L’ÉVANGILE DU TREIZIÉME APOTRE (II) : une critique

          L’évangile du treizième apôtre commence à être lu, quelques critiques me parviennent.

          Voici l’une d’elles : « Votre texte tient très bien debout, mais c’est descriptif et sans message. On dirait que c’est écrit seulement pour se justifier, et corriger des inexactitudes ».

 Qu’est-ce que l’exégèse ?

           Pour la première fois, je publie un ouvrage d’exégèse.

          L’exégète se penche sur un texte du passé, né dans un contexte, une culture anciens et disparus, écrit dans une langue morte ou étrangère. Il cherche à comprendre ce que ce texte peut vouloir dire pour nous, dans notre contexte, notre culture actuelle et la langue que nous parlons.

          L’exégèse est une des disciplines de l’Histoire : de même que l’historien cherche la vérité des faits, l’exégète cherche la vérité des textes.

          C’est un archéologue des mots : après les avoir identifiés, il cherche à les comprendre en les replaçant dans la strate historique dont ils proviennent.

           Depuis un siècle et demi, les exégètes bibliques ont mis au point une panoplie d’outils, des critères de lecture qui se révèlent performants. J’en ai donné ailleurs la liste (cliquez), ils sont évalués dans le Tome I de J.P. Meier (1), ce sont eux que j’ai utilisés pour extraire du Quatrième Évangile, dit selon saint Jean, un texte enfoui, noyé dans ce monument fondateur du christianisme.

 Une reconstitution ?

           Identifier, à l’intérieur de ce texte archiconnu, écrit par plusieurs mains anonymes au tournant du 1e siècle après J.C., un autre texte dont l’auteur serait le disciple bien-aimé de Jésus, qui n’est nommé que dans ce Quatrième Évangile.

          Pour procéder à cette extraction, créer de nouveaux outils, des critères de lectures adaptés à cette chirurgie-là, particulièrement délicate et fine.

          Est-ce de la chirurgie plastique, aboutit-on à un nouveau texte, reconstitué à partir de l’ancien ?

          Non, c’est un accouchement. Sorti de la maternité, le texte paraît nouveau parce qu’il a été débarrassé, nettoyé de l’amas de mots qui l’enveloppait et le rendait quasi-invisible dans ce placenta.

 Un nouvel évangile ?

           Les trois autres évangiles sont des ouvrages théologiques, et même polémiques.

          Des souvenirs, des paroles de Jésus ont été regroupés, triés, corrigés, amputés ou amplifiés, pour répondre à l’ambition des premiers chrétiens : créer une nouvelle religion, en inventant un nouveau dieu.

          Cela s’est fait progressivement : écrit le premier, Marc ne divinise pas encore Jésus, comme le feront plus tard Matthieu et Luc – qui déclare avoir soigneusement composé son texte.

          Chacun de ces trois évangéliste a inscrit sa théologie propre, en même temps que celle du milieu dans lequel (et pour lequel) il écrivait, non seulement en transformant plus ou moins certains dires et certains faits de Jésus, mais en les présentant de façon « ordonnée », comme le dit Luc.

          Or le texte que j’exhume du Quatrième Évangile n’a pas d’ordonnancement, pas de structure élaborée. C’est un recueil de quelques souvenirs d’un habitant de Jérusalem, qui témoigne de ce qu’il a vu et entendu lorsque Jésus quittait sa Galilée natale, pour monter dans la Ville de David.

          Le titre de mon petit livre est donc inexact : L’évangile du treizième apôtre aurait pu s’appeler Quelques souvenirs d’un témoin oculaire de Jésus à Jérusalem.

Une description

           Les lecteurs découvriront que ce qui est exceptionnel dans ce texte – à vrai dire, unique dans l’Histoire des Religions – c’est que l’auteur se contente de décrire ce qu’il a vu. Il se refuse absolument à toute interprétation morale, religieuse, philosophique ou théologique, des événements dont il a été le témoin, et de la personne qui est à l’origine et au centre de ces événements.

          Nous sommes tellement habitués, déformés par l’énorme édifice de pensées, de théories, de dogmes, de controverses qui collent depuis le début à la peau de Jésus, que nous voilà tout déconcertés. Quoi ? Ce disciple anonyme a vraiment rencontré personnellement Jésus, il a vraiment vu ce qu’il raconte, son témoignage est le seul de première main que nous possédions… et il n’en tire aucune conclusion, aucun message, aucune théorie, aucune théologie ?

          Eh non ! Il se contente de nous mettre en présence du Galiléen.

          Il semble avoir été tellement séduit, subjugué par l’homme qu’il voyait évoluer en Judée, dont il est sans doute devenu un ami proche, qu’il se refuse de nous dire autre chose que : « Venez, et voyez ».

 Une critique ?

           La critique de mon lecteur est donc le plus beau compliment qu’il pouvait me faire.

          Oui, ce livre est descriptif et sans message : au lecteur, et à lui seul, il appartient d’en tirer un message à sa taille. Ajouter mon message à l’absence de message du disciple bien-aimé, c’eût été le trahir (et trahir l’homme qu’il décrit) : c’eût été faire de la mauvaise exégèse.

          Oui, c’est une justification de tout ce que j’ai publié jusqu’ici : mes romans (cliquez et cliquez) sont tous nés de cette exégèse.

          Oui, c’est écrit pour corriger des inexactitudes : celles qui forment sur le visage de Jésus l’épais maquillage du dogme que nous connaissons, et qui nous étouffe.

           Prenez le temps de lire ces cent petites pages. « Venez, et voyez » : je n’ai pas cherché à voir à votre place.

                                                             M.B., 5 mars 2013

 Comment se procurer L’évangile du treizième apôtre : cliquez

 (1) John P. Meier, Un certain Juif, Jésus – (I) Les données de l’Histoire, Cerf, 2004.

« JÉSUS, MÉMOIRES D’UN JUIF ORDINAIRE » au Livre de Poche

Publié le par Michel Benoit

         Couverture---Memoires---Liv-de-Poch-.JPG

           Dans le silence des oliviers, publié par Albin Michel en 2011, sort au  »Livre de Poche » sous un nouveau titre, Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire.

           Il s’agit du même texte, seul le titre a changé. Pourquoi ?

          Parce que ce roman se présente bien comme un retour sur sa vie passée, au moment où Jésus sait qu’il va être arrêté. Il se remémore les événements qui l’ont conduit à tout quitter pour vivre en prédicateur itinérant, faisant exploser son horizon de Juif pieux.

           Un roman, mais basé entièrement sur la Quête du Jésus historique (cliquez).

          Un roman historique, ou plutôt exégétique. Ce n’est pas une  »vie de Jésus » (cliquez), mais une évocation soigneusement documentée de ce qu’il a voulu faire, et dire (cliquez).

          Traduit en anglais sous le titre The silence of Gethsemane (cliquez).

           Un petit livre, agréable à lire, dans lequel j’ai voulu condenser quarante ans de recherche sur la personne de celui qui est à l’origine de notre civilisation occidentale.

          Cette recherche, on en trouvera l’illustration dans un autre petit livre qui vient de paraître, L’évangile du treizième apôtre (cliquez).

           En voici la quatrième de couverture :

           Aucun Juif n’est ordinaire, quand il assume l’héritage des prophètes du judaïsme.

          Ni quand il prétend porter cet héritage à son accomplissement.

          Tel fut Jésus le Galiléen.

           Dans la nuit de Pâque, caché au milieu d’un jardin d’oliviers, il sait qu’il a été trahi, qu’il va être arrêté. Seul face aux étoiles, il revit les événements qui ont façonné sa vie : la rencontre de Jean-Baptiste, le séjour au désert, ses deux années d’itinérance…

          Il se rappelle le surgissement progressif d’un message original et neuf, incompris de ses proches et rejeté par les autorités juives.

           Michel Benoît évoque avec limpidité et érudition la formidable présence d’un Jésus qui aurait pu faire naître un monde différent, s’il avait été entendu.

           Si ce petit livre vous a plu, faites-le connaître autour de vous…

                                M.B., 23 mars 2013 .

APRÉS L’ÉMISSION « UN HOMME APPELÉ JÉSUS » sur France 2

          C’était forcément le « grand écart », et le réalisateur Roland Portiche le savait.

          Il savait qu’il ne fallait pas mécontenter les amateurs de mythes et de légendes, tout en ouvrant des fenêtres sur la réalité.

          Respecter les croyants, tout en laissant parler les chercheurs.

          Pari forcément inconfortable, mais pari réussi : une très belle émission, qui a réuni, un soir de départ en vacances, 4,9 millions de téléspectateurs devant l’écran.

          Jésus l’a presque emporté sur Obélix (même heure sur TF1).

