon, a été un très grand roi. Rompant avec le comportement crapuleux de son père, il va mener pendant 40 ans une habile politique d’alliances tous azimuts avec ses voisins du Nord et du Sud. Il négocie des traités commerciaux avantageux, fait la paix avec l’Assyrie, et Israël devient la plaque tournante du Moyen-orient. Sans guerre, sans violence, Salomon a transformé le petit État-voyou de David en puissance régionale reconnue, et respectée.

Il a alors les moyens de son ambition : construire un Temple à Jérusalem, pour le Dieu juif. Un Dieu qui pourra s’asseoir à la table des Grands, car son Temple est magnifique.

Quand les exilés (bien plus tard) écrivent la Bible, ils vont juger très sévèrement Salomon, mais faire de David un héros fondateur. Pourquoi ?

Parce que Salomon, en s’alliant avec les puissances voisines, avait accepté que leurs dieux soient introduits, dans son royaume, à côté du Dieu juif. Là aussi, c’était un geste politique habile : rien ne cimente mieux une paix entre royaumes limitrophes, sur terre, que la bonne entente de leurs dieux, au ciel.

Pendant leurs exils à Babylone, les déportés avaient côtoyé ces mêmes dieux, et identifié en eux un danger mortel pour leur identité juive. Pas question donc d’accorder à Salomon sa juste place dans l’Histoire : c’eût été donner en exemple aux juifs une cohabitation pacifique, et même heureuse, entre le Dieu d’Israël et d’autres que lui. Ils ont préféré transformer un chef de bande médiocre, sans envergure,  en icône d’un grand roi, choisi par Dieu, consacré par l’onction, son fils (et donc son représentant) sur terre. Et ils font dire à Dieu :  » David, tu es mon fils : je te donnerai les nations pour héritage (Ps 2). Ton nom sera aussi grand que celui des plus grands de la terre (IISm 7) ».

David va devenir l’étendard d’un peuple humilié, qui rêve d’une revanche toujours aussi introuvable. Une revanche par l’anéantissement des oppresseurs, en exécution des promesses divines. On fait donc de lui un grand chef de guerre, et de sa « conquête » une épopée militaire sanglante aux résultats grandioses. Ce qui prouve que le Dieu d’Israël est bien le meilleur.

La Bible répète ainsi le procédé déjà employé pour Josué. Avec le David sculpté par les auteurs de la Bible, la violence, la survie par la guerre et l’expansion par le conflit – le tout au nom de Dieu – pénètrent profondément dans la culture juive. D’où elles se répandront sur la planète, avec des conséquences incalculables.

Tandis que Salomon, véritable créateur politique d’un grand royaume éphémère, va s’effacer devant son père pour n’être plus (aux yeux de la Bible) qu’un aimable philosophe.

Et David devient l’Oint choisi par Dieu : En hébreu, oint se dit messie. Et en grec, messie se dit christ.

Enfermés dans leurs impasses, privés d’espoir et d’horizon, des juifs dépossédés de leur royaume imaginaire s’inventent un mythe qui va changer le monde : ils inventent le messianisme.

 LE MESSIANISME JUIF

Revenus de leurs deux exils, misérables, menacés par leurs voisins, les juifs trouvent la Palestine à l’abandon. Le second temple qu’ils vont reconstruire n’a ni la splendeur de celui de Salomon, ni surtout sa valeur symbolique – puisque l’ Arche d’Alliance en a disparu. Découragés, fermant les yeux sur leur dénuement, ils rêvent à la gloire du passé, à Josué, à David.

Sans s’apercevoir que tout se transforme autour d’eux. Israël (qui ne l’admettra jamais) n’est plus le centre du Moyen-orient, et encore moins le centre du monde. Le centre du monde, il est désormais partout, et c’est l’hellénisme. Au bord des fleuves de Babylone, assimilée par Alexandre, les terribles dieux assyriens pâlissent et s’éclipsent discrètement devant  les locataires de l’Olympe, aimables et triomphants.

C’est pendant cette période de mutations profondes (du VI° au III° siècle) que les juifs vont écrire leurs livres prophétiques. Penchés sur leurs labours, frileusement serrés autour de leur petit nouveau temple, leur horizon est limité par quelques collines. Ils semblent ne rien comprendre aux changements du monde, le champ de leur conscience est obnubilé par la mémoire d’une menace, celle des dieux étrangers. Il leur faudra plusieurs siècles pour comprendre que l’hellénisme est pour eux la nouvelle menace, et qu’il pourrait bien les détruire aussi sûrement que les fantômes des divinités de Babylone.

Exilés du monde tel qu’il va, devenus quantité négligeable sur leur lopin de terre, ils se réfugient dans ce qu’ils connaissent : le rêve.

En rêvant leur passé, ils prennent enfin leur revanche sur la vie et le destin, qui s’acharnent contre eux. Avec un souffle inégalé, les prophètes de la Bible vont donner consistance, pour toujours, au messianisme d’Israël.

Ce monde qui leur est si hostile, ils prédisent son châtiment par un cataclysme destructeur : une apocalypse. La venue d’un Messie précèdera ou accompagnera cette apocalypse, et ce Messie sera un nouveau roi David. Comme lui, il sera guerrier, et répandra le sang des ennemis d’Israël.

Un petit reste seul subsistera. Pour quoi faire ? Pour reconquérir le Royaume de David de leurs rêves. Un royaume restauré dans sa plénitude territoriale, peuplé de juifs fidèles au Dieu Unique, et lui offrant un culte à Jérusalem enfin rétablie dans sa gloire.

A de rares exceptions près, l’ambition messianique juive s’est toujours limitée au domaine mythique de David. Les juifs n’ont jamais sérieusement eu l’idée de convertir la planète entière au judaïsme. Retrouver les frontières le Royaume d’antan, ce rêve-là leur suffisait. Lorsque quelques psaumes, ou quelques passages prophétiques parlent des « nations » que le Messie soumettra quand il viendra, cela ne va pas plus loin que les nations voisines – « de la mer à la mer et de la mer au fleuve Euphrate ».

Les juifs sont viscéralement attachés à leur Grand Israël. Le monde, pour eux, converge vers son centre, Jérusalem. Et le centre de Jérusalem c’est son Temple, qu’il faut reconstruire – plus beau si possible que ne l’était celui de Salomon.

Né en Israël dans ces circonstances, le messianisme sera pour toujours

–          Utopique : on attend le retour d’un monde disparu, meilleur que celui-ci. L’Histoire a un sens.

–          Apocalyptique : ce retour se fera dans la guerre et la violence.

Lorsque le troisième Temple, à peine terminé par Hérode et couvert d’ors, sera rasé par Titus en l’an 70, le messianisme juif va se transformer radicalement. Désormais, l’attente du Messie est individuelle, spiritualisée. L’apocalypse ? Oui, elle se produira, on s’y prépare intérieurement. Le Messie viendra-t-il avant, pendant, après ? Aucun juif ne croit plus vraiment que le Temple pourrait être rebâti par lui, dans une Jérusalem redevenue centre du Grand Israël.

Mais si les juifs ont cessé d’y croire, d’autres vont y croire – à leur place.

 
LE MESSIANISME CHRÉTIEN

Faut-il rappeler que les premiers chrétiens sont des juifs convertis ? Les textes retrouvés à Qumrân montrent que leur judaïsme natal (celui du I° siècle) était imprégné – on pourrait presque dire « infesté » – d’un messianisme exacerbé. Tous attendaient le Messie, dans une perspective de royauté guerrière. Le Document de Damas explique que le temps actuel est l’époque du mal : la venue du Messie causera sa disparition, suivie par un retour conquérant au Pays – enfin purifié de la présence des impies (3).

