L’OMBRE DE LA MORT DANS LE CHRISTIANISME ET L’ISLAM

          La mort est notre seule certitude.

          Pour l’Ancien Testament, la mort est une punition infligée par Dieu à l’homme et à la femme, parce qu’ils ont voulu savoir ce qu’il fallait ignorer afin de ne jamais mourir : où se situe la frontière entre le bien et le mal.

          C’est-à-dire qu’il existe un Mal, un Mauvais, un Shatân à l’œuvre dans la création. Faire sa connaissance c’est le rencontrer, le rencontrer c’est être brûlé par lui à jamais .

          Tandis qu’ignorer Le Mal, c’est être ignoré par lui et ne pouvoir être atteint par lui. « Le Mal c’est mon affaire dit Dieu, certes il existe mais vous ne devez savoir ni d’où il vient, ni s’il est comme vous une créature que je tolère ou puis seul soumettre. Ne lâchez pas ce fauve, sinon il vous dévorera. »

           On connaît la suite : la femme séduite par le charme du Mal, lui fait de doux yeux et la fracture s’installe pour toujours dans une création jusque là unifiée par le sommeil du dia-bolos, celui qui sépare, qui divise.

          Désormais, la mort sera l’horizon du peuple juif. Elle met un terme à la vie, mais rien n’est perdu puisqu’un Messie reviendra, qui restaurera l’ordre ancien de la création, perdu par l’acquisition de la connaissance.

          La Bible est fataliste, mais point désespérée : l’attente du Messie permet de supporter celle de la mort. On s’en accommode sans s’en inquiéter outre mesure. Se l’infliger ou l’infliger à autrui est un crime, qui conduit tout droit à l’enfer.

           Au milieu du 1er siècle, le rabbi Jésus s’insurge contre la mort. Il fait preuve à son égard d’une absolue détestation : quand il la rencontre aux portes du village de Naïm ou devant la pierre tombale de Lazare, quand elle menace une femme à l’instant de sa lapidation pour crime d’amour, quand elle attend des malades condamnés par l’absence de médecine, il fait tout pour s’opposer à elle : il ranime, il prend la défense de l’accusée, il guérit.

          A-t-il souhaité mourir, s’est-il suicidé ?

           Ce refus de l’acceptation de la mort comme châtiment inéluctable, inévitable, cette insoumission devant l’œuvre du Shatân est la marque de Jésus. Elle le classe à part dans le judaïsme, et à vrai dire dans la lignée des grands Éveillés.

           En s’imprégnant du messianisme exalté qui s’était développé autour des esséniens un siècle auparavant, le christianisme naissant abandonnera (ou plutôt, n’adoptera jamais) le rejet de la mort manifesté par Jésus.

          Les choses se compliquent quand Paul de Tarse introduit dans le dogme chrétien naissant des pans entiers de la religiosité orientale – donnant naissance au christano-paganisme qui est toujours le nôtre aujourd’hui.

          La mort n’est plus le châtiment de la connaissance : elle sanctionnera désormais le refus d’adopter les dogmes, les sacrements et les pratiques chrétiennes. l’Église s’est substituée à Dieu, elle est la seule à posséder le savoir. « Si tu le suces à son sein et nulle part ailleurs, tu entreras au paradis. Sinon, c’est l’enfer plus tard – et déjà maintenant, puisqu’on te brûlera si tu oses mettre en doute le monopole de la vérité détenu par l’Église ».

          Hors de l’Église, pas de salut : n’attendez plus le Messie, il est déjà là, il a pris corps dans une corporation qui s’identifie à lui et rend son retour inutile.

          Les chrétiens ne désirent pas la mort, ils la condamnent et la craignent. Mais ils s’agrippent à la barque de Pierre pour ne pas s’y noyer.

           Le Coran marque l’aboutissement final du messianisme judéo-chrétien.

          Ầ ses yeux non plus, le Messie n’aura pas à revenir puisqu’il vient d’arriver : c’est l’Umma, la communauté musulmane, « la meilleure communauté suscitée par Allah sur terre ». Le croyant coraniste ne peut vivre qu’à l’intérieur de l’Umma : tout ce qui se trouve en-dehors, le dar-al-harb, c’est un monde de ténèbres où règne le Shatân. Plutôt mourir que d’en franchir l’immatérielle frontière.

          S’infliger la mort pour demeurer fidèle à l’Umma, c’est être assuré d’entrer au Paradis.

          L’infliger à autrui pour préserver l’Umma, ce n’est pas un péché mais une bonne oeuvre.

          Hors de l’Umma, pas de salut.

           Et comme chaque Infidèle – chaque être humain vivant hors de l’Umma – est habité par le Shatân, bien plus, comme il défend et propage sans le savoir l’œuvre de Shâtan, il faut en tuer le plus possible.

          Tuer les infidèles, c’est faire reculer le royaume de Shatân, c’est accélérer la venue du ciel sur la terre, quand il n’y aura plus que des muslims, des hommes et des femmes soumis à Allah.

          La mort est un bien désirable, se l’infliger pour Allah c’est aller au Paradis, l’infliger au nom d’Allah c’est protéger l’Umma.

          Donner la mort ou la recevoir dans le « Chemin d’Allah », c’est l’idéal de tout croyant coraniste.

           Parce qu’il a été travesti par les chrétiens, ignoré par le Coran, le message de Jésus n’a jamais eu aucune chance d’être entendu, et encore moins mis en pratique.

           Shatân lâché en liberté, l’ombre de la mort ne nous quitte plus.

          Chrétiens ou musulmans, musulmans contre chrétiens, nous sommes condamnés à patauger dans le sang et la violence des ‘’Voies du Seigneur’’ de l’Église ou du ‘’Chemin d’Allah’’ du Coran.

                                                                    M.B., 21 août 2013

2° LETTRE A UNE AMIE : la foi et les mots

          En répondant à ma première lettre tu t’es abritée derrière des mots, ceux que tu manipules depuis ton enfance, ceux par lesquels tu as toujours dit ta foi avant de la perdre. La question de la foi, c’est donc bien celle des mots de la foi : permets-moi d’y revenir un instant.

L’INTELLIGENCE ET L’EXPÉRIENCE

          Au cours des siècles, la théologie chrétienne occidentale a mené un effort obstiné, gigantesque, pour comprendre la nature de Dieu. Effort que résume un aphorisme attribué à saint Anselme : crede, ut intelligas ; intellige, ut credas. Crois d’abord, afin que ta raison puisse éclairer ta foi ; comprends ce que tu crois, afin de mieux croire.

          Quel que soit le point de vue, l’intelligence était au coeur de l’acte de foi : et par intelligence, on entendait l’intelligence scientifique, l’usage de la raison codifiée par
Aristote. Comme c’est elle qui a assuré le succès de la civilisation occidentale et de sa technologie, on n’a jamais cessé de tout miser sur cette intelligence dite conceptuelle, c’est-à-dire basée sur des mots.
          Puis, les mots s’avérant trop opaques, on a fait appel à des symboles abstraits : les mathématiques sont un langage sans mots, mais c’est toujours un langage.
          Certains prétendaient pourtant parvenir à une expérience de Dieu au-delà des mots : une expérience directe, qu’aucun mot ne pouvait décrire de façon satisfaisante. On les appelle les mystiques, et les appareils d’Église les ont toujours considérés avec méfiance, voire condamnés.
          Le conflit entre l’intelligence et l’expérience est aussi ancien que l’humanité : il est transversal, on le retrouve dans toutes les religions.

SIDDHARTHA ET L’IMPUISSANCE DES MOTS

          Le Bouddha Siddhârta est le premier à avoir abordé cette question, il l’a fait de façon définitive.
          Ses disciples lui demandaient sans cesse : « Mais en quoi consiste le Nirvâna, cet aboutissement de toute l’existence humaine ?  » Siddhartha refuse de répondre, parce que – dit-il – le langage humain est trop pauvre pour pouvoir exprimer ce genre de réalité. Notre langage a été créé et utilisé par la masse des êtres humains pour exprimer des choses et des idées qu’éprouvent leurs sens et leurs esprits. Tout ce qui n’est pas du domaine des apparences échappe au pouvoir des mots.
          Et Siddhartha utilise une parabole : « La tortue dit à son ami le poisson qu’elle venait de faire une promenade sur la terre ferme. « Bien entendu, répond le poisson, tu veux dire que tu y as nagé ! » La tortue essaya d’expliquer qu’on ne peut pas nager sur la terre ferme, qu’elle est solide et qu’il faut y marcher. Mais le poisson ne pouvait comprendre pareille chose : « Le monde est liquide, disait-il, on ne peut qu’y nager, il n’existe pas de « terre ferme », ces mots n’ont aucun sens »
          Et quand ses disciples le pressent de questions sur la nature de l’invisible, Siddhartha, toujours incapable de dire ce qu’il est, se contente de dire ce qu’il n’est pas.
          Les théologiens chrétiens d’Orient ont développé cette intuition, c’est ce qu’on appelle la théologie apophatique. Elle consiste à accumuler les images, pour dire ce que Dieu n’est pas. Puisqu’aucun mot ne peut dire ce qu’il est, on déploie autour de lui une sorte d’écran de fumée de mots négatifs, pour essayer de discerner ses contours par un jeu d’ombres.