           Le fil conducteur est fourni par les images tirées du film, déjà ancien, de Franco Zeffirelli. Un Jésus White Anglo Saxon Protestant d’Hollywood, propre à rassurer nos vieux et enchanter nos enfants. Mais les images de Zeffirelli sont belles, et juste après on nous montre la reconstitution saisissante de ce à quoi pouvait ressembler réellement un Juif contemporain de Jésus.

          Sur ce canevas, R. Portiche a laissé s’exprimer une dizaine d’historiens et exégètes. Tous l’ont fait sans passion, avec rigueur et mesure.

          Tous, sauf un.

           J’ai publié dans ce blog deux articles sur le livre Jésus de l’inénarrable Jean-Christian Petitfils (cliquez et cliquez). Historien de talent (il l’a montré dans un excellent Louis XVI, (cliquez), il perd tout contrôle dès lors qu’il s’agit de Jésus. Oublie ce qu’est le rigoureux travail de l’historien, ignore la critique textuelle, mélange tout pour se faire le porte-parole des catholiques piétistes et fondamentalistes.

          En vrac, il justifie la réalité historique du massacre des Innocents, de l’étoile de Bethléem, fait sans hésiter du dernier repas de Jésus une eucharistie, de sa souffrance « un mystère qui sauve l’humanité », puis s’enflamme en vue du Suaire de Turin (cliquez)… Tout cela est affligeant, plus que les interventions du cardinal Vingt-trois qui est dans son rôle en répétant sa leçon.

           Fort heureusement les autres intervenants font vite oublier ce miel de sacristie. Avec compétence, ils contredisent et corrigent ces propos, dans une convergence de vues d’autant plus frappante qu’ils ne se sont aucunement concertés. Particulièrement appréciables les contributions de Raphaël Draï, professeur à Science-Po qui parle du Juif Jésus en Juif laïc, averti et apaisé (« pour tout Juif, la mort n’est pas une fin »). De Michel Quesnel, prêtre et doyen de faculté théologique, qui n’hésite pas à faire part de ses doutes sur la version ‘’politiquement correcte’’. De Daniel Marguerat, fin connaisseur du Jésus historique, qui n’a qu’un moment d’hésitation au moment où il parle de la ‘’résurrection’’ (cliquez). Du rabbin Marc-Alain Ouakim, pour qui la guérison miraculeuse est d’abord la redécouverte de « la foi en soi-même », de « la force d’exister ».

           Particulièrement intéressantes les vues des fouilles récentes sur les sites de Nazareth, Sepphoris, Capharnaüm (on voit la synagogue où Jésus enseigna !), Magdala, les deux piscines de Bethesda et Siloé, la barque si semblable à celle des apôtres pêcheurs du lac de Galilée. L’escalier du Temple, aux marches inégales pour canaliser la cohue…

           En préambule du film, Stéphane Bern dit qu’il en ressort l’image « d’un Jésus bien différent du catéchisme traditionnel ». Et en conclusion : « Entre la mort de Jésus et le début du christianisme, il s’est passé quelque chose de décisif. Oui, mais quoi ? Sans doute ne le saura-t-on jamais, car tout ne s’explique pas ».

          Certes, le besoin viscéral de mythes est inscrit dans nos gènes, comme en témoignent les peintures préhistoriques, et il ne s’explique pas. Mais on sait très bien aujourd’hui comment Jésus a été transformé en Dieu, son message de prophète juif en idéologie mondiale et conquérante.

          Seulement, ceci est une autre histoire…

           Après la diffusion, Roland Portiche m’a envoyé ce message :

          « Vous êtes sans doute frustré du peu que j’ai retenu de notre longue interview. Il fallait gérer des heures et des heures d’entretiens (une trentaine) très riches et un minutage qui, sans être négligeable (1h43), était tout de même limité. Le résultat est quand même là : cinq millions de français ont découvert hier soir une approche de Jésus un peu différente de celle à laquelle ils étaient habitués. Le but de l’émission n’était pas de TOUT dire en une seule soirée, mais de donner envie au public d’en savoir plus ».

           Frustré ? Sûrement pas. Vous avez ouvert des portes. Vous avez posé des questions : ceux qu’elles intéressent iront lire nos livres, qui sont indiqués sur votre site. Ils verront une fois de plus que tout, dans ce qui est enseigné officiellement, n’est pas toujours vrai.

          Et s’ils découvrent derrière l’icône de la tradition un homme exceptionnel, qui a beaucoup à nous apporter en ces temps de désespérance, vous aurez gagné votre pari.

           Enfin, vous aurez montré ce qu’est la vraie laïcité, puisque vous laissez parler de leurs convictions intimes et irrationnelles un cardinal, un J.C. Petitfils, à côté de chercheurs attachés à la vérité des faits, insatisfaits par nature et par profession.

           Votre émission fait honneur au Service Public.

                                        M.B., 8 mai 2013

 On peut la revoir, avec bibliographies, en cliquant sur

http://www.france2.fr/emissions/secrets-d-histoire/diffusions/07-05-2013_53553

CHOC DES CIVILISATIONS, OU FIN D’UNE CIVILISATION ?

          En 1996, Samuel P. Huntington publiait Le choc des civilisations. Il analysait la confrontation entre « L’Occident et le reste du monde », la civilisation occidentale est les autres. Il montrait qu’un choc était inévitable, et serait ravageur, entre ces deux entités : l’une cernable et définie (l’Occident), l’autre floue et mouvante (le reste du monde).

     L’analyse de Huntington ne prenait pas (ou pas suffisamment) en compte un phénomène majeur, bien exprimé par Élie Barnavi (Les religions meurtrières, Flammarion, 2006 : cliquez) : « Vous croyiez Dieu mort et enterré, ou du moins définitivement chassé de l’espace public… Vous découvrez, effaré, qu’Il revient en force, et avec quel éclat » (p. 9)

     Le retour de Dieu (ou plutôt des religions, car « Dieu » n’est pas plus présent qu’autrefois) est un phénomène nouveau, inattendu, et qui change tout. Nous découvrons que nous nous sommes trompés pendant plus d’un siècle : Dieu n’est pas mort, comme le proclamait Nietzche. Il y a bien un choc, mais c’est un choc entre religions. Comme il en a été pendant des siècles, en fait depuis que l’homme existe en sociétés.

     Pourquoi n’avons-nous pas su analyser et comprendre  ce qui nous arrive ? Parce que l’Europe s’était habituée, depuis le IV° siècle, à habiter l’intérieur d’une civilisation fondée, enracinée dans le christianisme, totalement façonnée par lui. Pour le meilleur comme pour le pire, l’Europe a été chrétienne, officiellement, depuis l’an 380 – date à laquelle l’empereur Théodose décrèta le christianisme religion officielle (et unique religion) de l’Empire romain.

     Cela a duré, inchangé, pendant 17 siècles. Et puis, en 2004, pour la première fois de son histoire, l’Europe déclare officiellement qu’elle ne reconnaît plus son identité dans le christianisme : le projet de Constitution Européenne ne comporte aucune référence chrétienne, malgré la baroud d’honneur mené par 3 pays sur 25 (l’Italie poussée par le Vatican, l’Espagne, la Pologne). L’Europe se définit comme un ensemble de sociétés marchandes, sans socle identitaire commun : ce qui ne suffit pas à faire une civilisation.


     Nous ne vivons donc pas un  « choc des civilisations », entre eux et nous : mais la confrontation entre une civilisation (le Tiers-monde, emmené par l’islam) et une non-civilisation, l’Europe. Laquelle ne représente plus une force capable de s’opposer pour exister, mais un ventre mou que pénètre, avec une extraordinaire facilité, l’islam sous toutes ses formes.

     L’Allemagne, vieille nation chrétienne, vient de prendre la présidence de l’Europe. Elle ne présidera rien, puisque l’Europe ne lutte pas à armes égales contre la civilisation, forte et sûre d’elle-même, qui lui fait face.


                        M.B., janvier 2007

IMPASSE DE L’OCCIDENT : un survol historique.

Au IV° siècle, l’Empire romain était totalement imprégné par le culte solaire de Mithra. Il s’en est fallu de peu que Julien l’apostat, formé au christianisme dans son enfance, n’impose un mithraïsme réformé, avec « médiateur » et trinité solaire, qui aurait pris la place du christianisme alors en formation.
En retour, ce culte a marqué de son influence le christianisme, puisque Jésus est souvent représenté depuis avec les attributs solaires, la liturgie ancienne l’appelle sol oriens (soleil levant), la date du 25 décembre sera choisie comme dies natalis (jour de naissance) du Christ, les églises sont toutes orientées vers l’Est…

Finalement, c’est le christianisme qui l’a emporté, peut-être grâce à son insistance sur la souffrance humaine – négligée par le mithraïsme. Un « Dieu souffrant » sédu isant plus facilement des foules souffrantes qu’un dieu solaire triomphant des ténèbres…

L’évolution du christianisme peut se schématiser ainsi :

– Un Rabbi juif est divinisé pour des raisons essentiellement « politiques », et au contact des religions à mystère de l’Empire. L’influence gnostique est forte (gnose grecque et juive).