Les judéo-chrétiens baignaient dans cette ambiance de fin du monde, qu’ils croyaient imminente. Le Messie ne revenant toujours pas, et Jérusalem devenue sous Hadrien une cité grecque, la deuxième génération va elle aussi spiritualiser son messianisme. Désormais, c’est pour la fin du monde qu’on attend la venue sur terre d’une Jérusalem céleste (et non plus terrestre) : dans ses visions, l’Apocalypse de saint Jean la décrit, descendant du ciel, nimbée de splendeur irréelle. Le Christ-Messie trône en son centre, les nations marchent vers sa lumière, et les rois de la terre se prosternent devant elle. Mais seuls, ceux « qui sont inscrits dans le livre » peuvent y pénétrer, et là ils règneront avec le Messie pour l’éternité.

Les Pères de l’Église puiseront sans cesse dans cette vision pour penser le messianisme chrétien. Oui, ce monde-ci est mauvais. Oui, il va disparaître dans un déluge de feu et de violence. Et oui, seuls seront sauvés ceux qui serons entrés dans la Jérusalem céleste : les bons chrétiens. Les autres, ils sont promis au feu éternel.

En attendant l’apocalypse finale, les chrétiens sur terre doivent s’y préparer spirituellement – tout comme les juifs.

Mais en 392, le christianisme devient religion d’État, dominante dans l’Empire romain vacillant. Très vite, l’Église chrétienne va s’identifier elle-même à la Jérusalem céleste descendue sur terre : « Ne cherchez plus au ciel la cité parfaite, celle des origines perdues. Elle est descendue du ciel, et la voilà, c’est l’Église que vous voyez. C’est le Vatican, le pape, les prélats, le clergé, ses fastes et son culte ». Certes, le Messie doit quand même revenir pour le jugement dernier, mais en entrant dans l’Église, on est sûr d’échapper à l’enfer. L’Église, société parfaite, c’est déjà le ciel sur la terre : en faire partie, c’est prendre une option sur le paradis.

Les juifs rêvaient de reconquérir un territoire restreint. Puisque l’Apocalypse décrit l’univers entier prosterné devant la Jérusalem céleste, l’Église va s’attribuer une mission d’ampleur planétaire. Il s’agit de conquérir le monde entier, non pas par la violence (comme Josué et David) mais par la conversion pacifique des âmes.
En théorie, la violence n’est pas le moyen privilégié de l’ambition messianique chrétienne. En fait, elle va souvent le devenir.

Car l’Église adopte vite une terrifiante devise : compelle intrare, il faut forcer les païens à entrer dans la Nouvelle Jérusalem. Afin qu’ils puissent échapper au jugement du Messie-Christ revenu dans la Gloire, on va user de violence pour les convertir. Sainte violence, nécessaire violence, fructueuse violence : l’Église n’éprouvera jamais ni gêne, ni remord, ni sentiment de culpabilité devant le génocide des indiens, l’anéantissement de cultures et de civilisations entières. Pas plus d’ailleurs que devant les crimes de l’Inquisition.
Quels crimes ?   En brûlant vif un corps pendant quelques minutes, on évite à son âme de brûler pour l’éternité.

Grâce à cette totale absence de scrupules, l’Église – propulsée en avant par la force de son idéal messianique – va connaître une expansion remarquable. Malgré les révolutions européennes, au début du XX° siècle elle est en position de force ou de monopole dans tout l’Occident et ses satellites

Mais au milieu de ce siècle, soudain, aussi brutalement qu’un immense Titanic qui coule en quelques heures, l’Église perd ses convictions : son élan messianique s’éteint en l’espace d’une génération. Elle disparaît de la scène politique de l’Occident, puis de sa sphère culturelle. Comme si elle n’avait plus rien à lui offrir, l’Europe se détourne d’elle : pour la première fois depuis 17 siècles, les dirigeants européens proclament en 2004 qu’ils ne se reconnaissent plus dans le christianisme.

Ce parcours historique du messianisme chrétien, né des soubresauts du messianisme juif puis tragiquement décédé à l’aube du XXI° siècle, me laisse à penser que ma génération a assisté in vivo à la fin d’un cycle civilisationnel. L’Égypte, Ur, Assur, les Incas et les Mayas, la Chine ancienne, tant d’autres civilisations ont appris qu’elles étaient mortelles ! C’est maintenant le tour de la chrétienté. L’Occident, privé de son messianisme, n’est plus qu’une entreprise de conquête commerciale. Et l’Europe se cherche désespérément une identité pour le XXI° siècle.

Quand une civilisation ne se croit plus vraiment destinée à sauver le monde, seule capable de le faire, quand elle n’a plus les moyens de cette ambition, elle disparaît.

Et entre dans les musées de l’Histoire. L’Histoire qui continue, ailleurs, avec d’autres.

 LE  MESSIANISME  CORANIQUE  

L’auteur du Coran – du moins de son noyau primitif – est un arabe converti, au début du VII° siècle, à une forme peu connue de judéo-christianisme qu’on appelle le judéonazaréisme. L’influence du messianisme juif, sous la forme sectaire dont témoignent les manuscrits de la mer Morte, y est grande. Il faut dire qu’on sait peu de choses de ce « Muhammad » – malgré l’immense légende qui s’est constituée sur son souvenir mythique. Le texte du Coran tel qu’il nous est parvenu témoigne de réécritures successives, d’ajouts et de corrections nombreuses : pour un exégète de la Bible, ceci n’a rien d’étonnant.

Le messianisme coranique porte à la fois l’empreinte de ses origines, un judaïsme rabbinique exalté, et la marque politique des Califes qui firent réviser le texte, avant de le publier dans sa forme actuelle.

Lui aussi, il attend une apocalypse. Mais le fidèle coraniste ne peut pas, comme le juif ou le chrétien, se contenter d’attendre la fin de ce monde-ci : il doit – et c’est l’honneur que Dieu lui fait – en hâter l’arrivée. Il ne se contente pas de patienter : il collabore activement avec Dieu, en contribuant à l’élimination des impies (les infidèles), et des mondes mauvais qu’ils ont construits.

Lorsqu’il tue, ou qu’il se fait exploser en public, le coraniste est donc un auxiliaire de Dieu : et c’est pourquoi il a conscience d’aller directement au paradis – où Dieu se doit de réserver une place à ses lieutenants. L’appel au Djihad matérialise cette coopération avec Dieu : l’avènement du monde nouveau est à ce prix.

On dit souvent qu’il existe deux sortes de Djihads : l’appel à la Guerre Sainte, et l’appel à la conversion du cœur. Le premier serait un avatar de l’Histoire, le second serait l’enseignement de Muhammad. Ceci est un mensonge politique : le texte du Coran ne connaît qu’un seul Djihad, par la violence et par le sang.

Contrairement au juif, mais comme le chrétien, le messianisme coranique a une vision mondialiste : son ambition est de convertir la planète au Coran, et ses fidèles ne seront pas en paix tant que la terre entière ne se prosternera pas cinq fois par jour vers la quibla, qui indique la direction de La Mecque.

L’utopie coranique connaît un préalable : la reconquête de la Jérusalem terrestre, et sa purification de tout infidèle. Comme pour les juifs, c’est une ville qui  est au centre du monde, et cette ville n’est pas La Mecque, qui n’existait pas au début du VII° siècle. L’importance centrale de Jérusalem va être confirmée par la légende du voyage nocturne de Muhammad. Il s’envole de La Mecque sur la jument Bouraq, parvient sur le rocher du Temple : là, au cœur de la ville sainte, il aurait donné un coup de talon qui l’aurait propulsé jusqu’au ciel. L’empreinte du pied de Muhammad est toujours gravée sur ce rocher, et la tradition fait mentir le Coran pour lui faire dire que ce voyage a bien eu lieu.

Ville sainte, point de départ du voyage nocturne de Muhammad, porte du ciel : la reconquête de Jérusalem fait partie intégrante de l’utopie coranique.