L’ENSEIGNEMENT DE JÉSUS

          Le judaïsme dans lequel Jésus a été éduqué avait complètement oublié l’enseignement du « petit ruisseau prophétique« , né de la rencontre entre Moïse et le buisson ardent. Les pharisiens de son temps passaient leurs journées à chercher des mots pour exprimer Dieu, et pour tracer, avec des précisions de cartographes, les plans du chemin qui mène à lui.
          Dans les Évangiles, on voit à deux reprises un homme riche et un théologien poser la question à Jésus : « Que dois-je faire pour expérimenter Dieu ? « . Jésus sait qu’ils sont juifs, il connaît son monde. Sa première réponse : « Tu es juif ? Alors, quels sont les mots de la loi juive ?  » Et quand on lui a récité les mots de la foi, il répond : « Eh bien, conforme-toi à ces mots ! »
          Mais l’un et l’autre interlocuteur ne se contente pas de cette réponse : « Tout cela je l’ai déjà fait, objectent-ils, et je n’en suis pas satisfait »
          Alors on voit Jésus s’arrêter, les scruter de son regard. Et le dialogue prend soudain une intensité nouvelle : : « Si tu veux aller plus loin, dit-il, laisse tout – et suis-moi« 

1- « Laisse tout » : l’abandon de toutes choses – les certitudes, les repères mentaux, les habitudes verbales – c’est l’entrée dans le rien, l’anatta dont Siddhartha fait la condition de l’Éveil, en même temps que la marque de sa réalisation.

2- « Et suis-moi » : Mais Jésus va plus loin que Siddartha. Le « rien » n’est pas pour lui un aboutissement. C’est la condition d’une nouvelle étape, en même temps que sa conséquence : c’est un saut dans l’inconnu. Car une personne humaine, ce n’est pas un programme défini d’avance. C’est un mystère en perpétuelle évolution, qu’on n’a jamais fini de découvrir. Suivre une personne, c’est s’engager dans le mouvement. C’est faire passer l’expérience de la rencontre avant le respect d’un programme écrit.
          Personne n’a si clairement exprimé à la fois l’absolue nécessité de dépasser les mots de la foi (« laisse tout »), et la nécessité d’être guidé, accompagné dans l’au-delà des mots. La fidélité à la personne de Jésus offre, dans ce domaine de l’invisible où tout est possible, une incomparable sécurité.
          Et c’est pourquoi, avec quelques autres, je m’obstine à chercher la réalité du « Jésus historique » derrière le mythe du Christ.

           Maintenant tu me diras que pour te dire cela, j’ai aligné pas mal de mots. Et tu as raison : je me tais donc.
                                    M.B., 4 avril 2008

LETTRE A UNE AMIE QUI A PERDU LA FOI

          Comme tu semblais triste en m’avouant, l’autre jour : « Après avoir été toute ma vie une militante, très engagée dans ma paroisse, j’ai perdu d’abord confiance dans le clergé. Puis, progressivement, la foi de mon enfance. Je ne crois plus en rien »
            Je n’ai pas su te répondre. Et c’est avec timidité que je t’écris aujourd’hui, pour te dire qu’à mes yeux tu n’as rien perdu : ce que tu perçois comme une fin, c’est peut-être un commencement. Ou du moins, sa condition indispensable.
.
Toi et moi, nous sommes désormais plus proches de la mort que de la naissance. Les ombres vont bientôt disparaître. Les mots, dont nous fûmes si longtemps prisonniers, vont faire place à la réalité qu’ils avaient pour mission de désigner, mais qu’ils masquaient le plus souvent.

            CROIRE, OU CONSTATER ?

            La définition de la foi qui a toujours été celle du christianisme (et des religions révélées) se lit dans l’épître aux Hébreux, au premier verset du chapitre 11 :

« La foi est la garantie des biens que l’on espère,
la preuve des réalités que l’on ne voit pas »
.
            Elle est effrayante. « Ce que l’on espère », c’est ce qui n’est pas encore advenu, c’est l’irréel futur : la foi en garantirait la réalité. Cette réalité, nous ne l’appréhendons que par nos sens : la foi les remplacerait, obligeant à croire « ce qu’on ne voit pas ».
Mieux, elle fournirait une preuve de l’irréel. Credo quia absurdum, je crois parce que c’est absurde. C’est le pari de Pascal.
Ce pari, tu ne peux plus le tenir. Une preuve, tu sais ce que c’est, parce que tu es une scientifique. Une preuve garantit la réalité de l’invisible quand elle est constatable, réitérable, vérifiable par tous.
Formé à la même école que toi, j’ai fini par rejeter cette définition mortifère de la foi.
Maintenant je ne « crois » plus : je constate.

Constater une réalité qu’on ne voit pas, c’est précisément ce que la foi (telle que la définit l’épître aux Hébreux) rend impossible. Quand je dis « ce verre est devant moi, posé sur la table », ce n’est pas un acte de foi, c’est une constatation. L’acte de foi suppose la possibilité de son contraire, la non-foi. L’acte de foi est un choix délibéré, volontaire, entre la foi et la non-foi. Tu es triste parce que ta volonté n’est plus capable, comme autrefois, d’entraîner à sa suite ton intelligence, ton expérience vécue, ton intuition.

            L’expérience et la connaissance – ce que je sais pour l’avoir vécu, et ce que je sais pour l’avoir compris – ne m’ont pas mené, comme toi, à la négation de l’invisible. Mais à la constatation simple, apaisée, de sa réalité.
Serait-ce la foi du brave charbonnier, qui évacue l’opposition entre foi et raison en enfonçant sa tête dans son four à charbon ?
Peut-être pas.

           « DIEU » : UNE FABRICATION HUMAINE

            En lisant la Bible (comme on ne la lit guère dans ta paroisse), j’ai découvert qu’elle a été écrite – majoritairement – par des théologiens, c’est-à-dire des hommes qui montent sur une estrade pour apprendre à Dieu comment il est fait.
Le coeur de la Bible, c’est le chapitre 3 du livre de l’Exode : au désert, Moïse rencontre le buisson ardent. Immédiatement, il lui demande : « Quel est ton nom ? »
            Et la chose lui répond : « Je n’ai pas de nom : je suis ce que je suis »
Les théologiens qui écrivaient la Bible se sont empressés de mettre un nom sur celui qui refusait pourtant, absolument, de donner le sien à Moïse. Ils l’ont appelé « Dieu », et n’ont eu de cesse d’en décrire l’identité, les contours, les pensées, les sentiments.
Depuis 3000 ans qu’il y a des théologiens, c’est fou ce que « Dieu » a pu apprendre sur lui-même, grâce à eux.

C’est à ce « Dieu » que tu ne peux plus croire, et tu as raison : « Dieu » – la notion de « Dieu » – est une fabrication de l’artisanat humain. Comme tout objet artisanal, cela peut être très beau, mais c’est périssable, et variable d’un atelier de fabrication à un autre. Et toi, tu voudrais une réalité avec laquelle vivre en tous lieux, dans ta culture en évolution, et qui t’accompagne jusqu’au bout sans se dégrader.
En même temps que ton engagement militant, tu t’es défaite du « Dieu » de ton enfance. Peut-être une porte s’ouvre-t-elle pour toi, celle de la reconnaissance paisible de ce qui se cachait derrière le « Dieu » des catéchismes de ta paroisse.
Ce passage de l’idée de « Dieu » à sa réalité, c’est celui qu’ont fait tous les mystiques, dans toutes les religions. Jean de la Croix appelle ce passage une « nuit obscure« , parce que l’abandon de toutes les certitudes acquises au profit de l’expérience indescriptible, nous plonge dans un inconnu nocturne.