– Pendant deux siècles, christianisme primitif et religions orientales cheminent côte à côte, en rivalité de plus en plus vi olente. Irénée est le premier à organiser la confrontation.

– En 313, Constantin publie un Décret de tolérance qui instaure une compétition politique (avantages économiques, fiscaux, exemptions..) entre christianisme et religions anciennes

– Les chrétiens, libérés par cet édit, se déchirent entre eux : sous une apparence dogmatique, ce sont surtout des querelles de pouvoir. Les sectes chrétiennes pullulent, l’Arianisme en tête qui refuse la divinité de Jésus. En 325, un concile partiel (Nicée) fixe la doctrine de la tendance dure (divin isa tion de Jésus), mais les opposants ne l’acceptent pas. L’ Empire se déchire entre un Occident catholique et un Orient Arien.

– Julien se rend compte que l’Empire romain va disparaître s’il perd son ossature religieuse et culturelle. Il tente, vers 360, une restauration du mithraïsme.

– La mort rapide de Julien fait avorter cette tentative. Comme prévu, l’Empire s’effondre.

– Sur ses restes, l’Église chrétienne s’établit par un double mouvement :

  • Persécution des religions anciennes, prise du pouvoir (privilèges politiques et sociaux), puis élimination des rivaux religieux (sauf arianisme). A la fin du IV° siècle, l’Église apparaît seule debout dans un champ de ruines.
  • Consolidation du dogme de l’Incarnation par celui de la Trinité (Chalcédoine, 451) : établissement d’une forteresse dogmatique à laquelle collaborent des esprits à la fois brillants et fanatiques d’Orient et d’Occident.

– Sur ce socle dogmatique se construit lentement l’édifice sacramentel : entre le 8° et le 10° siècle, le couple sacerdoce-épiscopat est bétonné, le célibat des prêtres défini. Autour du 10° siècle, fixation du sacrement de mariage, tissu conjonctif de la société chrétienne.

– Autour du 13° siècle, fixation de l’eucharistie : on conceptualise la transformation de la substance du pain en substance du ressuscité, grâce au recours à la philosophie aristotélicienne qu’on vient juste de redécouvrir.

– Au 11° siècle, schisme orient-occident pour raisons purement politiques. Mais il faudra attendre 1871 pour que la dernière conséquence en soit tirée : la définition du dogme de l’infaillibilité papale. Peu après, échec des conversations entre Newman et les anglicans, où l’on évoque la reconnaissance des ordinations anglicanes – qui aurait réunie à Rome l’Église d’Angleterre et ses colonies, notamment américaines.

– Au tournant du 20° siècle, 1° crise moderniste : l’Église, qui a encore une certaine vitalité intellectuelle (renouveau thomiste des années 20 à 40), réagit. Elle achève l’édifice sacramentel en définissant le « moment » de la transsubstantiation : les par ole s de la consécration et non pas l’épiclèse qui la précède – rejetant ainsi une main tendue de l’Orient, pour qui c’est l’épiclèse qui est le centre de la prière eucharistique.

2° crise moderniste : l’après-guerre. La structure hiérarchique de l’Église est mise en cause par le mouvement théologique (Congar, de Lubac, Rahner…) et social (les prêtres-ouvriers, les nouvelles fondation religieuses)

– Vatican II : ne condamne pas, mais se contente d’entrouvrir quelques portes : ministères, rapprochement avec les chrétiens « séparés »… Bien évidemment, on ne touche pas aux fondements dogmatiques. C’est un Concile « pastoral » : par ce terme qui définit son (absence d’) ambition, l’Église avoue qu’elle n’a plus les moyens de bâtir, ou de re-bâtir, un édifice doctrinal ou idéologique d’envergure.

– Le long règne de Jean-Paul II fige durablement cette pétrification de l’Église : toute recherche est condamnée (théologiens sud-américains, Drewerman), toute ouverture refermée (Gaillot), l’Église se crispe sur la morale sexuelle. Les avancées idéologiques, religieuses (au sens large) et spirituelles se font désormais en-dehors de l’Église : altermondialisme, condition de la femme, écologie, recherches sur l’identité de Jésus, méditation, retour des religions « orientales » (hindouisme, bouddhisme…).

Bref, on est revenu à une situation analogue au IV° siècle, à une différence près : l’Église n’est plus l’ad olescent fougueux d’alors, en croissance irrésistible. C’est un vieillard fatigué, ankylosé par les énormes calcifications idéologiques héritées de ses réactions ponctuelles à des situations nées en des époques successives du passé.
Mais qui, une fois pétrifiées, interdisent tout mouvement.

La chape dogmatique, faite d’éléments superposés au cours des siècles, devient le couvercle d’un cercueil qui enterre l’Église. Elle n’est plus capable que de s’agripper à cette chape, reliquat à la fois fastueux et pesant d’un passé révolu.

Prenons du recul : on voit une grande période de construction dogmatique, entre le 2° et le 4° siècle. Puis une continuation sur la lancée, qui devient par la suite une calcification.

La différence entre les conciles du IV° siècle et Vatican II est parlante : l’Église du XX° siècle a perdu tout élan constructeur, elle n’est plus qu’un conservatoire de son passé. Sa marge d’adaptation à la vie qui continue est très restreinte (quelques bricolages sans envergure) et surtout sans ambition. Au cours du 20° siècle, elle montre clairement qu’elle a perdu tout contact avec la marche de l’humanité, sur le plan religieux et humain.
Conservatisme et perte de contact allant évidemment de pair.

La question se pose : peut-on espérer un retour, dans l’Église, à sa créativité des quatre premiers siècles ? Et quand on connaît l’intrication des ambitions politiques et des objectifs religieux de cette époque fondatrice, est-ce souhaitable ?
Ou bien le besoin de vie religieuse de l’humanité va-t-il désormais s’exprimer hors l’Église, ce qui semble être le cas ?

Et alors : quel rôle notre génération (qui a encore connu une certaine Église) peut-elle, doit-elle jouer, pour que l’effacement de cette structure ne s’accompagne pas de l’effacement de Jésus ?

                    M. B., 10 janvier 2007

 

 

 

LA CRISE DE L’OCCIDENT : fondamentalismes chrétien et musulman face-à-face.

          Depuis une cinquantaine d’années, l’Occident traverse une crise dont nous sommes les témoins muets, et inquiets. Les analystes la décrivent habituellement comme une crise économique, politique, morale ou sociale. Je voudrais vous proposer, non pas une nouvelle théorie, mais un autre regard sur cette crise. Ce regard est celui de l’historien et du sociologue, il n’est ni celui du théologien, ni celui de l’homme de foi.

             Tout commence avec Jules César. En 63 avant J.C., très jeune mais déjà animé d’une ambition dévorante, il reçoit la magistrature suprême de la religion d’État. Il devient Pontifex Maximus, Souverain Pontife de l’Empire romain. Quelques années plus tard, après avoir franchi le Rubicon, il impose à Rome sa dictature : pour la première fois en Occident, les pouvoirs civil et militaire se trouvent réunis, avec le pouvoir religieux, dans la main du même homme

            Cette conjonction des deux pouvoirs s’imposera à tout l’Occident jusqu’à une époque récente, elle dure toujours dans un pays comme l’Angleterre. Je vous propose d’en retracer – à vol d’oiseau – les péripéties.

             Au premier siècle de notre ère, Rome traverse une crise d’identité. L’un des deux piliers du pouvoir, la religion de l’État romain, est agonisante. Et l’Empire est envahi par des religions venues d’Orient – dont la mieux connue et sans doute la plus répandue est le culte solaire de Mithra. Ces religions sont anciennes, mais une nouvelle venue va faire une entrée fracassante : le christianisme.

            Le 9 avril de l’an 30, un tombeau était trouvé aux portes de Jérusalem, vide – alors qu’il aurait dû contenir le cadavre d’un rabbi itinérant juif, crucifié 72 heures plus tôt. Les disciples de cet homme vont mettre à profit la fragilité intérieure de l’Empire pour inventer, puis pour diffuser une nouvelle religion. A cette religion nouvelle, il fallait un dieu nouveau : vingt ans après sa mort, on voit apparaître dans les Églises créées par Paul de Tarse des tentatives de divinisation du juif Jésus. Mais c’est dans d’autres communautés, situés à l’est du bassin méditerranéen, que s’accomplit la transformation du prophète juif en dieu, égal à Dieu, créateur comme lui – et avec lui – de l’Univers.