Quant au Messie, le Coran mentionne bien son retour. Mais dans la pratique Muhammad, qualifié de « sceau des prophètes », a pris sa place (1).

Le messianisme juif prônait une conquête guerrière et violente, mais limitée à un territoire précis. L’ambition chrétienne était de convertir la planète, sans jamais prescrire officiellement la guerre. Le Coran a retenu à la fois l’apologie de la violence juive, et l’ambition planétaire chrétienne.

Une dernière remarque : le  Coran apparaît au moment où l’Empire romain finit enfin de définir la divinité de Jésus-Christ, au début du VII° siècle. Et c’est après une longue période de sommeil que l’utopie coranique s’est réveillée, en ce milieu du XX° siècle où l’Occident voyait disparaître son propre messianisme.

Pareilles coïncidences, aux yeux de l’historien, parlent. Comme si le rêve messianique, élaboré pour la première fois par des exilés juifs hantés par leur déclin, se transmettait dans une même famille, malade de sa consanguinité.

Le mélange de mondialisme et de violence légitime dont témoigne le Coran est en soi très dangereux. Mais il devient détonnant s’il rencontre un jour, en face de lui, une idéologie qui lui ressemble (1).

 LE MESSIANISME ÉVANGÉLIQUE AMÉRICAIN  

Surgeon du pentecôtisme américain, il connaît un succès foudroyant et planétaire. Assez rapidement, il a évolué pour être englobé dans une galaxie aux contours flous, mais à la redoutable efficacité : l’évangélisme américain est aussi appelé néo-conservatisme ou fondamentalisme. En fait, il s’agit bien d’un messianisme.

Il n’a pas pour ambition la reconquête d’un royaume mythique. Ni le retour d’un paradis, d’une condition antérieure jugée meilleure que l’actuelle. L’utopie du messianisme américain n’a jamais existé dans le passé, c’est un futur réalisé : son monde nouveau, c’est le Nouveau Monde que l’Amérique propose, qui n’a aucun antécédent connu dans l’Histoire.
Le nouveau Messie, c’est la démocratie à l’américaine, le mode de vie américain, la loi américaine, le capitalisme américain.

Les Évangélistes s’adressent directement à Dieu, et croient que Dieu leur répond  personnellement. A chaque instant ils sont en direct avec Dieu, au point de perdre tout contact avec la réalité. Certes, ils attendent la venue du Messie : mais puisque Dieu déjà présent à leurs côtés, puisqu’ils parlent en son nom, le résultat est que chacun d’entre eux, ou la nation américaine toute entière, tient la place du Messie.

La planète est donc divisée en deux : l’axe du Bien (l’Amérique et ses alliés) et l’axe du Mal (ceux qui rejettent l’alliance américaine). Il suffit de rejoindre l’axe du Bien pour être heureux, pour connaître le bonheur du monde nouveau. Ce messianisme est obligatoirement mondialiste : puisqu’aucun être sensé, en tout cas aucun américain, n’admettrait qu’on puisse refuser volontairement d’être heureux.

Dans ce schéma messianique, aucune apocalypse n’est prévue pour préparer ou accompagner l’avènement du bonheur américain. Cependant, reprenant à son compte le compelle intrare catholique, l’Amérique considère qu’elle se doit d’obliger les bad guys à entrer dans son giron, puisque telle est la réalisation ultime de l’utopie. Pour y parvenir, la guerre est un moyen autorisé, efficace : il est admis que l’axe du Mal puisse, et doive, être combattu par le feu et le sang.

Le feu est américain, le sang ne doit jamais l’être. L’Amérique peut légitimement déchaîner l’Apocalypse Now, mais hors du nouveau Royaume mythique : les USA. Si l’apocalypse accompagne le Messie américain, elle ne le concerne pas et doit se dérouler hors de son territoire. La venue du Messie n’est plus en relation directe avec le feu qu’il déchaîne ou qui l’escorte.

 UN  FACE-A-FACE  EXPLOSIF 

Les Églises catholique et protestantes anciennes se sont effondrées au moment où naissait le messianisme évangélique américain, et où renaissait le messianisme coranique – soit en gros à partir de 1950. L’Europe, l’Afrique et l’Amérique latine, qui furent leurs territoires d’expansion privilégiés, se retrouvent sans identité fondatrice : ils apparaissent comme un vaste ventre mou, privé d’une idéologie fédératrice, consensuelle, seule capable de transformer un espace commercial en civilisation.

De part et d’autre de ce vide, on trouve face-à-face deux blocs constitués :

1-     Un bloc messianique coranique, dont la partie active est (pour l’instant) le Moyen-Orient + le Pakistan + l’Afghanistan. Le jour où le reste du monde coranique rejoindra ce bloc, les conditions d’un conflit mondial seront réunies.

2-     Un bloc messianique américain. Il ne faut pas croire que le prochain président américain pourrait inverser la tendance : une majorité du peuple américain semble avoir basculée dans la sphère d’influence de l’évangélisme.

On pourrait mentionner deux autres messianismes apocalyptiques de l’Histoire récente : le communisme, et le nazisme.

Y A-T-IL UN MESSIANISME ÉCOLOGIQUE ?

(Ébauche d’une réflexion)

Les écologistes, sont-ils messianistes ?  Oui et non.

Oui, parce qu’ils appuient leur analyse de la société sur une apocalypse. Non, parce qu’ils ne l’annoncent pas pour un futur plus ou moins éloigné, ils nous la font voir. Une fin du monde en train de s’accomplir, sous nos yeux. Pour la première fois, l’apocalypse n’est plus la représentation symbolique des angoisses humaines : c’est un phénomène technique. Avec l’écologie, elle sort du domaine du mythe et entre dans celui de la science : elle est mesurable, mesurée, reproductible – ou plutôt, on sait exactement quand et comment elle va se produire.

Mais ici, aucun Messie providentiel n’est attaché à l’apocalypse. Les juifs attendent sa venue, les chrétiens son retour, le Coran l’identifie de fait à Muhammad, l’Amérique à elle-même.  Avec les écologistes, l’équivalent d’un Messie est le peuple des humains. Qui doit d’abord changer sa façon de vivre, puis se choisir des dirigeants politiques engagés dans la mise en œuvre d’une gestion différente des ressources. L’ancien messianisme a disparu : le Messie n’est plus un être ou un peuple providentiel. Le Messie, c’est l’ensemble des habitants de la planète.

L’écologie n’annonce pas un monde meilleur que l’actuel, ou un retour à un état antérieur meilleur que l’actuel. Elle propose le ralentissement, ou la fin de l’apocalypse en cours. Son utopie, ce n’est pas un avenir rêvé : c’est la capacité, pour l’humanité, de se ménager un avenir tout court.

Elle partage donc l’utopie du Siècle des Lumières : la raison peut et doit triompher de la déraison humaine (égoïsme, avidité, aveuglement…). Mais elle bénéficie d’un moyen de pression inédit : la peur, que nous ressentons tous, devant la réalité d’une apocalypse non plus annoncée, mais constatée.

L’écologie est née  de l’échec des divers messianismes de l’Histoire. Elle se situera sur un autre terrain qu’eux : le terrain vague, détruit, ravagé, abandonné après trois mille ans de domination des messianistes, juifs, chrétiens, coranistes, communistes, nazis, évangélistes américains. 

Scientifique, démocratique, humaniste et naturaliste, le « messianisme » écologique est donc la conséquence du discrédit dans lequel les trois grandes religions monothéistes et leurs enfants naturels se sont enfoncés d’eux-mêmes.

Son succès grandissant signe de façon spectaculaire la fin d’un cycle de civilisations.

M.B., Conférence du 15 décembre 2006.

(1) Le lecteur aura remarqué que je ne parle pas ici de l’islam ou des musulmans, mais seulement du Coran

LA FIN DU MONDE : après moi le déluge !