            Si l’on accepte ce passage comme une étape, un moment positif, que trouve-t-on au terme ? A quoi ressemble l’expérience que font ceux qui s’aventurent au-delà des mots et des formulations du dogme ou des catéchismes ?
Les mystiques sont unanimes : à rien. Rien qu’on puisse construire par l’intelligence, rien qui ressemble à nos expériences. Mais ce rien a plus de sens qu’aucune formulation verbale, plus de densité et de réalité qu’aucune expérience de notre quotidien. Il ne les prolonge pas, il les attire à lui.
Sommet réservé à quelques privilégiés de la mystique ? Mais non, cette expérience est à ta portée. Comme est à ta portée l’émerveillement silencieux que tu connais devant une fleur, un très beau paysage, un enfant qui dort.

Encore un mot. Ce chapitre 3 de l’Exode a donné naissance dans la Bible à un courant, minoritaire et toujours persécuté : je l’appelle le « petit ruisseau prophétique », par opposition au grand courant légaliste et clérical, toujours et partout majoritaire. Les prophètes (de la Bible et d’ailleurs) sont ceux qui n’ont jamais quitté le désert du buisson ardent, pour rejoindre le confort des chapelles où « Dieu » est si bien décrit.
Dans les Évangiles, Jésus le nazôréen se définit explicitement comme l’héritier et le continuateur de ce « petit ruisseau prophétique ».
C’est avec lui que je te laisse : tu seras en bonne compagnie.
Pardonne ce petit mot écrit à la hâte.

                       M.B., 2 mars 2008     
                      (à suivre)

DIALOGUE AVEC LUC FERRY : fin

          Si l’exégète met fin à son dialogue avec le philosophe, c’est qu’apparaît de mieux en mieux son principal écueil : nous ne parlons pas de la même chose, et pour rien au monde je ne voudrais qu’un dia-logein se transforme en cata-logein, une nomenclature d’oppositions.
         
          Pour s’en expliquer, reprenons une comparaison déjà utilisée dans ce blog, celle du christianisme et du communisme (1).
          Marx présentait une idée, à la fois construite et généreuse, celle d’une société bâtie sur l’égalitarisme socio-économique (2). Dès lors que des États ont voulu incarner cette idée dans un système politique, ils se sont transformés en totalitarismes, perversions absolues de l’idée de départ.

          Jésus, l’homme qui enseigna entre l’an 27 et l’an 30 de notre ère – mais qui fit aussi des choix de vie conformes à son enseignement -, n’a jamais fondé de système religieux. En fait, tout son enseignement et ses choix de vie apparaissent comme un rejet du système religieux dans lequel il était né, avait été éduqué, et qui structurait la société juive de son temps.
          Il rejette le culte du Temple, qui était le fondement identitaire des juifs résidant en Palestine comme de ceux de la diaspora. Il rejette le primat de la loi écrite ou orale, spécialité pharisienne, au profit d’une « loi du cœur » qu’il propose, sans rien dire de sa possible mise en œuvre sociale. Il rejette l’action politique, accepte de rendre à l’État ce qui revient à l’État : c’est ainsi qu’ il a pu être perçu comme collaborateur par les patriotes juifs de son temps. Mais il rejette aussi toute primauté d’un État quelconque (même de l’autorité fantoche juive de Caïphe), au profit d’un « royaume » sans réalité sociale ou politique. Il rejette la morale commune d’alors, qui voulait qu’une femme adultère fut lapidée : mais la morale qu’il propose paraît, au législateur de son temps, insaisissable.

          Bref, et pour reprendre le vocabulaire d’Alain Badiou (1), Jésus proposait une idée, non pas un système incarné dans une organisation socio-politique. On peut l’appeler une utopie, puisqu’elle n’existe nulle part à l’état de réalité : si Jésus dit que le royaume est déjà présent en lui et dans ses gestes, il l’annonce aussi comme une réalité à venir – et à venir jusqu’à la fin des temps.
          Réalisable au plan individuel, jamais réalisée (irréalisable ?) dans le monde tel qu’il est.

          Ce sont des penseurs géniaux de la 1° et 2° génération chrétienne (Paul de Tarse, ses Églises, le dernier rédacteur de l’évangile selon saint Jean) qui inventent – en invoquant la mémoire de Jésus – une idéologie religieuse (théologique et mystique) et morale, qui va devenir le christianisme. Un système de pensée, seul capable de donner naissance à un système religieux, moral puis très vite politique, que j’ai appelé le « Moyen-christianisme »
         
          A quoi ressemblait l’idée, l’utopie proposée par Jésus ?
          Depuis peu de temps, nous disposons des moyens d’en cerner les contours. Depuis trop peu de temps pour qu’une prise de conscience ait pu naître dans les milieux aussi bien chrétiens que philosophiques.

          La recherche de Luc Ferry, il faut le répéter, est non seulement pointue, respectueuse des données en présence, honnête, cordiale autant qu’intelligente. Mais elle porte sur un système, le Moyen-christianisme en quoi consiste l’idéologie chrétienne telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous, et telle qu’il la connaît (mieux que beaucoup d’autres).
          L’exégète ne s’intéresse pas à cette cathédrale systémique, mais à Jésus tel qu’il fut. A cet électron libre, tellement libre qu’il fut très vite éliminé par les systèmes de son temps, le judaïsme et l’Empire romain. Tellement libre, que le système qui se réclame abusivement de lui (le Moyen-christianisme) n’a pu triompher qu’en remisant Jésus au placard.
          Et quel triomphe ! L’Église, Nouvel Israël, remplaçant l’appareil juif contre lequel Jésus s’était élevé. Les États chrétiens remplaçant Rome, et intégrant dans leurs structures (morales et parfois idéologiques) l’essentiel de l’idéologie chrétienne.

          Non, l’exégète et le philosophe ne parlent pas de la même chose. Peuvent-ils dialoguer ? Avec un homme tel que Luc Ferry, tout semble possible. Mais il faudra trouver les passerelles, sémantiques, conceptuelles, symboliques, qui permettent un vrai dialogue entre le juif résolument non-philosophe, non-théologien, et l’orfèvre qui pèse attentivement les idées sur la fragile balance de l’esprit.


                                                M.B., 13 mai 2009

(1) Voir le livre récent du philosophe Alain Badiou sur L’idée communiste.

DIALOGUE AVEC LUC FERRY (III.) : Lazare et le « Moyen-Christianisme »

          Un néologisme pour poursuivre ce dialogue avec Luc Ferry :  de même qu’on parle de Moyen-platonisme, je propose la notion de « Moyen-christianisme ».

I. Le « Moyen-christianisme »

          Aux origines du christianisme il n’y avait pas une Église, mais des communautés disséminées, des groupes sectaires éclatés en tendances opposées. A la fin du IV° siècle, et grâce à l’appui décisif du pouvoir impérial, une de ces tendances va l’emporter sur les autres : l’Église est une secte qui a réussi, par exclusions successives et violentes.
          Elle a navigué entre deux périls :

1) Le péril juif

          Paul de Tarse l’écarte dès les années 50, non sans ambiguïté. D’un côté, il souhaitait que la nouvelle religion soit un greffon du judaïsme, mais de l’autre il reconnaissait qu’elle ne pouvait que scandaliser les juifs. Il rêvait d’une originalité dans la continuité : la greffe n’a pas pris, il n’y aura pas continuité. Et l’Église née de ses efforts s’orientera très vite vers un antijudaïsme de plus en plus prononcé.

2) Le péril philosophique 

          Paul en était conscient : pour exister, il devait s’opposer aux philosophies, répandues sous forme de mythes et de religions à mystères, qui imprégnaient la culture de son époque.
          Il a voulu leur tourner le dos, en proposant une « folie » qu’il prétendait plus sage que la sagesse philosophique. Mais il lui fallait penser le christianisme naissant : maîtrisant parfaitement le mode de raisonnement rabbinique, il s’est rendu compte que son Église ne serait jamais universelle, resterait enfermée dans le petit monde juif, s’il ne faisait pas appel, même timidement, au vocabulaire et à quelques notions de philosophie populaire.
          Dans cette brèche se sont engouffré les communautés qu’il a créées, puis les premiers penseurs chrétiens du II° siècle et tous ceux qui leur succèderont.