          Nous sommes alors aux environs de l’an 90, ou un peu après.

           Mon hypothèse, fondée sur les travaux des scientifiques les plus récents, est que ces groupes sont en fait des branches dissidentes de la communauté du disciple bien-aimé, un 13° apôtre proche de Jésus, et qui a été sauvagement éliminé de la mémoire et de tous les textes du Nouveau Testament – sauf du IV° évangile, dit de Saint Jean, où il apparaît à huit reprises, furtivement mais très clairement (Voir mon livre L’Évangile du 13° apôtre – Aux sources de l’Évangile selon saint Jean, L’Harmattan, 2013)

          Ce disciple bien-aimé, c’est le Treizième Apôtre,. L’existence de cet homme aux côtés de Jésus est un fait historique. Lorsque j’en fais le détenteur d’un lourd secret, capable de détruire l’Occident, je prolonge ce que nous savons de lui avec la liberté du romancier.

          Peut-être en effet cet homme, dont nous ignorons jusqu’au nom mais qui fut un intime de Jésus, peut-être s’est-il opposé de toutes ses forces à la divinisation de son maître ? D’où l’éclatement de sa communauté, dont témoigne clairement le IV° évangile ?

          Toujours est-il que vers l’an 100, Jésus est devenu dieu, et le christianisme peut partir à la conquête du monde.

           Cela ne se fera pas sans mal. Dès la fin du II° siècle, l’arianisme va s’opposer aux partisans de la divinité de Jésus, et manquer de l’emporter. Mais le pouvoir romain, conscient de la diffusion extrêmement rapide du tout jeune christianisme, finit par reconnaître la légitimité de la nouvelle religion : l’empereur Constantin la légalise en 313. L’un de ses successeurs, Julien dit l’Apostat, tentera en vain une restauration de la religion traditionnelle : il était conscient que la civilisation romaine disparaîtrait, si son fondement identitaire ancestral était balayé par le christianisme.

          Et c’est bien ce qui s’est produit. Fragilisé par la perte de son identité, l’Empire va être envahi par les barbares, dont certains sont d’ailleurs ariens. Les Wisigoths vont longtemps camper sur leur refus de la divinisation de Jésus, et leur lointaine descendance se trouve peut-être chez les Cathares de l’Occitanie française.

           Les premières communautés chrétiennes vont consacrer une partie de leurs jeunes énergies à se déchirer entre elles autour d’un point central : l’identité de Jésus. Et tout d’abord, pour pouvoir devenir Dieu il doit cesser d’être juif : très tôt, l’Église renie son enracinement dans le judaïsme. Ensuite, se pose une question lancinante : s’il est Dieu, est-il toujours homme ? Et s’il reste homme, est-il également Dieu ? Comment ces deux existentiaux, inconciliables, peuvent-ils se trouver fusionnés dans le même individu ?

          En 325, pour la première fois, la divinité de Jésus est officiellement proclamée au concile de Nicée, sans que soit pourtant tranchée la question du comment.

           C’est que l’Église ne possède pas encore l’envergure qui lui permettrait d’imposer, et de s’imposer. Elle y accède sous l’empereur Théodose : entre 381 et 392, il décrète le christianisme religion d’État. De persécutés, les chrétiens deviennent persécuteurs, et Rome peut enfin exiger la soumission de tous à l’édifice dogmatique en construction. L’Empire romain qui se délite rêve d’unité, et l’Église doit lui en fournir les moyens, en même temps que le modèle.

          Aboutissement de trois siècles de luttes féroces entre chrétiens, le concile de Chalcédoine (451) définit enfin le comment de la divinité de Jésus. Il l’appelle d’un seul mot, Trinité : comme celle de Dieu, l’unité de l’Empire est proclamée. Et comme celle de Dieu, sa diversité est reconnue.

          Mais ce n’est qu’au VII° siècle, en 681,  que les dernières conséquences de la divinisation de Jésus seront mises au point[1]. Revêtu d’ornements divins parfaitement ajustés, le juif Jésus, devenu Christ, est désormais présentable au monde.

          Or, c’est dans ces années-là, à partir de 650, que se développe, de façon foudroyante, un mouvement appelé à faire parler de lui : l’islam. Qui va chasser l’Église de sa terre d’origine, le Moyen Orient.

           Partout ailleurs, Rome tient le pouvoir : elle est en position de force ou de monopole dans tous les domaines de la vie civile et politique, et ce jusqu’à une époque toute récente.

          S’ensuivent trois siècles qui sont les plus sombres de l’histoire occidentale : difficiles tentatives de reconstitution de l’Empire, invasions musulmanes, invasions multiples… L’Église est le seul îlot stable, émergeant de cette mer démontée. L’Europe trouve d’abord en elle la force de sa survie, puis le  creuset où va se forger son identité, son unité face à l’adversité : dès lors, et jusqu’au projet de Constitution de 2004, l’Europe reconnaîtra toujours dans le christianisme son fondement identitaire.

           A peine sortie de ce chaos, elle voit réapparaître la remise en cause, non plus de la divinité de Jésus, mais de ses conséquences : le pouvoir de l’Église, terni par ses mœurs dissolues.  Sous forme de réformes, de révoltes ou de révolutions, chacun des siècles qui suivent viendra ébranler au moins une fois l’ordre défendu par l’Église catholique, en matière de dogmes ou de discipline.

          Aucune de ces tentatives de réformes n’a jamais abouti : l’Église les a toutes surmontées par la violence. Parfois affaiblie par elles, elle ne s’est jamais remise elle-même en question, ni l’édifice de ses dogmes – et son noyau fondateur, la divinité de Jésus.

          On l’a vu, c’est au moment où l’Église peaufinait sa divinisation d’un homme qu’un vigoureux mouvement d’origine arabe lançait au monde un défi : une nouvelle religion, qui rejette le paganisme en affirmant l’unicité de Dieu et en refusant la divinité de Jésus.

          Ceci n’est pas une simple coïncidence : d’inspiration entièrement judéo-chrétienne, le Coran répond à l’éternelle question : qui est Jésus ? Et s’il n’est pas Dieu, quelles sont les voies d’accès au divin ? Le Coran rejette explicitement la « magie chrétienne », et va attirer à lui un quart de l’humanité.

L’islam coranique est donc la seule réforme radicale du christianisme qui ait réussi. Il l’a fait, et continue de le faire, en s’opposant – par la violence – à une chrétienté considérée par lui comme infidèle à Dieu, c’est-à-dire païenne.

           Fermement appuyé sur l’union en un seul des deux pouvoirs, le civil et le religieux, l’Occident continue sa route. Quand il étend sur la planète son modèle de civilisation, le christianisme – qui n’est encore que le catholicisme – triomphe avec lui.

          La Réforme de Luther parvient la première à entamer l’unité européenne cimentée autour de Rome. Pourtant, Luther et Calvin n’ont pas touché aux dogmes fondateurs du christianisme, et au principal d’entre eux, l’incarnation – la divinité de Jésus. Et Michel Servet a été brûlé en terre calviniste pour y avoir prétendu.

           Le deuxième coup porté au pouvoir religieux, fondement identitaire de l’Occident, va être le mouvement des Lumières, c’est-à-dire le triomphe de la raison sur la foi considérée comme irrationnelle. Mais sa diffusion touche surtout les élites : au tournant du XX° siècle, l’Église catholique apparaît comme une des premières puissances mondiales. Grâce à la colonisation de la planète par les occidentaux, elle est partout présente, parfois massivement.

           Les sociologues situent en 1942, au moins en France, le commencement de la fin. En fait, l’expansion missionnaire du XIX° siècle et la montée des fascismes au début du XX° ont masqué le déclin du catholicisme, qui était latent depuis plus longtemps. Ce déclin, il nous a explosé à la figure en à peine une génération – la mienne : en 50 ans, tout a disparu de ce qui faisait la gloire de l’Église catholique. Partis politiques, syndicats, éducation, mouvements de jeunes, organismes caritatifs (devenus ONG), présence hospitalière et même carcérale… Mais aussi littérature (Claudel, Bernanos, Mauriac…), philosophie (Maritain, Gabriel Marcel), poésie (Péguy, Marie Noël), musique (Honegger, Poulenc), peinture (Rouault, Cocteau), architecture (Le Corbusier) : en un demi siècle, le catholicisme a disparu du champ de la créativité humaine.

          La crise de l’Occident, elle trouve là ses racines. Avec le christianisme, nous avons perdu ce qui faisait depuis 17 siècles notre identité profonde. Ce vide, il est apparu clairement au moment de la discussion d’une constitution européenne : pour la première fois depuis ses origines, l’Europe a officiellement refusé en 2004 de reconnaître dans le christianisme la racine d’un vieil arbre, dont le rêve d’un nouveau surgeon bute sur l’absence de valeurs fédératrices.