          La fin du monde ?
          Dans l’Odyssée, Cassandre l’annonçait déjà aux grecs. Peu après, les romains se suicidaient volontiers pour y échapper : Carpe diem, profite du moment présent car c’est le dernier ! L’antiquité méditerranéenne était travaillée par des mouvements apocalyptiques, bien représentés en Judée par Jean-Baptiste : la fin du monde était dans tous les esprits.

          Autour du X° siècle en Europe, ce fut le mouvement millénariste qui prit son ampleur au XIV° siècle avec la conjonction des famines et de la peste. Au XVIII° siècle, les philosophes provoquèrent la fin de la féodalité, et les prédictions de Nostradamus et Cagliostro se répandirent : la Révolution française est née pas dans ce climat de fin du monde.

          Au début du XIX° siècle, arrive le mythe du progrès illimité : nous n’en sommes pas sortis, nous l’appelons croissance, et nos gouvernants attendent toujours sa « reprise » pour qu’elle nous sorte (définitivement) de la crise.

          Depuis H.G. Wells, l’angoisse de la fin du monde alimente la littérature de science-fiction. Mais Hollywood, la plus formidable des agences de propagande, a projeté cette angoisse sur tous les écrans du monde : on ne compte plus les films (et les séries TV) qui la mettent en scène de façon réaliste et spectaculaire, touchant un vaste public – ravi d’être terrifié, et qui en redemande. Le dernier en date de ces films, 2012, exhume un calendrier Maya (?) pour dater avec précision la fin du monde au 21 décembre 2012.

                   Personne ne le dit, mais tout le monde se demande : et si c’était vrai ?
          Nous vivons, à nouveau, dans un climat d’apocalypse.

Fin du monde ou fin d’un monde ?

          Chacun de nous cache son angoisse en ricanant : allons donc ! La planète sera toujours là, et nous aussi ! Fixer une date à l’apocalypse ? Manipulation.

          Faux : la fin du monde peut-elle être datée ?

          La fin du monde, non. Mais la fin d’un monde, oui.

          Ou plutôt, le passage brutal d’un monde à un autre.

          La « grande peur  » du XIV° siècle ne concernait que quelques millions d’individus, chacun portant une angoisse qu’il ne pouvait communiquer qu’à ses proches.

          Depuis, l’humanité s’est globalisée : les pays riches vivent tous de la même façon, les autres ne rêvent que de les imiter. Le moindre objet de vie courante est fabriqué avec du pétrole et des métaux, dont nous savons avec certitude qu’il n’y en aura plus dans environ 50 ans.

           Aujourd’hui six milliards d’humains, et qui communiquent sans frontière. Tous peuvent savoir qu’ils devront bientôt se nourrir, boire, se chauffer, se transporter, autrement.

          Demain, neuf milliards qui devront revenir aux brosses à dents en poil de sanglier et manche en bois.
          Aucun ne veut imaginer aujourd’hui comment pourra s’effectuer le passage brutal d’un monde de matériaux inépuisables à un monde sans énergie facile et sans métaux.
          Quand il n’y aura plus ni pétrole-gaz-charbon, ni uranium, ni aluminium-étain-nickel-chrome-vanadium, ni même de fer… est-ce que ce sera le retour à l’âge de pierre, pour neuf milliards d’humains ? Diffusant et amplifiant leurs angoisses en temps réel, grâce à Internet ?

          Personne ne peut prédire comment cela se passera.
          En revanche, et pour la première fois, la date est prévisible. Ce n’est plus Nostradamus, ce sont des chiffres qui ne mentent pas.

          Nous le savons. Mais nous ne voulons pas le savoir.

          Mme de Pompadour, elle aussi, voyait venir la fin d’un monde. Qu’a-t-elle dit ? « Après moi, le déluge ». Et Louis XV : « Les choses dureront bien autant que moi ».

Jésus et la fin du monde

          Jésus était disciple d’un prophète de l’apocalypse, Jean-Baptiste, qui prédisait la fin imminente dans une fournaise de feu. Attendait-il, lui aussi, la fin du monde pour un avenir proche ?

          Oui, et non.

          Oui, Jésus était convaincu que le monde allait finir, mais pas n’importe quel monde : ce monde-ci, dominé par le pouvoir du Mal – qu’il appelait le diable, ou Satan, comme tous les juifs.

          Non seulement ce monde-ci (dominé par Le Mal) va finir, mais en fait pour Jésus il est déjà fini. Puisque, dit-il, « Les aveugles voient, les paralytiques marchent, les sourds entendent ».

          Témoin de l’épuisement du judaïsme de son temps, il semble avoir pensé qu’il était impossible de transformer une société : il s’accommode de l’esclavage, du capitalisme sauvage, refuse de s’engager politiquement. En revanche, il multiplie les guérisons individuelles : leur aspect spectaculaire est toujours pour lui la face visible d’une guérison intérieure, celle qui compte avant tout à ses yeux. Quand il guérit, il affirme qu’il n’y a pas de fatalité : tout malade qui se relève est une preuve vivante du nouveau monde, celui d’après.

          Sa façon de réagir face à la fin du monde n’est pas collective, mais individuelle.

          Après moi le déluge ? Notre génération est la dernière à pouvoir le dire.

         Aucun espoir d’y échapper ? Si.
          L’espoir que suffisamment d’hommes et de femmes sur cette planète seront debout intérieurement, pour faire face aux bouleversements qui nous attendent.

          En refusant de s’attaquer aux structures du pouvoir politique et financier de son temps, en s’attachant d’abord à la transformation intérieure de chaque individu, Jésus a-t-il fui sa responsabilité de prophète ?

          L’avenir le dira.

                                                    M.B., 27 nov. 2009

CRISE MONDIALE, CRISE DE L’HOMME (Didier Bouvignies)

I. L’analyse d’un expert financier

          Didier Bouvignies (1) voit dans la chute du mur de Berlin la cause initiale de la crise financière que nous connaissons.

          Jusque là, deux systèmes coexistaient sur la planète : le capitalisme, basé sur la création de richesse, et le socialo-communisme soucieux de la distribution de ces richesses.
          L’effondrement du système communiste a laissé le capitalisme seul, en position de monopole idéologique absolu.

          Depuis la crise de 1929, les USA et l’Occident balançaient entre deux doctrines : celle du libéral Adam Smith, et celle de Keynes qui prônait une certaine régulation de l’économie . Avec Reagan inspiré par Milton Friedman,  l’ultralibéralisme l’a emporté à partir des années 1980 :
          « Le marché, et lui seul, doit réguler ses propres excès. Aucune autorité extérieure ne doit le faire à sa place ».

On connaît le résultat :

1- Endettement considérable des ménages américains, favorisé par la fin de l’inflation et une baisse générale des taux d’intérêts.

2- La mondialisation, qui a fait de la Chine le principal fournisseur de biens manufacturés de l’Occident. Avec un yuan dévalué de 60%, la Chine est devenue le banquier des USA.

3- La déconnexion entre revenus et actifs financiers : en 1976, 10% de la population captait seulement 35% des revenus, contre 50 % aujourd’hui ! Et les 10 % les moins bien payés ont vu leur pouvoir d’achat rétrograder au niveau de 1970.
          La pauvreté a augmenté dans les pays « riches ».

4- La complexité de l’ingénierie financière, qui a mis sur le marché des produits « toxiques » impossible à détecter.

          Le résultat ? Un capitalisme total, aussi appelé capitalisme sauvage, sans autre contrôle que l’appât du profit immédiat.

          Quelles perspectives d’avenir ?

          D. Bouvignies rappelle que comme les historiens, les économistes savent prédire le passé, jamais le futur.
          Il semble qu’aucun homme ou système politique ne soit en mesure aujourd’hui de réguler une machinerie aussi complexe que l’économie et la finance mondialisées. L’avenir est abandonné entre les mains d’êtres humains devenus aveugles – depuis que leurs autorités intellectuelles, morales ou politiques, ont reconnu leur incapacité à le conduire ou même à le contrôler.