          Le christianisme est donc un moyen terme, un compromis dans lequel la dimension juive a rapidement été absorbée par un christiano-paganisme, pensé et enseigné dans le langage et avec les outils de la philosophie.
          Après avoir été séduite par Platon et Plotin, l’Église s’est tournée définitivement vers Aristote, dont Thomas d’Aquin a fait l’armature de sa pensée : à l’approche mystagogique du judaïsme (cliquez) , elle a préféré l’approche scientifique d’une philosophie devenue servante de sa théologie.

          Appelons « Moyen-christianisme » le résultat final, tel qu’il est parvenu jusqu’à nous : un choix fait entre judaïsme intuitif et raison, où l’approche philosophique l’a emporté. Un christianisme à la fois nostalgique du mystère évacué par la rigueur de sa pensée, hanté par son incapacité à appréhender raisonnablement ce mystère, et toujours fasciné par lui.
          C’est à ce Moyen-christianisme que s’affronte le philosophe : il peut le faire grâce à la tournure philosophique qu’a pris le christianisme au fil des âges, et qui fournit autant de points d’accroche à la recherche philosophique. Que dans les évangiles certains passages soient restés proches du jaillissement originel (la parole et les gestes du juif Jésus), alors que d’autres portent déjà l’empreinte d’un Moyen-christianisme en formation quand les textes ont pris leur forme écrite, cela n’est pas de son propos.

          Luc Ferry en convient, quand il avoue qu’il « lit les évangiles comme un enfant ». Son job de philosophe n’est pas de s’interroger sur la façon dont les évangiles ont été modifiés, dès leur écriture, par une pensée philosophique en formation. Ni de remettre en cause le Moyen-christianisme au travers duquel ces textes ont été lus, compris et interprétés au cours des siècles. Il les prend comme un produit fini, dans leur enrobage séculaire, et les questionne.

          C’est ainsi que pour mettre en lumière l’une des deux grandes révolutions qu’apporte selon lui le christianisme, il s’appuie sur l’épisode de la résurrection de Lazare dans l’évangile selon saint Jean, au chapitre 11.

II. Lazare et la « résurrection » de la chair

          Lorsque l’exégète lit ce texte, il sait qu’il se trouve en présence du compte-rendu d’un témoin oculaire, cas unique dans les quatre évangiles. Il s’aperçoit que le chapitre 11 a été extrait d’un récit primitif, éparpillé dans les chapitres 11 et 12 du texte actuel. Il remet les choses en ordre, et constate que Lazare n’est plus alors le héros central (comme il l’était dans le chapitre 11), mais que l’auteur a d’abord voulu témoigner des circonstances de la condamnation de Jésus par les autorités juives.

          En restituant le récit du témoin oculaire noyé dans l’actuel évangile selon saint Jean, il s’aperçoit que l’auteur était présent lors de trois guérisons, autour desquelles il a structuré son témoignage : la troisième, celle de Lazare, fait suite à celle d’un paralytique (chap. 5) et d’un aveugle-né (chap. 9).
          Nous sommes dans un cycle de guérisons : et pour marquer le caractère indéniable de celle de Lazare, le témoin rapporte qu’il « sent déjà ». Quand Luc Ferry conclut que s’il sent, c’est « parce que sa chair est déjà entrée en décomposition », il se fait l’écho du Moyen-christianisme qui a très tôt vu dans cette guérison la résurrection d’un mort – le retour à la vie d’une chair déjà putréfiée.

          Ce n’est pas ce que dit le texte, quand on le compare aux deux guérisons précédentes et quand on relit attentivement le dialogue entre Marthe, la sœur de Lazare, et Jésus. Les limites d’un blog m’obligent à sauter directement aux conclusions de l’analyse : dans l’esprit de l’auteur qui témoigne, il ne s’agit en aucun d’une résurrection de Lazare, mais d’une guérison. Quand Lazare sort du tombeau, ce n’est pas pour entrer dans l’éternité que les juifs attendaient, après à la résurrection « au dernier jour » : c’est pour célébrer sa guérison par un gueuleton, au cours duquel sa sœur Marie répand du parfum sur le héros du jour (Jésus), et auquel une foule de curieux viennent voir Lazare et constater sa guérison.

          Guéri, et non ressuscité : un jour, Lazare guéri devra mourir pour de bon.

          Si l’auteur relève l’odeur dégagée par le malade, c’est pour souligner les pouvoirs de guérisseur de Jésus. Ils étaient nombreux à l’époque, les charlatans qui exerçaient cette activité en Israël : l’auteur souligne que Jésus n’est pas le complice d’un pseudo-malade. Et que cette guérison-là, par son caractère spectaculaire, a été l’événement qui décidera les autorités juives à lancer contre Jésus un mandat d’arrêt, au moment où la fête de Pâque rassemble à Jérusalem des milliers de pèlerins toujours prêts à s’agiter.

          La résurrection du Moyen-christianisme a été inventée par Paul (cliquez) . Pour ce faire, il ne s’est appuyé ni sur la « résurrection » de Lazare, ni sur une autre « résurrection », celle du jeune homme racontée par Luc (7,11) : quand on sait (au dire du témoin oculaire) le remue-ménage causé à Jérusalem par la sortie de Lazare du tombeau, et le rôle déterminant joué par cette guérison dans la condamnation de Jésus, on imagine difficilement que Paul n’en ait jamais entendu parler. Une guérison n’apportait aucune eau à son moulin.

          Cela ne retire rien à la pertinence de l’affirmation de Luc Ferry : « Le message de l’évangile, c’est la résurrection, non seulement des âmes, mais des corps, de la chair ». C’est « ce que le Christ nous promet ».
          Le Christ (de Paul) : oui.
          Jésus ? L’idée ne pouvait même pas lui venir à l’esprit.

          L’idée d’une résurrection de la chair appartient au Moyen-christianisme. En l’analysant, Luc Ferry confronte philosophie avec philosophie. Quand il y découvre un appel de sens qui secoue certaines impasses philosophiques, c’est avec une joie qu’il sait nous communiquer, et dont il faut lui savoir gré.

          Le Moyen-christianisme s’est construit indépendamment de la personne et du message du juif Jésus. Luc Ferry commençait en montrant que les philosophies sont toujours nées par un processus de laïcisation des religions ambiantes. Peut-on dire que le Moyen-christianisme est, lui aussi, une laïcisation de l’intuition religieuse fulgurante portée par Jésus ? Une trahison (par la pensée raisonnante) de cette intuition, qui nous est connue par les choix de vie de cet homme et par ses paraboles, simples histoires à la portée des enfants ?

          Il convient à un dialogue de ne pas répondre aux questions qu’il pose.


                                          M.B.,  3 mai 2009

(à suivre)

DIALOGUE AVEC LUC FERRY (II.) : Le philosophe et l’exégète

          Une rencontre avec Luc Ferry sur un plateau TV me donne l’audace de poursuivre ce dialogue avec lui (1). 
         
          Philosophe, « mystique », historien : chacun des trois, à sa façon, se trouve confronté à la même et unique réalité – l’humain, ses multiples expressions dans l’humanité, et l’au-delà des apparences qui les dépasse et les attire.

1) L’approche philosophique (2)

          Le philosophe ouvre ses yeux sur l’aventure humaine, ses protagonistes (nous), et l’immensité du cosmos dans laquelle elle s’inscrit. Il cherche à comprendre : pour cela, il utilise l’outil de sa réflexion. L’intelligence, et son principe de non-contradiction.
          Luc Ferry introduit son propos en remarquant que depuis toujours, la philosophie est née et s’est développée comme une laïcisation des religions ambiantes. Des religions, et tout d’abord des mythes – qui furent la forme primitive et universelle des religions.
          Ainsi, du mythe de l’Odyssée : lorsque Calypso propose à Ulysse de rester auprès d’elle pour acquérir l’immortalité, il choisit plutôt de la quitter pour revenir à Ithaque, son lieu d’harmonie personnelle et cosmique. « Une vie de mortel réussie est préférable à une vie d’immortel ratée ». La philosophie grecque s’enracine dans ce mythe.