           Les civilisations, nous le savons, vivent et meurent. L’Égypte, Sumer, Assur, les Incas, les Mayas, tant d’autres civilisations prestigieuses ont disparu !  Eh bien, nous sommes parvenus à la fin d’un cycle de civilisation : en 50 ans le christianisme vient de disparaître à son tour, sous nos yeux. La crise de l’Occident, c’est la mort d’une civilisation.

          Et ce déclin foudroyant du christianisme, ne nous y trompons pas, sa cause lointaine c’est bien la transformation d’un homme en dieu (avec ses conséquences multiples, hiérarchiques et sacramentelles). Les enfants du XXI° siècles ne peuvent plus croire aveuglément, comme leurs parents, que Dieu est né d’une vierge, qu’il s’est fait homme, et que ce sont des hommes qui le représentent sur terre, parlant en son nom et exerçant en son nom un pouvoir totalitaire.

          C’est-à-dire le pouvoir sur chaque esprit, sur chaque cœur, de chacun des individus de la planète.

           Face à ce désastre, nous voyons naître un double péril.

 I. Le premier, nous le connaissons, il est présent à tous les esprits : c’est l‘islam radical. Le Coran est considéré par les musulmans comme la parole, physique, matérielle, grammaticale, de Dieu. Il est donc intouchable : on ne soumet pas la parole divine au feu de la critique historique, on ne l’interprète pas à la lumière de son histoire interne. Ce qu’ont fait avec la Bible les protestants d’abord, puis les catholiques, les musulmans l’interdisent sous peine de mort. L’origine divine du Coran est un dogme absolu. Il ne peut être compris qu’à travers une tradition, qui prétend puiser dans le texte sacré lui-même ses propres critères d’interprétation.

          Cette tradition, elle s’est élaborée longtemps après la mort de Muhammad, dans des sociétés médiévales arabes. Elle revêt trois formes :

– les Hadits, ou paroles attribuées au Prophète, et censées compléter la révélation coranique. Et l’on va « fabriquer » des Hadits pendant plusieurs siècles…

– La Sunna, ou tradition d’interprétation du Coran, qui s’appuie sur le texte lui-même pour décider de son interprétation reçue. On résout les obscurités du texte en faisant appel à ses obscurités : c’est le serpent qui se mord la queue !

– La Cha’aria, ou loi musulmane, qui fige pour toujours des règles qui étaient celles en vigueur dans les sociétés médiévales arabes, et qui sont sans rapport direct avec le Coran (comme le port du voile pour les femmes).

           L’exégèse historico-critique, qui a permis aux chrétiens de s’approprier la Bible en la débarrassant de ses contingences limitées, liées à des époques et à des lieux limités, mise par écrit dans une culture déterminée, cette exégèse est pour l’islam le blasphème majeur.

          C’est ce qu’on appelle le fondamentalisme : un texte, devenu intouchable, doit être pris à la lettre, en fonction d’objectifs socio-politiques qui sacralisent ses contradictions – et elles sont nombreuses – et ses outrances médiévales.

          Tant que l’islam refusera de lire le Coran comme n’importe quel autre texte ancien, marqué dans son écriture par une situation géopolitique précise, qu’il faut connaître pour pouvoir le comprendre. Tant qu’il refusera l’exégèse historico-critique du Coran, il sera un danger pour tous les non-musulmans comme pour les musulmans eux-mêmes.

 II. L’autre péril né de la disparition des grandes Églises historiques, nous l’évaluons  moins bien, parce qu’il est plus récent : c’est le fondamentalisme évangélique. Il est né aux Etats-Unis du renouveau pentecôtiste des années 1970. Il dispose là-bas d’une audience populaire considérable, et de l’appui affiché du gouvernement actuel. Vous devez savoir que grâce à ses moyens financiers, il est en train d’envahir la planète.

          Ce fondamentalisme évangélique ressemble à s’y méprendre au fondamentalisme musulman. Il prend le texte de la Bible à la lettre, donnant la préférence à des lois de l’Ancien Testament condamnées ou dépassées par Jésus (comme la loi du talion).  Il est surtout animé par un messianisme sans nuances, totalitaire. Le nouveau Messie, c’est l’Amérique sûre de ses valeurs, et prête à les imposer à toute la planète, par la force.

          Le Messie tant attendu est donc arrivé : c’est la morale, le mode de vie et de consommation, la démocratie et le capitalisme à l’américaine. Tout cela, au nom du Christ.

           Alors que nous savons aujourd’hui que jamais de son vivant, Jésus n’a accepté de laisser croire qu’il pouvait être le Messie : ce qu’il apportait était tout autre chose qu’une espérance messianique réalisée en une personne, ou dans un système politico-religieux.

           La fin de la civilisation occidentale, comme une vague qui reflue, a déposé sur la grève deux blocs solidement campés sur des dogmes similaires, et qui s’opposent. L’islam fondamentaliste, qui proclame que « Dieu est Un », et que quiconque invente un autre Dieu à côté de l’Unique est un blasphémateur qui ne mérite que la mort.

            Et en face, un fondamentalisme chrétien. Qui n’imagine même pas de remettre en cause l’existence d’un deuxième dieu, incarné, alibi commode pour l’incarnation de sa domination planétaire.

       Dans le vide laissé par l’effondrement du christianisme fondateur de l’Occident, et dans le chaos qui s’en est suivi, je n’entrevois qu’une issue possible : le retour à la personne du juif Jésus. Tel qu’il fut, et non tel qu’il a été manipulé par des disciples, certes fascinés par lui, mais surtout par le pouvoir qu’ils ont pris en son nom.

          Depuis une vingtaine d’années, la « recherche du Jésus historique » se développe. Ce n’est pas un mouvement structuré : des chercheurs isolés (dont je fais partie) publient leurs travaux, qui vont tous dans le même sens – la redécouverte de l’homme Jésus derrière le Christ des Églises. Ce mouvement est prometteur, mais il ne semble pas destiné à atteindre les masses.

             Peut-être le treizième apôtre avait-il perçu, le premier, qu’en divinisant cet homme, ses disciples infidèles introduisaient sur terre les germes mortels qui nous conduiraient à l’impasse que nous constatons aujourd’hui.

            Dans Le secret du treizième apôtre (cliquez), j’imagine qu’il s’est réfugié au désert et qu’il y est mort.

            Le désert, où Jésus se révéla autrefois à lui-même. Le désert, seule patrie peut-être de ceux qui veulent se remettre à son écoute.

                                               M.B.

 (Conférence donnée à Villefranche s/ Saône, le 17 mars 2007)

CRISE DE L’OCCIDENT ET CHOC DES FONDAMENTALISMES

          La crise de l’Occident, dont nous sommes les témoins inquiets, est un sujet qui nous touche profondément, parce que nous sentons qu’elle concerne notre civilisation. La plupart des analystes la décrivent sous  son aspect économique, démographique, environnemental, politique, moral ou social. Je voudrais porter sur cette crise un autre regard, afin d’en identifier – si c’est possible – la racine profonde. Ce regard, personnel, se situe dans le cadre de recherches historiques et sociologiques qui font l’objet d’un vaste débat.

I. Définitions

          Et d’abord, il faut définir 4 termes que nous emploierons.

 1) Civilisation

            J’emprunte ma définition à l’école américaine de sociologie : une civilisation, c’est une identité culturelle, associée par chaque individu à une partie de l’humanité à laquelle il peut s’identifier. Cette partie de l’humanité est un groupe plus étendu que la tribu, la région ou la nation.

          Mais j’emploierai aussi une image plus familière : je dirais qu’une civilisation, c’est un peu comme un grand et vieil arbre. Nous n’apercevons que les hautes branches, touffues, dans lesquelles nous avons fait notre nid. J’essayerai d’identifier aujourd’hui l’une des racines, devenue quasi invisible pour nous, mais à partir desquelles notre arbre occidental a acquis sa stature ancestrale.

 2) Référent

            L’identification des peuples à une civilisation s’effectue à travers ce que la linguistique appelle des référents : un référent, c’est un outil verbal qui désigne un élément du réel. Déjà, Thomas d’Aquin expliquait que le concept (notre « référent ») pointe vers une chose (une res) qui a sa réalité propre, en-dehors du langage. La question cruciale, nous le verrons, est alors de savoir comment fonctionne l’adéquation entre le référent, et la chose qu’il désigne.