          Et encore moins à l’inspirer : l’ambition prophétique a disparu, l’activité humaine de création et de distribution de richesses vogue comme un paquebot sans gouvernail.

          La cause de la crise économique et financière ? C’est l’être humain, et lui seul.

         C’est une crise de l’Homme et de ses valeurs.

II. La situation au siècle de Jésus

          Au I° siècle, l’immense Empire romain offrait un peu l’équivalent de notre mondialisation, toutes les richesses produites finissaient par converger vers Rome. Une petite minorité de (très) riches citoyens romains ou affranchis spéculaient librement sur les terres, ou le commerce du grain, de l’huile, du vin, des métaux.

          En face, une importante population d’esclaves dont certains profitaient de la richesse de leurs maîtres, d’autres n’étant que des bêtes de somme.
          Pas de rébellion des premiers (qui vivaient souvent mieux que du temps de leur liberté), les seconds étaient crucifiés à la moindre tentative de révolte : le capitalisme romain disposait d’une main-d’œuvre gratuite, docile et inépuisable.

          Entre les riches et les esclaves, pas de classe moyenne mais une population fluctuante de citoyens assistés, nourris et payés pour laisser faire.

          C’était donc un capitalisme aussi sauvage que le nôtre, dominé par le profit des possédants. L’État n’avait ni prise sur la vie économique, ni la moindre ambition régulatrice.

          La femme ? Elle était uniquement épouse et mère.
          Absente de la vie sociale, économique et politique, on ne s’adressait pas à elle, et elle n’avait pas droit à la parole. La réflexion philosophique était réservée aux hommes, et à quelques exceptions près les cultes religieux étaient masculins.

          L’enfant ? Il n’existait pas – tant qu’il n’avait pas revêtu la toge prétexte, vers 12 ans.    
          Alors, il devenait adulescens (être humain en devenir) jusqu’à la toge virile, vers 16-17 ans. Il ne commençait à exister qu’avec sa première barbe – quand il pouvait porter les armes.

III. Jésus et le capitalisme sauvage

          Rome accordait une large autonomie aux religions de ses colonies, mais se réservait la politique, l’économie et la finance. Les impôts, lourds, étaient régulièrement perçus sous la menace militaire.

          Des roitelets locaux (comme Hérode Antipas) n’avaient aucune autorité et collaboraient avec la puissance occupante : en échange de quoi ils pouvaient mener une vie luxueuse.

          Il est surprenant de constater que Jésus semble s’être accommodé du capitalisme sauvage ambiant, certaines de ses paraboles en font presque l’éloge. Aucune critique du « contrat social » de son temps. Il n’a jamais rien dit de l’esclavage, ni du chômage qu’il côtoyait pourtant : pas un mot pour les laissés pour compte du système.

          C’est que dans la culture juive, on les appelait indistinctement les « pauvres », et la Loi de Moïse (seule de son espèce à l’époque) faisait de l’aumône une obligation. Mais l’État théocratique juif – ou ce qui en tenait lieu – ne se préoccupait pas plus que l’État romain de corriger les inégalités sociales : seul le particulier était tenu à l’aumône. Sous forme d’impôts supplémentaires, les autorités religieuses ou civiles juives aggravaient la situation au lieu de tenter de la soulager.

          Jésus a pratiqué et loué l’aumône individuelle, mais il n’a pas dénoncé les rapines du Sanhédrin ou d’Hérode. Contrairement à ses compatriotes Zélotes, il a accepté l’impôt et recommandé de le payer.

          On peut voir dans sa consigne « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » la charte de notre laïcité – et en cela, Jésus était totalement novateur dans sa société théocratique. Mais notre sensibilité aurait attendu quelque chose sur la complicité entre l’État et les spéculateurs ou collaborateurs d’une part, l’assiette et l’usage de l’impôt de l’autre.

          Membre à part entière de la société de son temps, il est pourtant le seul à avoir eu une vision prophétique de l’avenir.
           Résigné devant l’incapacité du politique à réguler le capitalisme sauvage, apparemment conscient de sa propre impuissance à changer la société, il s’est concentré sur la transformation de l’humain.

          Une transformation radicale, mais mise en œuvre de façon individuelle.

          Sa conception du prochain est révolutionnaire en Israël. Le prochain pour lui, c’est tout être humain, sans distinction de race, de religion, de classe ou d’impureté rituelle.

          Il a été le premier non-violent de l’histoire : non seulement tu ne haïras pas ton ennemi, mais tu accepteras de te laisser frapper, dépouiller ou embrigader par le méchant, sans protester.


          Les femmes ? Non seulement il s’adresse à elles (qu’elles soient étrangères, impures ou criminelles), mais il les écoute attentivement, dialogue avec elles, se penche sur leurs maux.
          Les enfants ? Non seulement ils existent pour lui – il les accueille et les protège de ses disciples – mais il fait de ceux qui leur ressemblent l’exemple et le modèle des candidats à la société dont il rêve.

          Jésus n’a pas proposé un nouveau modèle économico-social, il a voulu créer un nouveau type d’Homme.

          N’est-il pas frappant qu’un analyste financier parvienne à la conclusion que les crises, avec leurs conséquences de plus en plus dramatiques et imprévisibles, naissent de l’absence d’un projet humain et prophétique analogue à celui du juif Jésus ?

          Ni Marx, ni Keynes ni Friedman n’ont osé proposer pareille révolution.

          Elle est à la portée de chaque individu.

                                 M.B., 7 décembre 2009

(1) Expert financier de stature internationale, il a donné le 5 décembre dernier une conférence brillante et accessible à L’Université Pour Tous. Ce qui suit n’est en aucun cas un compte-rendu de cette conférence, mais son écho dans mon domaine de recherche particulier.

L’ÉCOLOGIE, JÉSUS ET NOUS (Jésus à Copenhague ?)

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          Les évangiles ont-ils quelque chose à dire sur l‘écologie et le développement durable ?


I. Jésus dans son environnement

          Les évangiles décrivent

          -a- Une société rurale

          Des petits paysans propriétaires de leur lopin de terre, vivant en autosuffisance.

          De gros propriétaires terriens, employant des ouvriers agricoles journaliers qui sont au bas de l’échelle sociale : chômeurs, ils n’ont aucun emploi fixe, attendent à la porte des fermes de se faire embaucher. Jésus fait l’éloge d’un de ces propriétaires qui paye le salaire d’une journée pour une heure de travail : aucune critique du système de latifundia, une justification tacite du chômage des uns et du paternalisme des autres.

          -b- Une société artisanale

          Des pêcheurs pauvres (Pierre et André) qui possèdent leur barque mais travaillent seuls, très dur et parfois sans rien ramener à la maison.

          Des petites entreprises de pêche (Les fils Zébédée, Jean et Jacques), avec quelques ouvriers autour du patron-pêcheur : ils vivent sans doute mieux que les premiers.

          Des artisans : Jésus lui-même est tecton (petit entrepreneur en bâtiments) alors que se produit autour de lui un boom immobilier : reconstruction de la ville de Sépphoris rasée en l’an 12, construction de Tibériade. Il en a certainement profité, ce n’est pas un pauvre, il vivait mieux que les autres artisans de son pays.
          Il lui en est resté son carnet d’adresses, d’anciens clients fortunés : d’où l’aisance dont il fait preuve dans ses contacts avec les riches, qui le soutiendront économiquement et financièrement quand il décidera de mener une vie itinérante.

          -c- Un commerce mondialisé ?