          Le philosophe veut dépasser le mythe originaire (le voyage d’Ulysse) pour parvenir, grâce à lui, à une compréhension universelle de la destinée humaine – une theoria, objet de science perfectible, comme n’importe quel objet de science.
          La philosophie serait-elle donc, par nature, condamnée à rester à la traîne des religions ? N’étant au mieux (comme le rappelle Luc Ferry) qu’une « servante de la théologie », tolérée par elle pour autant qu’elle se soumet à la seule vraie science, celle de Dieu ? Ou bien devenant, au pire, l’ennemie qu’il faut ignorer puis combattre ? 
           Fils naturel des religions, le philosophe n’évite pas la vielle question (jamais réglée)
des rapports entre la foi et la raison.
           Avec la naïveté du profane, j’aimerais en suggérer une autre : les philosophes – quel que soit le degré d’abstraction de leur réflexion -, ne sont-ils pas, eux aussi, soumis comme nous tous à l’attraction de la pensée mythique ? Fascinés (malgré eux) par l’obscur religieux dont ils se défendent ?
          Le mystère de la destinée humaine et de l’au-delà des apparences, dans sa globalité, n’est-il pas présent à leur subconscient – si ce n’est parfois même à leur conscience ? Et « l’arrogance philosophique » ne serait-elle pas seulement une réaction de défense de la part de ceux qui ne peuvent pas croire (et revendiquent l’autonomie de leur intelligence), en face de ceux qui prétendent posséder, avec la foi, le seul accès possible à une explication cohérente du monde et de nos vies ?

2) L’approche mystagogique

          Pardonnez ce mot barbare : je le préfère à « mystique », à cause des relents d’extases et de visions que ce dernier traîne avec lui. Et au mot « spiritualité », accommodé à toutes les sauces (y compris « laïque »).
          Le (ou la) mystagogue fait, dans sa globalité unifiée et unifiante, l’expérience de l’unique et même réalité à laquelle le philosophe s’affronte par son intelligence.
          Des exemples ? Claudel et son pilier de Notre-Dame, Charles de Foucauld et l’abbé Huvelin (« mettez-vous à genoux ! « ), Pascal et sa « nuit », le Bouddha et sa veille à Bodhgaya, Jésus et ses 40 jours au désert… 
         
          Un bouleversement qui terrasse, au moment où il se produit, celui ou celle qui en est l’objet. Selon les cas, quand il s’en relève il devient grand poète-ambassadeur, ermite à Tamanrasset, philosophe des Lumières, pilier de la civilisation orientale ou prédicateur itinérant en Palestine. Jamais (même dans le cas du Bouddha, le plus lucide de tous semble-t-il) il ne sera capable de rendre compte adéquatement de l’expérience qu’il a vécue. Il ne peut qu’en témoigner (cliquez) : il devient mystagogue – et non philosophe.

          Ce qu’il enseigne n’est rien, même à ses propres yeux, à côté de l’expérience qu’il a vécue. Il ne dit pas « Je vais vous expliquer », mais « Venez, et voyez », ou bien « Suis-moi ».
         
          Et lorsqu’il se trouve être en même temps un immense philosophe, comme Thomas d’Aquin, à la fin de sa vie il refuse de continuer à enseigner, de terminer l’œuvre philosophique entreprise : il s’abîme dans le silence, seul langage adapté à son expérience au-delà des mots.
           Tout comme il est au-delà du discours et de nos catégories mentales, Celui que les théologiens appellent pourtant « Dieu ».

          Je ne sais comment il convient d’appeler ce phénomène de saisie globale, totale, unifiée, unifiante, de la réalité que l’analyse du philosophe détaille dans sa diversité. Faut-il dire « intuition ? » Mais ce que je sais, c’est qu’il n’est pas réservé à une élite de la pensée : au contraire, on le rencontre souvent chez des gens très simples. Peut-être grâce, justement, à leur simplicité : « le Royaume appartient aux enfants et à ceux qui leur ressemblent ».

          Pour leur part, les philosophes trouvent leur justification, et leur noblesse, dans leur effort pour atteindre l’âge adulte de l’esprit pensant. Cela implique-t-il que l’usage de la raison les rende imperméables à une certaine expérience mystagogique ? Accédant à leur statut d’adultes, ont-ils nécessairement dû abandonner, aux bas-côtés de leurs routes, la fulgurance intuitive des origines, celle du mythe comme celle de l’enfant qui vient au monde, regarde et s’émerveille ?

          Quel est le rôle de l’intuition dans la réflexion philosophique ? C’était ma question naïve du début.

3) L’approche exégétique

          Luc Ferry intègre dans sa recherche  » l’usage herméneutique de la raison, c’est-à-dire un usage visant à l’interprétation des Écritures saintes »
          L’interprétation des documents anciens (sacrés ou non) s’appelle aussi l’exégèse. Un exégète se saisit d’un texte comme d’un objet : il cherche à savoir si ce qu’il dit est bien conforme à ce qu’on lui a fait dire. A travers le brouillard des interprétations successives, il veut atteindre la réalité des événements du passé, des paroles prononcées autrefois et de leur contenu véritable.

          Par nature, un exégète est un révisionniste : il repousse les interprétations traditionnelles du texte, pour chercher ce qu’il disait au moment où il a été prononcé et entendu autrefois, et le traduire dans les mots et le mode de pensée d’aujourd’hui.

          Traduttore = traditore : l’exégète veut traduire la vérité contenue dans le texte, sans la trahir.

          Ouvrier travaillant sur ce chantier, je ne m’y retrouve pas quand Luc Ferry écrit que pour comprendre – traduire – le sens intemporel de textes anciens (comme les paraboles évangéliques), « il faut faire usage de la raison, c’est-à-dire, si l’on veut, philosopher »
          L’exégèse est une discipline de l’Histoire : un historien qui raisonne n’est plus un historien. L’historien n’a qu’une chose à penser (mais alors, à chaque minute de son travail !), c’est sa méthode. Il peaufine sa méthode pour s’approcher des faits historiques (3), paroles ou gestes du passé : ensuite, ce sont ces faits qui commandent. Il ne s’agit pas de les penser, mais d’en appréhender la vérité au plus près possible de son jaillissement originel.
          L’exégète qui philosophe se trompe de chantier, c’est un traître et non un traducteur.

          Il met en œuvre des techniques austères et rigoureuses : linguistique (comment rendre aujourd’hui cet aoriste grec des évangiles ?), histoire des traditions orales, des traditions écrites, des manuscrits. Connaissance du contexte sociologique, politique, militaire, religieux, du pays où le texte a pris naissance, au moment même où il a pris naissance. Parfois, intégration des résultats de l’archéologie.

          Pourquoi pareil labeur, où la raison n’a pas même le droit de vivre sa vie propre, mais doit se soumettre à des disciplines aussi contraignantes ? Qu’est-ce qui pousse l’exégète à râper, à limer, à poncer sans relâche des textes déjà lus par des milliards de gens avant lui ?
          Le simple désir de connaître ? Sûrement, tous les savants cèdent à son chant. L’orgueil de celui qui sait (et lui seul) que les autres font mentir le texte, après l’avoir trahi ? Peut-être. La foi, au sens le plus religieux du terme ? Certainement pas. Si l’exégète ne doit pas penser le texte, il doit aussi (et avant tout) retirer les lunettes de la foi pour pouvoir le traduire sans trahir.

          Peut-être l’exégète sera-t-il un jour saisi d’amour pour l’homme dont il veut restituer la vérité historique, peut-être l’approche mystagogique sera-t-elle l’aiguillon, en même temps que la récompense, de son austère travail. Ce n’est pas une condition, cela peut être un obstacle. L’exégète croyant est professionnellement schizophrène : la foi religieuse, édifice construit sur les textes « sacrés » qu’il étudie, est un obstacle à son travail.

          Cette prise de conscience de la nécessaire autonomie de l’exégèse par rapport aux énoncés de foi est récente (4), plus récente que la prise de conscience de l’autonomie de la raison par rapport à la foi. Les philosophes ne l’ont pas encore intégrée dans leur travail de réflexion. Cela m’amène à ma deuxième question naïve : le dialogue entre christianisme et philosophie se situe dans un champ clôturé par les dogmes. Les plus talentueux, les plus bienveillants comme Luc Ferry, s’efforcent d’élargir, de repousser un peu les murs de l’enclos. Mais ils se heurtent toujours à eux.
          Grâce aux progrès de l’exégèse, on pourrait imaginer une confrontation de la recherche philosophique non pas avec ce système clos sur lui-même, mais avec un homme, charismatique itinérant à une époque troublée, dont le message original ne peut pas laisser les philosophes indifférents.

          Non pas Le Christ philosophe : mais l’homme Jésus, face aux philosophes.