            Ce réel, désigné par les mots à travers lesquels s’exprime une civilisation, il peut être du domaine des faits (par ex., la prise de la Bastille), mais aussi de l’imaginaire. C’est particulièrement vrai du fait religieux, dans lequel les sociologues identifient l’un des référents fondateurs de toute civilisation.

3) Crise

Restons-en provisoirement à notre image familière : il y a crise quand les racines d’une civilisation sont devenues tellement lointaines, que les hautes branches ne peuvent plus y puiser leur sève. Le vent, la pluie, les tempêtes soufflent : l’arbre résiste mal, parce qu’il est mal enraciné.

Il a trop oublié. Il ne sait plus ce qu’il fut, il ne sait plus ce qu’il est.

 4) Occident

Sa définition a d’abord été géographique : c’était la civilisation née de la Grèce, et qui se répandit autour du bassin méditerranéen. Son épicentre, situé à Rome, se déplace ensuite vers Constantinople. Mais jusqu’à la fin du VII° siècle, ce que nous appelons aujourd’hui le Proche et le Moyen Orient font encore partie intégrante de l’Occident et de sa civilisation, à laquelle ils apporteront des contributions inestimables.

Quand, en 1453, Constantinople tombe sous la coupe de l’Empire Ottoman, l’Occident se voit privé de toute sa partie orientale.

Rapidement (1620) il va compenser cette perte en déplaçant sa frontière vers l’Ouest : mais la conquête de l’Amérique par les européens s’est faite dans des conditions très particulières, qui expliquent que la civilisation américaine s’éloigne de plus en plus de sa matrice européenne. C’est pourquoi je vous parlerai surtout ici de l’Occident européen.

Et déjà, nous dégageons un résultat important : à cause de son Histoire, la civilisation occidentale n’est plus une entité géographique, mais une réalité conceptuelle, référentielle.

 II. Construction du référent fondateur de l’Occident

Tout commence avec Jules César. En 63 avant J.C., très jeune mais déjà animé d’une ambition dévorante, il reçoit la magistrature suprême. Il devient Souverain Pontife de la religion d’État. Quelques années plus tard, il impose à Rome sa dictature : pour la première fois en Occident, les pouvoirs civil et militaire se trouvent réunis, avec le pouvoir religieux, dans la main du même homme. Cette conjonction des deux pouvoirs en un seul s’imposera à tout l’Occident, et jouera un rôle essentiel dans la naissance de ses référents culturels.

Au début de notre ère, Rome traverse une crise d’identité. L’un des deux piliers du pouvoir, la religion de l’État romain, est agonisante. Et l’Empire est envahi par des religions venues d’Orient – dont la mieux connue et sans doute la plus répandue est le culte solaire de Mithra. Ces religions sont anciennes, mais une nouvelle venue va faire une entrée fracassante : le christianisme.

Cette religion est légalisée par Constantin en 313. L’un de ses successeurs, Julien dit l’Apostat, tentera en vain une restauration du culte romain : le premier, il avait compris l’importance des référents culturels dans la survie d’un Empire. Nous savons qu’il était convaincu que la civilisation romaine disparaîtrait, si sa religion ancestrale ne retrouvait pas, dans l’État, sa place traditionnelle.

Et c’est bien ce qui s’est produit. Fragilisé par la perte de son identité religieuse, l’Empire va disparaître, dégluti par les barbares. Ce fait historique illustre mon propos : c’est quand leur panthéon, et leur culte traditionnel, ont disparu de la vie des romains, qu’ils ont cessé d’être un grand peuple porteur de son identité culturelle.

Voilà donc quel sera mon fil conducteur : La perte des référents qui l’ont constituée, provoque la fin d’une civilisation donnée. La crise d’une civilisation, c’est la crise de ses référents.

Cette crise aurait pu être fatale à l’Occident, si le christianisme ne s’était pas immédiatement substitué à la civilisation romaine naufragée, en lui apportant ses référents propres. Mais l’accouchement d’une nouvelle identité culturelle en Occident va se faire dans la douleur, à cause de l’élaboration difficile du dogme, et donc de l’identité chrétienne.

En effet, les chrétiens à peine nés se déchirent autour d’un point central : l’identité de Jésus de Nazareth. L’image de cet homme va être progressivement transformée, au point que vers l’an 100, le rabbi juif itinérant est devenu Dieu.

Une question va dés lors se poser, lancinante : si Jésus est Dieu, est-il toujours homme ? Et s’il reste homme, est-il également Dieu ? Comment ces deux existentiaux, inconciliables, peuvent-ils se trouver fusionnés dans le même individu ?

La réponse à cette question va susciter des affrontements, dont la violence nous étonne aujourd’hui. Je m’y arrête parce que les Empereurs – qui avaient réussi l’union, dans leur personne, du politique et du divin – ont pris une part active dans les luttes qui déchirent les chrétiens entre eux. C’est qu’ils étaient conscients qu’une nouvelle civilisation était en train de naître, et qu’elle avait besoin de référents indiscutables, et indiscutés.

Le dogme de l’incarnation, la définition de la divinité du Christ jusque dans ses plus petits détails, va donc être la question centrale autour de laquelle se construira, lentement, douloureusement, le nouveau référent, le socle identitaire de la civilisation occidentale.

Je vous passe les détails. Rappelons seulement que l’arianisme, né à la fin du II° siècle, et qui s’oppose à la transformation totale de Jésus en Dieu, a bien failli l’emporter.

En 392, l’Empereur Théodose décrète le christianisme religion d’État. Parfois par la force, le pouvoir impérial va contraindre la Grande Église à adopter une formulation acceptable de la divinité du Christ. Avec le concile de Chalcédoine, en 451, le christianisme disposera d’un référent suffisant pour s’imposer dans l’Empire. Mais ce n’est qu’en 681, à la fin du VII° siècle, que l’Église surmonte toutes les hérésies, et que les dernières conséquences de la divinisation du Christ sont tirées au clair[1].

S’ensuivent trois siècles qui sont les plus sombres de l’histoire occidentale : difficiles tentatives de reconstitution de l’Empire, invasions musulmanes, invasions multiples… L’Église est le seul îlot stable, émergeant de cette mer démontée. Solidement campée sur le dogme de l’incarnation, désormais indiscuté, L’Europe trouve dans l’Église la force de sa survie, le référent de son identité et de son unité face à ses adversaires.

La période qui suit (VII° / VIII° siècle) apparaît comme une période charnière.

On voit en effet Alcuin, théologien de Charlemagne, élaborer la notion de monarque de droit divin. Je remarque que cette doctrine politique n’a pu prendre naissance qu’à partir du moment où la divinisation de Jésus était acquise en Occident. De même que le Christ est l’image terrestre du Dieu invisible, de même l’Empereur devient l’expression visible, sur terre, de la volonté divine – et ceci, jusqu’à la Révolution française.

A ce moment charnière de l’Histoire, l’Occident a donc trouvé dans la divinité du Christ la justification du pouvoir. Mais le dogme de l’incarnation, parce qu’il est devenu un référent compris et accepté par tous, marque de son emprise l’éthos – c’est-à-dire l’horizon éthique, culturel, social, esthétique – de la civilisation occidentale. Jusque dans les moindres détails leur vie quotidienne, les hommes et les femmes d’Occident seront formatés par les ramifications de ce dogme fondateur.

Dire que l’Occident s’est construit autour du christianisme, c’est une banalité. Je cherche à aller plus loin, et vous proposerais d’identifier, dans la lente et chaotique transformation de l’homme-Jésus en Dieu, la racine profonde, la matrice originelle de la civilisation occidentale.

 III. La fin d’une civilisation

J’ai parlé de moment-charnière : en effet, c’est à la fin du VII° siècle,  quand le dogme de l’incarnation n’est plus discuté en Occident, quand ce référent-là est devenu le socle de tous les autres, qu’un vigoureux mouvement d’origine arabe lance au monde un défi : une nouvelle religion, qui rejette explicitement l’incarnation de Dieu en Jésus, qui affirme l’unicité de Dieu, et accuse l’Occident d’avoir fabriqué, à côté du Dieu-très-Grand, un deuxième Dieu, incarné.

Au chercheur, Le Coran apparaît d’inspiration entièrement judéo-chrétienne. Il répond à l’éternelle question, qui a si longtemps agitée la chrétienté : qui est Jésus ? Et puisqu’il refuse sa divinité, quelles sont les voies d’accès au divin ? En rejetant ce qu’il appelle « la magie chrétienne », le Coran crée le référent d’une nouvelle civilisation, qui attire à lui le quart de l’humanité.

L’islam coranique est donc la seule réforme radicale du christianisme qui ait réussi, là où tous les hérétiques de la Grande Église avaient successivement échoué. Il l’a fait, et continue de le faire, en s’opposant à une chrétienté considérée par lui comme infidèle à l’unicité de Dieu, c’est-à-dire païenne.