          Depuis plus d’un siècle, s’était mis en place dans le bassin méditerranéen un réseau de production qui drainait les matières premières de tout l’Empire vers Rome : blé, vin, huile, métaux (cliquez). Comme aujourd’hui, des pays « sous-developpés » étaient exploités à fond par une puissance dominante. Qui redistribuait le produit des impôts prélevés sur les pauvres aux gros commerçants et transporteurs. Les ports Tyr, Sidon, Césarée de Palestine s’enrichissaient, mais ce commerce était aux mains d’une oligarchie de langue grecque, dont faisaient partie des juifs hellénisés considérés comme « étrangers » par le petit peuple – lequel ne bénéficiait aucunement de la mondialisation de l’époque.

          La situation était donc comparable à la nôtre : une petite minorité qui s’enrichit grâce au travail de l’immense majorité pauvre, confisque la richesse produite à son seul profit et spécule sur les matières premières sans aucun contrôle.

          La différence, c’est que toute l’économie d’alors reposait sur des produits renouvelables. La métallurgie était encore embryonnaire, quelques mines à ciel ouvert suffisaient à l’alimenter, l’idée que ces minerais pourraient s’épuiser était impensable. La déforestation n’était pas inconnue : on sait que la construction du Temple de Jérusalem a coûté cher à la forêt libanaise, et le développement de la flotte commerciale continuait à dépeupler les forêts, de la Galilée à la Syrie.
          Mais personne ne pouvait imaginer que le bois pourrait un jour venir à manquer.

-d- Jésus écologiste ?

          Dans ce contexte, la question de l’écologie ne se posait donc pas.

          Dans son enseignement Jésus, artisan semi-urbain, emploie très peu d’images tirées de son métier (sauf la construction d’une tour) ou d’un autre artisanat, poterie, forge, pêche, etc. La plupart des comparaisons de ses paraboles viennent de l’agriculture, quelques unes du commerce ou de la finance.

          Il apparaît comme un homme en harmonie totale avec la nature qui l’entoure, dont il goûte et décrit la beauté avec un plaisir évident.
          Pour lui il n’y a pas de rupture entre l’écosystème, les humains qui en vivent et la dimension spirituelle du monde.
          Non seulement il vit en harmonie avec la nature, mais – comme tous les juifs – il voit en elle un langage qui parle de Dieu.

          Un temple dans lequel Dieu réside, plus et mieux que dans celui de Jérusalem.

          Dans le contexte d’après-Copenhague, c’est cela que nous pouvons retenir de lui : la nature n’est pas seulement une ressource épuisable, elle est l’une des façons dont nous percevons la présence et la réalité de Dieu.
          Et ceci, hors de tout cadre proprement « religieux ».

          La nature : pas seulement une richesse à gérer avec parcimonie, de façon équitable.      
          Mais aussi le langage universel par lequel Dieu parle aux humains.

II. Copenhague, symptôme de la faillite des Églises

            Ces remarques à la louche montrent comment l’enseignement de Jésus aurait pu prendre sa place dans la réflexion de Copenhague.

          Car pour la première fois de son histoire l’ensemble de la planète s’est mobilisé, des milliers d’ONG issues des peuples, des partis politiques, des chefs d’États, une couverture médiatique exceptionnelle. Jamais encore on n’avait vu cela, l’humanité haletante se préoccupant de sa survie. Et si la montagne a accouché d’une petite souris, le fait même qu’elle ait pu être enceinte est une immense avancée.

          Tous étaient présents à ce rendez-vous universel.

          Tous, sauf les Églises.

          Les commentateurs ont souligné que l’aspect commercial de la négociation l’avait emporté sur tous les autres : un sommet privé de respiration.         

           Or vingt quatre heures après son échec relatif, l’Église catholique a communiqué. Allait-elle apporter ce supplément d’âme qui a tellement manqué à Copenhague ?

          Non. Elle a fait savoir officiellement que le pape en fonction songeait à béatifier son prédécesseur Jean Poldeux, et son autre prédécesseur Pie XII.
          Dont chacun connaît le silence assourdissant sur les atrocités nazies, et dont on passe sous silence la complicité dans la filière d’évasion des criminels de guerre.

          Cela fait des années que la planète s’interroge, prend lentement conscience des conséquences de l’activité humaine sur la planète. Dans la réflexion, dans l’esprit de millions de gens, les choses ont changé.
          L’Église catholique, ses penseurs, ses théologiens, ont-ils pris leur part à cet immense effort collectif ?
          Non. En revanche, elle se préoccupe de la béatification de ses papes.

          D’ailleurs, quels théologiens, quels penseurs ? Tous ce qui pouvait penser a été méthodiquement stérilisé pendant le long pontificat de Jean-Paul II et de son bras droit, Benoît XVI.
          L’absence de l’Église catholique dans une réflexion planétaire est un exemple de plus qu’elle n’a plus rien à dire
          Un immense capital de confiance et de crédibilité, accumulé pendant des siècles, s’est évanoui en l’espace d’une génération – la nôtre.

          Personne ne s’en réjouit.

                  
                             M.B. 20 déc. 2009.

L’OMBRE DE LA MORT DANS LE CHRISTIANISME ET L’ISLAM

          La mort est notre seule certitude.

          Pour l’Ancien Testament, la mort est une punition infligée par Dieu à l’homme et à la femme, parce qu’ils ont voulu savoir ce qu’il fallait ignorer afin de ne jamais mourir : où se situe la frontière entre le bien et le mal.

          C’est-à-dire qu’il existe un Mal, un Mauvais, un Shatân à l’œuvre dans la création. Faire sa connaissance c’est le rencontrer, le rencontrer c’est être brûlé par lui à jamais .

          Tandis qu’ignorer Le Mal, c’est être ignoré par lui et ne pouvoir être atteint par lui. « Le Mal c’est mon affaire dit Dieu, certes il existe mais vous ne devez savoir ni d’où il vient, ni s’il est comme vous une créature que je tolère ou puis seul soumettre. Ne lâchez pas ce fauve, sinon il vous dévorera. »

           On connaît la suite : la femme séduite par le charme du Mal, lui fait de doux yeux et la fracture s’installe pour toujours dans une création jusque là unifiée par le sommeil du dia-bolos, celui qui sépare, qui divise.

          Désormais, la mort sera l’horizon du peuple juif. Elle met un terme à la vie, mais rien n’est perdu puisqu’un Messie reviendra, qui restaurera l’ordre ancien de la création, perdu par l’acquisition de la connaissance.

          La Bible est fataliste, mais point désespérée : l’attente du Messie permet de supporter celle de la mort. On s’en accommode sans s’en inquiéter outre mesure. Se l’infliger ou l’infliger à autrui est un crime, qui conduit tout droit à l’enfer.

           Au milieu du 1er siècle, le rabbi Jésus s’insurge contre la mort. Il fait preuve à son égard d’une absolue détestation : quand il la rencontre aux portes du village de Naïm ou devant la pierre tombale de Lazare, quand elle menace une femme à l’instant de sa lapidation pour crime d’amour, quand elle attend des malades condamnés par l’absence de médecine, il fait tout pour s’opposer à elle : il ranime, il prend la défense de l’accusée, il guérit.

          A-t-il souhaité mourir, s’est-il suicidé ?

           Ce refus de l’acceptation de la mort comme châtiment inéluctable, inévitable, cette insoumission devant l’œuvre du Shatân est la marque de Jésus. Elle le classe à part dans le judaïsme, et à vrai dire dans la lignée des grands Éveillés.

           En s’imprégnant du messianisme exalté qui s’était développé autour des esséniens un siècle auparavant, le christianisme naissant abandonnera (ou plutôt, n’adoptera jamais) le rejet de la mort manifesté par Jésus.

          Les choses se compliquent quand Paul de Tarse introduit dans le dogme chrétien naissant des pans entiers de la religiosité orientale – donnant naissance au christano-paganisme qui est toujours le nôtre aujourd’hui.