          L’enseignement résolument non-philosophique, et même non-théologique (au sens courant) de ce juif du I° siècle, peut-il féconder la pensée philosophique dans sa recherche d’un sens pour nous, aujourd’hui ?
          Je n’ai pas la prétention de répondre. Dans les articles suivants, je me risquerai seulement à poser cette troisième question naïve, en reprenant en exégète quelques-uns des exemples évangéliques évoqués par Luc Ferry.


                               M.B., 24 avril 2009

                                          (à suivre)

(1) Parmi ses livres, je cite entre ici l’avant-dernier, que je vous recommande : La tentation du christianisme, échange entre Lucien Jerphagnon et Luc Ferry (Grasset, 2009).
(2) Face au philosophe, je me sens un peu comme le pékin qui consulte sa montre, face à un orfèvre en mécanismes d’horlogerie.
(3) A ne pas confondre avec les événements de l’Histoire – mais ceci est une autre question !
(4) Noyé dans un verbiage trompeur d’ouverture, le Pape Benoît XVI vient de condamner l’exégèse historico-critique au profit de l’exégèse allégorique : voir son Discours aux Bernardins (cliquez).

DIALOGUE AVEC LUC FERRY : (I.) PHILOSOPHIE ET EXPÉRIENCE

          Après d’autres, Luc Ferry s’est engagé dans une confrontation exigeante entre l’interrogation philosophique et l’interrogation religieuse – plus précisément, entre philosophie classique et christianisme.
          Plus que d’autres, il le fait avec une modestie, une honnêteté et une sympathie (ou plutôt une empathie) envers le christianisme, qui rendent son propos particulièrement significatif dans les moments d’effondrement identitaire que nous connaissons.
          Honnête, je dois l’être : en matière de philosophie, je ne suis qu’un paysan de la Garonne. La connaissance que j’en ai, comparée à la sienne, est celle du bouseux dans sa ferme en face de l’ingénieur agronome. Sachant cela, on peut quand même dialoguer.

          Et je vais me heurter immédiatement à l’obstacle incontournable, inhérent à tout dialogue de ce type : le philosophe s’efforce, par le raisonnement, d’aller au cœur même de la réalité humaine. Et encore un peu plus loin, de sonder le mystère de la transcendance.
          Si elle n’écarte en rien l’usage de la raison, mon approche des mêmes réalités se fonde sur une expérience. Non pas irraisonnée, bien au contraire : mais échappant, par sa nature même d’expérience, à l’implacable logique du raisonnement.
          La question, bien sûr, est de savoir si l’expérience précède le raisonnement, ou si elle lui fait suite – déclenchée par les impasses de toute raison humaine, ou stimulée par elles.
          Il n’y a de réponse ici qu’individuelle. Dans ma vie, je crois qu’interrogation intellectuelle et expérience de l’indicible ont toujours cheminé ensemble, l’une distanciant souvent l’autre pour être rattrapée par elle, et la relancer.
          Mais je crois aussi savoir que chez bien des philosophes, l’expérience du mysterion – qu’on appelle parfois « mystique » – accompagnait le cheminement de leur réflexion. Ainsi en fut-il (c’est le paysan qui parle) de Plotin. Plus près de nous, de Pascal : lequel finit par avouer, dans un cri déchirant, qu’au finish son expérience l’emporte devant sa réflexion – « Je crois, parce que c’est absurde ».
          La primauté finalement donnée à son expérience (mystique) est un pari qu’il a fait, le pari de la foi.
          Et un pari, ça peut se perdre.


          Revenons au fait : l’expérience de la transcendance. La difficulté rencontrée ici est celle de toute expérience humaine : les parents le savent bien, leurs enfants répèteront les mêmes erreurs qu’eux. L’expérience ne se transmet pas, sans quoi l’humanité serait un peu meilleure qu’elle n’est. Ou plutôt, elle peut se transmettre : mais ce n’est pas par la parole ou l’enseignement. C’est, si j’ose dire, par l’expérience de l’expérience.
           Je rencontre quelqu’un qui a fait une expérience de la transcendance : il ne pourra ni me convaincre de sa validité, pour moi qui ne l’ai pas faite, ni même me l’expliquer en termes recevables par moi. Mais je pourrai peut-être constater, au fil de notre rencontre personnelle, qu’il a bien fait cette expérience. Pour l’envier peut-être, en tout cas pour me dire que c’est possible (puisqu’il l’a fait). Et entamer, moi-même et pour mon propre compte, mon cheminement personnel en direction de cette expérience.

           D’où l’importance, en matière de transcendance, du témoignage. On ne convainc pas par des discours, mais par la flamme intérieure qui provient de l’expérience, et que l’autre en face percevra – ou ne percevra pas.
          Même les philosophes n’échappent pas à cette nécessité du témoignage. La mort de Socrate est sa plus belle parole, celle que les paysans de ma sorte retiennent de lui.

          Cela m’amène à la clé du dialogue avec le philosophe. Lorsqu’il s’efforce de dessiner les contours de ce qui unit et qui différencie philosophie d’un côté, et christianisme de l’autre, Luc Ferry se montre d’une irréprochable probité. Mais le deuxième point de sa comparaison est le christianisme, dont il connaît fort bien l’expression traditionnelle, ciselée depuis la fin du I° siècle jusqu’à Benoit XVI.
          Or c’est là, me semble-t-il, que le bât blesse. Car le christianisme (j’insiste sur ce mot) est une utopie, une construction idéologique initiée magistralement par Paul de Tarse entre l’an 50 et l’an 60, puis montée jusqu’à aujourd’hui comme un gigantesque et prestigieux château de cartes.
          Une utopie : c’est-à-dire, au sens du terme, un « lieu de nulle part ».
          Une construction de l’esprit, dont le prestige et la beauté ne doivent pas faire oublier qu’elle est issue d’une succession d’hommes qui ont tous, depuis Paul, tenté de traduire leur expérience en termes raisonnables. Empruntant pour cela aussi bien aux religions « païennes », qu’à la philosophie ambiante de leurs époques respectives.

          Ainsi, par exemple, le Logos des stoïciens s’est-il curieusement vu identifié à la personne de Jésus. Dont l’évangile de saint Jean nous apprend que cet homme et ce Logos ne font qu’un, et que l’intemporel Logos a pris chair sur terre.
          Double trahison : d’abord de la philosophie stoïcienne, pour qui le Logos ne peut en aucun cas s’incarner – cela n’a pas de sens. Ensuite de l’homme Jésus, qui fut tout sauf une idée incarnée.
          Ayant pour point de départ le christianisme tel qu’il le reçoit de la tradition chrétienne, Luc Ferry se trouve inévitablement piégé dans un champ clôturé par le dogme fondateur du christianisme, celui de l’incarnation, et par sa démonstration la plus éclatante, la résurrection de Jésus dans sa chair.
          Quoi que fasse le philosophe, aussi brillant fut-il, il est obligé de comparer un système idéologique – le christianisme – à sa recherche philosophique.
          Alors il trouve plus ou moins de points de contacts, plus ou moins de supériorité ou d’infériorité d’une doctrine (chrétienne) sur une philosophie (multiple). Mais les murailles invisibles tracées dès le départ, l’utopie chrétienne, l’enferment toujours dans un pré-carré, une prison dont il ne peut que heurter les murs.

          La faute à qui ? Au christianisme. Il fournit aux philosophes un produit fini, qu’ils doivent bien prendre tel qu’il se présente à eux, pour le placer dans la balance de leur réflexion.
          Le moyen, peut-être d’en sortir ? Se rappeler qu’avant le christianisme, il y eût un homme, Jésus le Galiléen. Que l’utopie qui se réclame de lui n’a rien à voir, ni avec ce qu’il a vécu, ni même avec ce qu’il a considéré lui-même comme l’essentiel de son message.
          Car Jésus n’a pas été le premier à prêcher l’amour et le pardon : d’autres l’ont fait avant lui, en Occident et en Orient. Lui-même était très conscient d’apporter quelque chose d’absolument neuf dans le monde juif qui était le sien. Et cette nouveauté absolue du message de Jésus, elle est passée à la trappe, ou bien elle a été rapidement recouverte par le manteau, somptueux et mensonger, de l’utopie chrétienne.

          Comme le disait Jacques Ellul, le christianisme a été une subversion de Jésus – de sa personne, de son enseignement.