Mais revenons à l’Occident. Solidement campé sur une identité qui trouve sa source dans le dogme de l’incarnation défendu par l’Église, il continue sa route. Et quand il étend sur la planète son modèle de civilisation, le christianisme  triomphe avec lui.

Vont alors se produire trois secousses majeures. La première, la Réforme protestante, va entamer l’unité européenne cimentée autour de Rome. Mais Luther et Calvin n’ont pas remis en cause le dogme de l’incarnation, ils n’ont pas touché à l’identité occidentale. Avec le recul de l’histoire, le moment le plus révolutionnaire de la Réforme apparaît comme celui où Luther traduit la Bible en langue allemande. A son insu peut-être, en mettant le texte sacré à la portée de tous, il a permis à l’Occident d’échapper au piège redoutable du fondamentalisme : nous allons y revenir.

La seconde secousse, c’est le mouvement des Lumières, le triomphe de la raison sur la foi considérée comme irrationnelle. Mais sa diffusion touche surtout les élites : au XIX° siècle, l’empreinte des Églises chrétiennes est encore très forte sur l’Occident. Grâce à la colonisation de la planète par les occidentaux, elles deviennent des puissances mondiales.

C’est dans ce XIX° siècle qu’on voit apparaître les premiers signes d’un déclin du christianisme, déjà en germe dans les secousses précédentes. Troisième secousse, la laïcité instaure la séparation des Églises et des États. Mais les référents des nouvelles nations européennes restent chrétiens. Les Églises, qui ont officiellement perdu leur emprise sur les sociétés, transfusent en elles l’essentiel de leurs valeurs. Le code Napoléon, qui servira de modèle aux législations européennes, puise dans saint Paul une bonne partie de sa morale individuelle et sociale, ainsi que l’inspiration de ses lois.

Cependant le déclin des Églises est là, inexorable. Il sera un temps masqué par l’expansion missionnaire du XIX° siècle, puis par la montée des fascismes au début du XX°, pour se transformer très rapidement en effondrement.

Ce sont des sociologues américains qui se sont penchés sur la notion d’effondrement des civilisations. Arnold Toynbee[2], Joseph Tainter[3], Samuel Huntington puis Jared Diamond[4] : tous reconnaissent, comme Christopher Dawson[5], que « les grandes religions sont les fondements des grandes civilisations ».  Mais dans leurs travaux, aucun ne donne au référent religieux la place centrale qui lui revient. Ils l’analysent de l’extérieur, à coup de statistiques, et finissent par attribuer l’effondrement des civilisations à des causes économiques, sociétales ou environnementales. Dans la lecture que je vous propose, au contraire, j’envisage la naissance et la mort d’une civilisation en suivant son marqueur principal, l’évolution du référent religieux. Je complète l’analyse trop factuelle des américains en intégrant les résultats de l’école française de sociologie, qui a étudié de près le déclin du catholicisme en France, et sa signification dans le déclin de notre civilisation.

Il n’est pas possible de résumer ici ses conclusions. Je préfère rappeler à ceux de ma génération des faits qu’ils ont vécus : revenons, par la mémoire, aux années d’après-guerre.

Jusqu’aux années précédant 1958, date symbolique[6], l’Église en tant qu’institution était partout présente. Souvenez-vous : partis politiques Xns, syndicats Xns, éducation Xenne, mouvements de jeunes Xns, organismes caritatifs Xns (devenus ONG), présence hospitalière et même carcérale…. Mais aussi littérature (Claudel, Bernanos, Mauriac…), philosophie (Maritain, Gabriel Marcel), poésie (Péguy, Marie Noël), musique (Honegger, Poulenc), peinture (Rouault, Cocteau), architecture (Le Corbusier) : en un demi siècle, le catholicisme en tant que référence a disparu en France du champ de la créativité.

Certains affirment que ce qu’il a perdu en Occident, il l’a retrouvé dans les pays du Tiers-monde, notamment Afrique et Brésil. Mais le dynamisme catholique de ces pays n’est qu’apparent. D’abord, il est encore souvent lié à la promotion sociale. Ensuite, on y voit monter en puissance l’extraordinaire foisonnement de sectes très diverses, et du fondamentalisme évangélique américain : ils sont en train d’y supplanter les Églises.

Ceci, c’est l’aspect spectaculaire du phénomène. Mais reprenons notre fil conducteur :

1) Comme on pouvait s’y attendre, l’effondrement a été précédé par une perte de signification des référents, qui avaient permis la montée en puissance de la civilisation occidentale. Prenons un tout petit exemple, la Toussaint : ce jour férié a perdu toute signification, au point d’être un temps concurrencé par Halloween. On pourrait analyser ainsi tous les grands référents chrétiens : les concepts restent en vigueur dans la société, mais ils ne renvoient plus à leur res, à leur réalité d’origine (cf. enquête La Vie, Noël 2006).

2) Allons plus profond : à partir du XIX° siècle, des chercheurs (protestants, puis catholiques) commencent à étudier la Bible avec un outil nouveau, la méthode historico-critique. Utilisant la linguistique, l’archéologie, l’épigraphie, l’Histoire comparée, ils situent le texte sacré dans ses époques et ses lieux d’origine, dans sa culture de formation. Ils cherchent à dégager les faits, et les différents messages, de leurs contingences historiques. De plus en plus, ils vont se libérer, dans leur lecture, des lunettes contraignantes du dogme. Ils redécouvrent ainsi la personne, et la personnalité de Jésus, la façon dont il a été transformé en Dieu, et les motifs de cette transformation.

La vieille question de l’identité du Christ est donc remise sur le tapis : et ce n’est plus de façon polémique, comme par le passé, mais par l’étude sereine et objective. Le principal référent de la civilisation occidentale n’est plus remis en cause de l’extérieur, par ses ennemis, mais de l’intérieur, et par ses spécialistes les plus talentueux.

De même que j’ai identifié, dans la divinisation de Jésus, le référent fondateur de la civilisation occidentale, je vous propose d’identifier, dans cet effacement ou cette remise en cause de l’ensemble de ses référents religieux – et du principal d’entre eux, le dogme de l’incarnation – l’une des racines profondes de la crise de l’Occident. Cet effondrement, il a été en quelque sorte officialisé au moment de la discussion d’une constitution européenne : pour la première fois depuis ses origines, l’Europe a officiellement refusé en 2004 de reconnaître dans le christianisme la racine d’un vieil arbre, dont le rêve d’un nouveau surgeon bute sur l’absence de valeurs fédératrices.

Samuel Huntington écrit que « Les civilisations sont mortelles, mais elles ont la vie dure ». La crise de l’Occident, je ne la vois pas d’abord dans le « Choc des Civilisations » qu’il décrit. Mais bien plutôt dans la disparition des référents d’une civilisation – la nôtre.

Face à ce désastre, nous voyons naître un double péril, que j’ai appelé le choc des fondamentalismes.

 IV. Le choc des fondamentalismes

I. Le premier, nous le connaissons, il est présent à tous les esprits : c’est le fondamentalisme de l’islam radical.

J’emploie le terme d’islam avec réserve, car il recouvre une civilisation multiforme, extrêmement riche, et dont je ne suis pas un spécialiste. En revanche, j’ai pris le temps d’étudier le Coran : c’est de ce texte que je vous parlerai ici, et de lui seul.

Pour ceux qui s’en réclament, le Coran est en quelque sorte la parole matérialisée du Dieu qui se révèle grammaticalement, syntaxiquement, dans la construction verbale du texte arabe. Il n’y a donc plus ici de distance entre le référent et la réalité qu’il désigne : le texte fait référence à lui-même, il trouve en lui-même sa justification, et l’explication de ses obscurités.

Considéré comme l’expression matérielle de la pensée divine, le Coran est donc intouchable : Dieu ne peut pas être soumis au feu de la critique historique. L’origine divine du Coran est un dogme absolu, et les islamistes radicaux lancent des arrêts de mort contre tous ceux qui prétendent l’interpréter en-dehors d’une tradition, alimentée par le Coran lui-même. L’exemple le plus célèbre est celui de la Fatwa lancée contre Salman Rushdie.

Nous tenons ici la première définition du fondamentalisme : un texte, devenu l’équivalent d’une présence réelle de Dieu, est pris à la lettre. Sans tenir compte ni des circonstances culturelles, géographiques, religieuses et politiques de son écriture, ni de la façon dont il peut être reçu longtemps après, et en fonction de contextes socio-politiques nouveaux.

Ajoutons que l’islam est habité par une ambition messianique, qui l’a toujours fait rêver à la conquête du  monde : nous allons revenir sur ce point, crucial.