          La mort n’est plus le châtiment de la connaissance : elle sanctionnera désormais le refus d’adopter les dogmes, les sacrements et les pratiques chrétiennes. l’Église s’est substituée à Dieu, elle est la seule à posséder le savoir. « Si tu le suces à son sein et nulle part ailleurs, tu entreras au paradis. Sinon, c’est l’enfer plus tard – et déjà maintenant, puisqu’on te brûlera si tu oses mettre en doute le monopole de la vérité détenu par l’Église ».

          Hors de l’Église, pas de salut : n’attendez plus le Messie, il est déjà là, il a pris corps dans une corporation qui s’identifie à lui et rend son retour inutile.

          Les chrétiens ne désirent pas la mort, ils la condamnent et la craignent. Mais ils s’agrippent à la barque de Pierre pour ne pas s’y noyer.

           Le Coran marque l’aboutissement final du messianisme judéo-chrétien.

          Ầ ses yeux non plus, le Messie n’aura pas à revenir puisqu’il vient d’arriver : c’est l’Umma, la communauté musulmane, « la meilleure communauté suscitée par Allah sur terre ». Le croyant coraniste ne peut vivre qu’à l’intérieur de l’Umma : tout ce qui se trouve en-dehors, le dar-al-harb, c’est un monde de ténèbres où règne le Shatân. Plutôt mourir que d’en franchir l’immatérielle frontière.

          S’infliger la mort pour demeurer fidèle à l’Umma, c’est être assuré d’entrer au Paradis.

          L’infliger à autrui pour préserver l’Umma, ce n’est pas un péché mais une bonne oeuvre.

          Hors de l’Umma, pas de salut.

           Et comme chaque Infidèle – chaque être humain vivant hors de l’Umma – est habité par le Shatân, bien plus, comme il défend et propage sans le savoir l’œuvre de Shâtan, il faut en tuer le plus possible.

          Tuer les infidèles, c’est faire reculer le royaume de Shatân, c’est accélérer la venue du ciel sur la terre, quand il n’y aura plus que des muslims, des hommes et des femmes soumis à Allah.

          La mort est un bien désirable, se l’infliger pour Allah c’est aller au Paradis, l’infliger au nom d’Allah c’est protéger l’Umma.

          Donner la mort ou la recevoir dans le « Chemin d’Allah », c’est l’idéal de tout croyant coraniste.

           Parce qu’il a été travesti par les chrétiens, ignoré par le Coran, le message de Jésus n’a jamais eu aucune chance d’être entendu, et encore moins mis en pratique.

           Shatân lâché en liberté, l’ombre de la mort ne nous quitte plus.

          Chrétiens ou musulmans, musulmans contre chrétiens, nous sommes condamnés à patauger dans le sang et la violence des ‘’Voies du Seigneur’’ de l’Église ou du ‘’Chemin d’Allah’’ du Coran.

                                                                    M.B., 21 août 2013

2° LETTRE A UNE AMIE : la foi et les mots

          En répondant à ma première lettre tu t’es abritée derrière des mots, ceux que tu manipules depuis ton enfance, ceux par lesquels tu as toujours dit ta foi avant de la perdre. La question de la foi, c’est donc bien celle des mots de la foi : permets-moi d’y revenir un instant.

L’INTELLIGENCE ET L’EXPÉRIENCE

          Au cours des siècles, la théologie chrétienne occidentale a mené un effort obstiné, gigantesque, pour comprendre la nature de Dieu. Effort que résume un aphorisme attribué à saint Anselme : crede, ut intelligas ; intellige, ut credas. Crois d’abord, afin que ta raison puisse éclairer ta foi ; comprends ce que tu crois, afin de mieux croire.

          Quel que soit le point de vue, l’intelligence était au coeur de l’acte de foi : et par intelligence, on entendait l’intelligence scientifique, l’usage de la raison codifiée par
Aristote. Comme c’est elle qui a assuré le succès de la civilisation occidentale et de sa technologie, on n’a jamais cessé de tout miser sur cette intelligence dite conceptuelle, c’est-à-dire basée sur des mots.
          Puis, les mots s’avérant trop opaques, on a fait appel à des symboles abstraits : les mathématiques sont un langage sans mots, mais c’est toujours un langage.
          Certains prétendaient pourtant parvenir à une expérience de Dieu au-delà des mots : une expérience directe, qu’aucun mot ne pouvait décrire de façon satisfaisante. On les appelle les mystiques, et les appareils d’Église les ont toujours considérés avec méfiance, voire condamnés.
          Le conflit entre l’intelligence et l’expérience est aussi ancien que l’humanité : il est transversal, on le retrouve dans toutes les religions.

SIDDHARTHA ET L’IMPUISSANCE DES MOTS

          Le Bouddha Siddhârta est le premier à avoir abordé cette question, il l’a fait de façon définitive.
          Ses disciples lui demandaient sans cesse : « Mais en quoi consiste le Nirvâna, cet aboutissement de toute l’existence humaine ?  » Siddhartha refuse de répondre, parce que – dit-il – le langage humain est trop pauvre pour pouvoir exprimer ce genre de réalité. Notre langage a été créé et utilisé par la masse des êtres humains pour exprimer des choses et des idées qu’éprouvent leurs sens et leurs esprits. Tout ce qui n’est pas du domaine des apparences échappe au pouvoir des mots.
          Et Siddhartha utilise une parabole : « La tortue dit à son ami le poisson qu’elle venait de faire une promenade sur la terre ferme. « Bien entendu, répond le poisson, tu veux dire que tu y as nagé ! » La tortue essaya d’expliquer qu’on ne peut pas nager sur la terre ferme, qu’elle est solide et qu’il faut y marcher. Mais le poisson ne pouvait comprendre pareille chose : « Le monde est liquide, disait-il, on ne peut qu’y nager, il n’existe pas de « terre ferme », ces mots n’ont aucun sens »
          Et quand ses disciples le pressent de questions sur la nature de l’invisible, Siddhartha, toujours incapable de dire ce qu’il est, se contente de dire ce qu’il n’est pas.
          Les théologiens chrétiens d’Orient ont développé cette intuition, c’est ce qu’on appelle la théologie apophatique. Elle consiste à accumuler les images, pour dire ce que Dieu n’est pas. Puisqu’aucun mot ne peut dire ce qu’il est, on déploie autour de lui une sorte d’écran de fumée de mots négatifs, pour essayer de discerner ses contours par un jeu d’ombres.

L’ENSEIGNEMENT DE JÉSUS

          Le judaïsme dans lequel Jésus a été éduqué avait complètement oublié l’enseignement du « petit ruisseau prophétique« , né de la rencontre entre Moïse et le buisson ardent. Les pharisiens de son temps passaient leurs journées à chercher des mots pour exprimer Dieu, et pour tracer, avec des précisions de cartographes, les plans du chemin qui mène à lui.
          Dans les Évangiles, on voit à deux reprises un homme riche et un théologien poser la question à Jésus : « Que dois-je faire pour expérimenter Dieu ? « . Jésus sait qu’ils sont juifs, il connaît son monde. Sa première réponse : « Tu es juif ? Alors, quels sont les mots de la loi juive ?  » Et quand on lui a récité les mots de la foi, il répond : « Eh bien, conforme-toi à ces mots ! »
          Mais l’un et l’autre interlocuteur ne se contente pas de cette réponse : « Tout cela je l’ai déjà fait, objectent-ils, et je n’en suis pas satisfait »
          Alors on voit Jésus s’arrêter, les scruter de son regard. Et le dialogue prend soudain une intensité nouvelle : : « Si tu veux aller plus loin, dit-il, laisse tout – et suis-moi« 

1- « Laisse tout » : l’abandon de toutes choses – les certitudes, les repères mentaux, les habitudes verbales – c’est l’entrée dans le rien, l’anatta dont Siddhartha fait la condition de l’Éveil, en même temps que la marque de sa réalisation.