          Ce qui a rendu possible cette prise de conscience – récente – c’est la redécouverte de l’homme Jésus tel qu’il fut, de sa personnalité telle qu’elle fut, de son message tel qu’il fut.
          Aujourd’hui, on appelle cela la quête du Jésus historique : les lecteurs de ce blog savent de quoi il s’agit (entre autres.  Si l’on veut sortir du champ clos de la confrontation entre une utopie dogmatique et la réflexion philosophique la plus exigeante, il faut revenir en amont du christianisme, à la personne et à l’enseignement de Jésus.

          Le travail est en cours. Il sera long.

                                              M.B., 20 avril 2009

                       (à suivre)

FETES DU NOUVEL-AN ET DÉSENCHANTEMENT DU MONDE

          Les fêtes de Noël et du Nouvel-An viennent de ruisseler sur nous comme les chutes du Niagara sur de jeunes mariés américains. On s’en remettra.

          Depuis l’essor de l’archéologie, nous savons que les peuplades les plus anciennes, les plus archaïques, possédaient toutes des mythes étroitement reliés au cycle du soleil. Dans notre Occident, les Celtes célébraient déjà la fin d’une année et le commencement d’une autre. En Orient, je crois que les Hindous eux aussi marquent depuis des millénaires la succession des cycles annuels par des rites colorés.

          Profondément enfouis dans la nature humaine, ces rites exploitent la banalité des saisons pour exprimer les mythes d’une civilisation. Des mythes qui donnent à nos vie l’arrière-plan, la profondeur qui leur manqueraient sans eux : l’infini du cosmos.
          Et au-delà, Dieu ou ce qui en tient lieu.

          Dans le monde gréco-romain du 1° siècle, la mythologie était omniprésente. La succession du temps, qui est à deux dimensions – avant et après – en recevait une troisième dimension, au-delà.
          Le judaïsme ajoutait un élément qui n’était pas absent des autres cultures mais auquel il donnait une place prépondérante : dans ce monde à trois dimensions, Le Mal danse et entraîne les humains dans sa farandole. Et à partir du IV° siècle avant J.C. environ les juifs l’ont personnalisé, en l’appelant le Satan – souvent traduit dans les versions grecques de la Bible par le Diabolos, « celui qui divise ».

          Un monde enchanté par la lutte du bien contre le mal, personnifiés en figures hautes en couleur et qui s’affrontaient quelque part au-dessus de nos têtes : nous étions spectateurs impuissants, et toujours victimes, de ce combat des Titans (ou des Anges) qui se déroulait en-dehors de nous, dans un ailleurs inaccessible. C’était le sort, ou le destin, le fatum des romains : une fatalité à laquelle nous étions soumis, sans action possible sur elle.

          L’enseignement de Jésus désenchante ce monde de mythologies.
          Juif, il sait que Dieu est une chose, et l’humain une autre : il ne les confond pas, ne cherche pas à les faire découler l’un de l’autre – ce qui est la tendance de toutes les mythologies.

          Dieu est dans les Shamaïm – que nous traduisons, faute de mieux, par « le ciel » – et nous autres nous sommes sur terre. Ceci, qui est juif, il le corrige de façon révolutionnaire :

          1) Pour un juif de son temps, le frère était un autre juif – à l’exclusion des non-juifs. Pour les Esséniens, un membre de sa secte – à l’exclusion des autres juifs. Pour les Zélotes, celui qui se révoltait comme lui et avec lui, en prenant les armes.

           Pour Jésus, le prochain est tout homme, ou toute femme dont on croise la route. Ni le frère de sang, de fanatisme, ou le frère d’armes : celui (ou celle) qui est , sur mon chemin.

          2) Ce prochain sans distinction, il en fait le convive invité à un repas festif qu’il décrit comme son « Royaume » : le monde accompli, réalisé, enfin libéré de la danse du Mal.

          3) L’hôte qui invite à ce repas est au centre de la fête, il l’organise et en fixe l’ordonnancement, le déroulement concret.
           Parabole : cet hôte, c’est Dieu.

          4) Nous sommes les seuls responsables du bien (ou du mal) qui se fait en nous et autour de nous. Notez que c’est aussi l’enseignement du Bouddha.

                   Dieu ne s’anéantit pas pour devenir semblable à ses convives (c’est la Kénose du Nouveau Testament). Les convives n’aspirent pas à être divinisés. Chacun reste à sa place, avec sa nature propre, mais l’Un reçoit les autres dans son intimité.

          Monde désenchanté, parce qu’il ne laisse aucune place à des puissances maléfiques (ou bénéfiques) imaginaires. Mais monde réenchanté par la magie des paraboles, qui décrivent le bonheur comme une réalité familière, et font chanter l’imagination en lui ouvrant le mystère de la convivialité avec Dieu.

          Jésus a désenchanté le monde mythique de l’Antiquité.

          Il l’a réenchanté, non pas en créant d’autres mythes, mais en le décrivant par des paraboles enchanteresses.

          Ce monde désenchanté, le christianisme s’est hâté de le réenchanter

           – En incarnant Dieu et en divinisant l’homme

          – En donnant à des sacrements, dont la clé se trouve dans les poches des Églises, le pouvoir quasi-magique d’accéder à la divinisation.

          – En adoptant la plupart des mythes païens pour les revêtir du manteau chrétien. Parmi bien d’autres, le Sol Invictus qui est devenu Noël, naissance du Christ.

          Sans ce réenchantement du monde, le christianisme ne se serait jamais développé. Tant il est vrai que nous avons besoin de mythes enchanteurs, pour survivre dans un monde qui n’a rien d’enchantant.

          A moins que… au monde désenchanté que nous connaissons depuis si longtemps, sans espoir, tétanisé par un futur de pénurie et d’affrontements, quelques-uns ne tentent de substituer un jour le monde désenchanté de Jésus, enchanté par sa parole à lui.

                                         M.B., 7 janvier 2010

L’HUMOUR ET LE MAL FRANCAIS

          Pour communiquer, nous utilisons des mots : quand parlons-nous sérieusement, et quand est-ce pour rire ? Comment nous comprenons-nous ?

 L’héritage d’Aristote

           Il a fondé ce qu’il appelait « la logique formelle » – l’une des disciplines de la philosophie.

           Dans le langage, il distingue le mot, qui n’est qu’une vibration orale ou un signe mis par écrit. Et son extension, qui est le sens généré par un mot chez celui (ou celle) qui l’entend ou le lit : le mot devient alors concept, ensemble de significations perçues par autrui.

           Le concept connaît plusieurs niveaux d’extension :

 -a- L’extension notionnelle : c’est sa signification à l’état pur, si j’ose dire. Cette extension peut être plus ou moins vaste : certains mots renvoient vers une seule signification, précise et restreinte, ce sont les termes univoques. D’autres au contraire renvoient vers toute une palette de sens qui s’appellent l’un l’autre : ce sont les termes équivoques.

          Lesquels n’ont rien à voir avec les synonymes. Par exemple, le mot « règle » : il peut désigner l’outil grâce auquel on tire un trait, ou une loi à observer, ou encore les indispositions féminines passagères. Chacun de ces termes possède son extension propre, c’est son contexte et son usage qui en précisent le sens.

 -b- La seconde extension est d’ordre affectif : un mot peut provoquer en nous des émotions très variées, qui n’ont rien à voir avec son extension notionnelle. Par exemple, le mot « sale » : c’est le contraire de « propre », et à ce stade il ne porte en lui aucune charge affective. Mais dites à quelqu’un qu’il est un « sale type », et il a le sentiment que vous ne l’aimez pas, ou même que vous l’insultez.

 Le mot, et la phrase

           Aristote a peu approfondi le fonctionnement des mots, une fois assemblés en phrases. Il s’est contenté d’étudier les syllogismes : « tout ce qui est rare est cher, or le diamant est rare, donc le diamant est cher ».

          Il a fallu attendre le XX° siècle pour que la logique devienne linguistique, et connaisse dans les années 60-70 l’explosion du structuralisme.

          Cette discipline étudie le sens (on ne parle plus d’extension) pris par les mots, quand ils sont associés en plusieurs phrases qui se suivent. On identifie un « champ lexical », qui peut être analysé indépendamment du sens de chaque concept ou même des séquences de mots.

           On prétend alors rationnaliser ce qu’on appelait communément le « style d’un auteur », notion vague qui ne cernait pas l’enchevêtrement des extensions de chacun des concepts formant une ou plusieurs phrases de cet auteur.

           Bien que le structuralisme ait partout fait long feu, la France continue encore à en faire le dogme de son enseignement secondaire. Comme le savent les parents, le résultat est catastrophique, car cette technique évacue totalement l’émotion générée par un assemblage de mots, et la notion de beauté d’un texte. Obligés d’analyser les auteurs de façon structurale, nos gamins passent à côté du message principal de la littérature : l’émotion qu’elle engendre, ce qui fait sa puissance transformante.