2- « Et suis-moi » : Mais Jésus va plus loin que Siddartha. Le « rien » n’est pas pour lui un aboutissement. C’est la condition d’une nouvelle étape, en même temps que sa conséquence : c’est un saut dans l’inconnu. Car une personne humaine, ce n’est pas un programme défini d’avance. C’est un mystère en perpétuelle évolution, qu’on n’a jamais fini de découvrir. Suivre une personne, c’est s’engager dans le mouvement. C’est faire passer l’expérience de la rencontre avant le respect d’un programme écrit.
          Personne n’a si clairement exprimé à la fois l’absolue nécessité de dépasser les mots de la foi (« laisse tout »), et la nécessité d’être guidé, accompagné dans l’au-delà des mots. La fidélité à la personne de Jésus offre, dans ce domaine de l’invisible où tout est possible, une incomparable sécurité.
          Et c’est pourquoi, avec quelques autres, je m’obstine à chercher la réalité du « Jésus historique » derrière le mythe du Christ.

           Maintenant tu me diras que pour te dire cela, j’ai aligné pas mal de mots. Et tu as raison : je me tais donc.
                                    M.B., 4 avril 2008

LETTRE A UNE AMIE QUI A PERDU LA FOI

          Comme tu semblais triste en m’avouant, l’autre jour : « Après avoir été toute ma vie une militante, très engagée dans ma paroisse, j’ai perdu d’abord confiance dans le clergé. Puis, progressivement, la foi de mon enfance. Je ne crois plus en rien »
            Je n’ai pas su te répondre. Et c’est avec timidité que je t’écris aujourd’hui, pour te dire qu’à mes yeux tu n’as rien perdu : ce que tu perçois comme une fin, c’est peut-être un commencement. Ou du moins, sa condition indispensable.
.
Toi et moi, nous sommes désormais plus proches de la mort que de la naissance. Les ombres vont bientôt disparaître. Les mots, dont nous fûmes si longtemps prisonniers, vont faire place à la réalité qu’ils avaient pour mission de désigner, mais qu’ils masquaient le plus souvent.

            CROIRE, OU CONSTATER ?

            La définition de la foi qui a toujours été celle du christianisme (et des religions révélées) se lit dans l’épître aux Hébreux, au premier verset du chapitre 11 :

« La foi est la garantie des biens que l’on espère,
la preuve des réalités que l’on ne voit pas »
.
            Elle est effrayante. « Ce que l’on espère », c’est ce qui n’est pas encore advenu, c’est l’irréel futur : la foi en garantirait la réalité. Cette réalité, nous ne l’appréhendons que par nos sens : la foi les remplacerait, obligeant à croire « ce qu’on ne voit pas ».
Mieux, elle fournirait une preuve de l’irréel. Credo quia absurdum, je crois parce que c’est absurde. C’est le pari de Pascal.
Ce pari, tu ne peux plus le tenir. Une preuve, tu sais ce que c’est, parce que tu es une scientifique. Une preuve garantit la réalité de l’invisible quand elle est constatable, réitérable, vérifiable par tous.
Formé à la même école que toi, j’ai fini par rejeter cette définition mortifère de la foi.
Maintenant je ne « crois » plus : je constate.

Constater une réalité qu’on ne voit pas, c’est précisément ce que la foi (telle que la définit l’épître aux Hébreux) rend impossible. Quand je dis « ce verre est devant moi, posé sur la table », ce n’est pas un acte de foi, c’est une constatation. L’acte de foi suppose la possibilité de son contraire, la non-foi. L’acte de foi est un choix délibéré, volontaire, entre la foi et la non-foi. Tu es triste parce que ta volonté n’est plus capable, comme autrefois, d’entraîner à sa suite ton intelligence, ton expérience vécue, ton intuition.

            L’expérience et la connaissance – ce que je sais pour l’avoir vécu, et ce que je sais pour l’avoir compris – ne m’ont pas mené, comme toi, à la négation de l’invisible. Mais à la constatation simple, apaisée, de sa réalité.
Serait-ce la foi du brave charbonnier, qui évacue l’opposition entre foi et raison en enfonçant sa tête dans son four à charbon ?
Peut-être pas.

           « DIEU » : UNE FABRICATION HUMAINE

            En lisant la Bible (comme on ne la lit guère dans ta paroisse), j’ai découvert qu’elle a été écrite – majoritairement – par des théologiens, c’est-à-dire des hommes qui montent sur une estrade pour apprendre à Dieu comment il est fait.
Le coeur de la Bible, c’est le chapitre 3 du livre de l’Exode : au désert, Moïse rencontre le buisson ardent. Immédiatement, il lui demande : « Quel est ton nom ? »
            Et la chose lui répond : « Je n’ai pas de nom : je suis ce que je suis »
Les théologiens qui écrivaient la Bible se sont empressés de mettre un nom sur celui qui refusait pourtant, absolument, de donner le sien à Moïse. Ils l’ont appelé « Dieu », et n’ont eu de cesse d’en décrire l’identité, les contours, les pensées, les sentiments.
Depuis 3000 ans qu’il y a des théologiens, c’est fou ce que « Dieu » a pu apprendre sur lui-même, grâce à eux.

C’est à ce « Dieu » que tu ne peux plus croire, et tu as raison : « Dieu » – la notion de « Dieu » – est une fabrication de l’artisanat humain. Comme tout objet artisanal, cela peut être très beau, mais c’est périssable, et variable d’un atelier de fabrication à un autre. Et toi, tu voudrais une réalité avec laquelle vivre en tous lieux, dans ta culture en évolution, et qui t’accompagne jusqu’au bout sans se dégrader.
En même temps que ton engagement militant, tu t’es défaite du « Dieu » de ton enfance. Peut-être une porte s’ouvre-t-elle pour toi, celle de la reconnaissance paisible de ce qui se cachait derrière le « Dieu » des catéchismes de ta paroisse.
Ce passage de l’idée de « Dieu » à sa réalité, c’est celui qu’ont fait tous les mystiques, dans toutes les religions. Jean de la Croix appelle ce passage une « nuit obscure« , parce que l’abandon de toutes les certitudes acquises au profit de l’expérience indescriptible, nous plonge dans un inconnu nocturne.

            Si l’on accepte ce passage comme une étape, un moment positif, que trouve-t-on au terme ? A quoi ressemble l’expérience que font ceux qui s’aventurent au-delà des mots et des formulations du dogme ou des catéchismes ?
Les mystiques sont unanimes : à rien. Rien qu’on puisse construire par l’intelligence, rien qui ressemble à nos expériences. Mais ce rien a plus de sens qu’aucune formulation verbale, plus de densité et de réalité qu’aucune expérience de notre quotidien. Il ne les prolonge pas, il les attire à lui.
Sommet réservé à quelques privilégiés de la mystique ? Mais non, cette expérience est à ta portée. Comme est à ta portée l’émerveillement silencieux que tu connais devant une fleur, un très beau paysage, un enfant qui dort.

Encore un mot. Ce chapitre 3 de l’Exode a donné naissance dans la Bible à un courant, minoritaire et toujours persécuté : je l’appelle le « petit ruisseau prophétique », par opposition au grand courant légaliste et clérical, toujours et partout majoritaire. Les prophètes (de la Bible et d’ailleurs) sont ceux qui n’ont jamais quitté le désert du buisson ardent, pour rejoindre le confort des chapelles où « Dieu » est si bien décrit.
Dans les Évangiles, Jésus le nazôréen se définit explicitement comme l’héritier et le continuateur de ce « petit ruisseau prophétique ».
C’est avec lui que je te laisse : tu seras en bonne compagnie.
Pardonne ce petit mot écrit à la hâte.

                       M.B., 2 mars 2008     
                      (à suivre)