 Et l’humour ?

           Inventé par les anglais au début du XVII° siècle, il est peu familier aux français qui l’ignorent ou s’en méfient.

          Car la spécialité française, c’est la rigueur de la langue, et la Tragédie : même nos comédies classiques sont en fait des tragédies de caractères. Lorsque nous sortons du sérieux univoque de la gravité, c’est pour pratiquer l’ironie, dont Voltaire fut le maître.

           L’ironie tente d’échapper à la gravité d’une situation en se moquant des protagonistes, et en mettant en lumière leurs ridicules. L’autre est devenu l’adversaire à abattre : on fait sur son compte des « bons mots », qui peuvent tuer.

          On tente d’échapper à l’insupportable par une guerre d’esquive verbale, basée sur l’allusion biaisée : « Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vesphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres (175 Kg), s’attirait par là une très grande considération » (Candide).

           En revanche, l’humour n’attaque jamais directement l’autre. On s’en défend en se moquant d’abord de soi : « Voyez, je suis de si peu d’importance que vous n’aurez pas de prise sur moi : vous ne pouvez pas faire de mal à quelqu’un de si insignifiant par rapport à vous »

                   En 1793, Mme Du Barry monte sur l’échafaud. Arrivée en haut, elle se jette aux pieds du bourreau et le supplie : « Monsieur le bourreau, je vous prie, encore une minute ! ».

          Tout le monde pleure sur le sort de l’infortunée maîtresse de Louis XV, qui ne méritait pas cela, et maudit le bourreau.

          Situation tragique.

          Ầ Londres, Sir Thomas More parvient au pied de l’échafaud. D’en bas, il s’adresse au bourreau qui va le décapiter: « Monsieur le bourreau je vous prie, veuillez m’aider à monter. Car, pour descendre, je m’arrangerai bien moi-même ». (cliquez)

          On sourit : il a échappé au bourreau, et meurt libre.

          Humour.

           L’humour introduit dans le langage un troisième type d’extension des concepts. Leur sens reste univoque. On ne joue pas sur l’affectivité – au contraire, on s’en garde. Les mots ne changent pas de sens, mais ils signifient l’inverse de leur extension habituelle, entraînant l’auditeur dans un domaine tout autre, généralement de haute teneur morale ou philosophique.

           L’attaché militaire de De Gaulle lui dit, au moment de son débarquement en France : « Mon général, enfin, on va pouvoir tuer tous les cons ! » Le grand Charles répond, imperturbable et d’une voix sépulcrale : « Vaste programme, mon ami, vaste programme ! »

           L’humour suppose une connivence entre celui qui le pratique et celui qui le reçoit. Sans cette connivence (le plus souvent, celle de l’amitié ou de la camaraderie), l’humour tombe à plat : l’auditeur ne franchit pas la barre du sens premier, il en reste à l’extension usuelle des mots.

          Et si, dans un deuxième temps, il se rend compte qu’il n’a pas joué le jeu de la connivence, il est furieux : « On se moque de moi, on me prend pour un idiot  !» – puisque je suis resté collé à l’extension notionnelle ou affective des mots, comme une moule à son rocher.

          L’humour se pratique donc à plusieurs : c’est un jeu, subtil, où chacun se défend contre les impasses de la vie en faisant appel à la complicité de l’autre.

           Mais c’est aussi un jeu d’hommes libres : puisque par l’humour, j’échappe à la provocation ou au combat – et j’échappe par le haut, en obligeant l’autre à prendre du recul.

           Jésus se trouve face à une meute de dignitaires religieux qui veulent tuer à coup de pierres une femme convaincue d’avoir péché. Alors qu’ils lui demandent de prendre parti dans ce drame, il répond : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! ».

          Ce n’est pas un hasard si la démocratie moderne est née en Angleterre, avec le raffinement de la politesse préservée jusqu’au bout. Dans une fameuse bataille rangée, des fusiliers français faisaient face aux anglais, à trente pas. Deux versions nous sont parvenues de l’ordre donné alors à ses soldats par l’officier français :

          L’une, transmise par son homologue anglais qui se trouvait face à lui : « Messieurs les anglais, aurait entendu l’anglais, tirez les premiers ! »

          L’autre, rapportée par les frenchies : « Messieurs ! Les anglais ! (aurait hurlé l’officier français) : tirez les premiers ! ».

          D’un côté, « Gentlemen, je vous en prie, vous d’abord !”. De l’autre :”Les gars, dégommez-moi les premiers ces salaupiauds! ».

           Les premiers éduqués par l’humour, les seconds l’ignorant.

             L’humour apprend à voir la réalité en face, parce qu’elle transcende toujours l’individu et son narcissisme.

          Pétain : « Je fais don de ma personne à la France ». Le même jour, Churchill au peuple anglais : « Je ne vous promets que de la sueur, des larmes et du sang ».

           La vie politique française ne se porterait-elle pas mieux, si nos dirigeants cultivaient un peu plus la pratique de l’humour ?

                     M.B., août 2010

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RIRE, POUR NE PAS PLEURER

          Quand on se cogne violemment à une porte fermée, deux solutions : rire de la situation cocasse, ou insulter la porte.

          C’est ainsi que le rire soviétique, polonais, juif…, a permis à des peuples opprimés par l’Histoire de survivre. D’attendre qu’une porte s’ouvre dans leur nuit.

          Rire d’une décadence, pour pouvoir la supporter en attendant (sans trop y croire) d’hypothétiques jours meilleurs.

            La pire des décadences, la plus sournoise, c’est celle de l’esprit quand elle se manifeste massivement dans l’appauvrissement des moyens d’expression, c’est à dire de la langue parlée. Qu’une population ne sache plus trouver les mots justes pour dire ce qu’elle ressent, et elle franchit un seuil de pauvreté que rien ne peut chiffrer.

           Conversation entendue dans le train. Wagon à moitié plein, paroles feutrées, convivialité discrète. Soudain, une sonnerie retentit : un jeune homme sursaute, colle un boitier à son oreille, et se met à crier (emplissant à lui seul tout le wagon) :

           – Allô ? C’est toi ? T’es où, là ? Moi ch’uis dans l’train. T’es où ? Ah bon. Ouais, j’viens d’l’hosto. Ben voilà, elle a eu l’accident, voilà, quoi… Non, y’avait la queue, les flics, y’avait pas un toubib, bon, tout ça quoi, j’hallucine grave, c’était nul à chier, voilà… T’en fais pas, y’a pas d’souci, c’est chaud mais je gère… Super, t’inquiètes, c’est bon, ch’fais les papiers, tout l’reste, tu sais quoi, voilà… Bon, t’es où maintenant ? Super, y’a pas d’souci, on se voit et puis voilà, quoi !

           Voilà, quoi ! : prêtez l’oreille, vous l’entendrez à chaque fois qu’un individu, pourtant produit de l’exception culturelle française, se trouve incapable de mettre des mots sur sa pensée, sur ses émotions, ce qu’il ressent, qu’il vit ou qu’il espère. C’est alors à vous, auditeur ou téléspectateur, de combler dans votre tête le vide ouvert par ce voilà, quoi !

         Cela suppose que le registre partagé des émotions est très limité, le choix des possibles pensés très restreint : voilà, quoi ! aiguille votre cerveau et votre affectivité vers cet étalage si peu fourni, si commun à tous, que vous avez toutes chances de tomber sur quelque chose et de passer à l’étape suivante du dialogue en étant persuadé de savoir exactement ce qui vient d’être dit, quel contenu d’information ou d’émotion vous a été transmis.

           Et l’écrivain, qui travaille tant pour trouver le mot juste, celui qui cernera exactement la pensée fugitive ou l’émotion passagère, l’écrivain hallucine grave. Il se demande à quoi bon se remettre à l’établi, trouve que c’est nul à chier, tout ça, voilà, quoi ! Il cherche une personne qui lui dirait « T’inquiète, on sait lire, on gère, c’est super, y’a pas d’souci, voilà ! »

           Et il a une furieuse envie de crier : « T’es où, là ? »

                                  M.B., 29 janv. 2012, voilà

P.S. : Sur l’humour, indispensable exercice de survie auquel l’auteur s’efforce au risque de ne faire sourire que lui, vous trouverez dans ce blog