II. L’autre péril, nous l’évaluons moins bien, parce qu’il est plus récent : je crois pouvoir l’identifier dans le fondamentalisme évangélique. En fait, le mot fundamentalism a été employé pour la première fois aux Etats-Unis, à Niagara Lake en 1895, par un groupe de responsables d’Églises protestantes américaines. Ils s’étaient réunis pour s’opposer aux progrès de l’exégèse historico-critique, dont je vous parlais il y a un instant. En 1910, une espèce de Credo du fondamentalisme a été défini en cinq points : le premier affirme la divinité du Christ, le cinquième proclame que c’est Dieu lui-même qui parle dans la Bible, laquelle doit être prise à la lettre et ne peut jamais se tromper.

Il ne vous échappe pas que ce fondamentalisme évangélique ressemble à s’y méprendre au fondamentalisme islamique : même sacralisation d’un texte, même refus de le soumettre à l’épreuve de la critique historique. Et même affirmation sans nuances du référent fondateur – l’unicité de Dieu pour les uns, la divinité du Christ pour les autres.

Dès son origine, le fondamentalisme américain est lui aussi fortement messianique.

A partir des années 1970, ce mouvement qu’on appelle « évangélique » ou « néo-conservateur » a repris vigueur aux Etats-Unis, de façon foudroyante. Il dispose là-bas d’une audience populaire considérable, et de l’appui affiché du gouvernement actuel. Vous devez savoir que grâce à ses moyens financiers, il est en train d’envahir la planète.

En effet, le messianisme natif des fundamentalists a pris une tournure particulière. Pour eux, le Messie tant attendu est enfin arrivé : c’est la morale, le mode de vie et de consommation, la démocratie et le capitalisme à l’américaine. C’est l’Amérique sûre de ses valeurs, et prête à les imposer à toute la planète, fut-ce par la force.

L’effondrement de la civilisation occidentale semble avoir laissé, face à face, deux fondamentalismes, tous deux messianiques, identiques dans leur utilisation d’un texte devenu sacré, et qui s’opposent par leurs référents.

Ce qui me paraît rendre la situation extrêmement dangereuse, c’est :

1- La force et la solidité des référents religieux respectifs. Chacun connaît exactement sa vérité propre, chacun peut d’autant mieux s’identifier à elle qu’elle est simplifiée à l’extrême, sans nuances.

2- L’énergie motrice de chacun des messianismes, l’un tourné vers La Mecque, l’autre tourné vers le rêve américain. Deux référents devenus plus imaginaires que réels, mais qui fonctionnent parfaitement, et donnent à ces fondamentalismes leur coloration totalitaire.

J’aurais voulu terminer sur une note d’optimisme : mais les historiens sont rarement optimistes, confrontés qu’ils sont aux soubresauts de l’Histoire et aux souffrances de l’humanité au cours des siècles. Ils analysent, ils ne prédisent pas.

Pour l’instant, la nostalgie d’un grand arbre occidental, ayant retrouvé des racines, devra nous tenir lieu d’espérance.

                M.B., mai 2007.

(Texte de la conférence donnée à Tours le 28/04/07

L’ADN ET LA FIN DES LUMIÉRES

          Une polémique enfle chez nous, jusqu’à provoquer des manifestations de rue : le lien entre test ADN et immigration.

     La France est un pays d’immigration. Elle reconnaît le droit au regroupement familial : un(e) immigré(e) qui a trouvé(e) sa place dans notre société doit pouvoir faire venir ses enfants. Pas de problème.

     Si, il y a un problème : dans certains pays d’émigration, l’état-civil est inexistant ou insuffisant. Pour que les enfants d’immigrés puissent, comme les nôtres, bénéficier du droit à l’éducation, à la santé, au logement (?), notre administration demande aux immigrés une preuve de leur filiation. La même preuve est exigée des français de souche, ce n’est pas une discrimination.

     Que faire, si une maman demande à faire venir auprès d’elle son enfant resté « là-bas », sans pouvoir fournir les papiers nécessaires ici – parce que « là-bas » ce n’est pas comme ici, il n’y a pas une Mairie dans chaque village de brousse ?

     On propose alors à la maman, si elle le souhaite, d’établir la filiation de son enfant par un test génétique. Qui remplacera tous les papiers manquants.

     Solution raisonnée, raisonnable, qui vise à aider ceux de « là-bas » à pouvoir insérer leurs enfants ici. A combler le fossé qui sépare leur culture tribale, orale, traditionnelle, de la nôtre qui est fonctionnelle, administrative.

     La technique issue de la raison vient combler les fossés culturels.

      Or que voit-on, qu’entend-on ?

     On entend des penseurs, des philosophes, des scientifiques de notre intelligentia assembler un énorme soufflé à coup de grandes idées, de principes et de dogmes qui n’ont rien à voir avec le problème du regroupement familial, et la solution proposée en cas de manque d’état-civil.

     On les voit faire monter ce soufflé jusqu’à ce qu’il déborde du fourneau de leurs bureaux encombrés, pour s’étaler dans la rue. Invoquer la Déclaration des Droits de l’Homme, les idéaux de la Révolution, l’Éthique universelle et la Vocation particulière de la France…

     La « vocation » : terme religieux. Totalement déconnectée de la réalité, la discussion devient religieuse : dogmatique.

     Nées en France, les Lumières affirmaient la primauté de la raison sur le dogme, de la réalité humaine sur la foi abstraite. La polémique sur les test ADN montre que l’esprit des Lumières est mort chez nous. On comprend pourquoi la France a si longtemps été « la fille aînée de l’Église » : nous sommes le seul pays capable de transformer une solution en problème, et en problème dogmatique.

     Dés lors que Don Quichotte a transformé les moulins en dangereux guerriers, il peut partir en guerre : faute de vrais combats, il s’attaque à ceux qui moudront le grain dont il se nourrit.

     Pauvres immigrés, pauvres mamans privées de leurs enfants nés dans une autre culture que la nôtre. Pauvres indiens d’Amérique, qui furent le prétexte à une Controverse de Valladolid où l’Occident réglait sur leur dos ses problèmes dogmatiques.

     C’était avant le XVIII° siècle et ses Lumières.

                                                     M.B., 12 octobre 2007

L’OCCIDENT EN PÉRIL (I.) : crise économique et crise identitaire.

          Période des vœux de bonne année. Superposition d’images de foules qui ressassent, comme une incantation, leur foi dans le bonheur – et d’autres, chassées de leurs masures, massacrées, privées de tout espoir. Les unes, en Occident. Les autres, ailleurs.
       « Bonne année ! » : visibilité un an.

       Et après, quoi ? On évite d’y penser. 
       L’Histoire élargit un peu la visibilité. Au milieu du brouillard, je voudrais esquisser ici le brouillon d’une perspective. Un blog permet ces tâtonnements, que l’édition interdit.
       A aucun moment de cette esquisse je ne perdrai de vue notre situation actuelle. (1)

I.  DE L’EMPIRE ROMAIN A L’EMPIRE CHRÉTIEN


       Le long règne d’Octave-Auguste enjambe le début de notre ère chrétienne. Rome est alors solidement campée sur ses valeurs traditionnelles : travail, sérieux, austérité. Elle est au sommet de sa puissance :
       1- Puissance économique : L’Italie, la Sicile et le Maghreb sont les greniers à blé de l’Empire, qui produit lui-même les matières premières dont il a besoin. La sesterce s’impose comme monnaie internationale, l’Empire engrange les capitaux, sa puissance financière est illimitée.
       2- Force identitaire : La civilisation romaine se répand partout, cimentée par une religion héritée de la Grèce. Le citoyen romain sait qui il est, il n’a aucun doute ni sur son identité, ni sur la valeur universelle de cette identité qui s’impose aux civilisations conquises (Égypte, puis tout l’est du Bassin méditerranéen). La force de la religion romaine, c’est qu’elle est capable d’assimiler toutes les autres. Et quand elle ne les assimile pas dans sa mythologie traditionnelle, elle les tolère sans aucun mal : les religions des peuples conquis ne remettent pas en cause l’identité romaine.
       Puissance économique et identité forte autour d’une religion : ce sont là les deux piliers de la réussite de l’Empire.

       Qui va s’étendre, et entrer de plus en plus en contact avec les « barbares ».
Alors, l’économie de l’Empire se transforme : de productrice, Rome devient simple consommatrice. Ses colonies produisent pour elle, le luxe s’installe dans la capitale avec des biens venus de partout, qui ne lui ont coûté aucun effort.

       A la fin du I° siècle et sans s’en être rendue compte, Rome vit aux crochets de l’Empire : investissements et production se font ailleurs, l’Italie se paupérise mais ne s’en rend pas compte puisque ses rapines lui offrent un bien-être bon marché inégalé. A Rome même, les citoyens ne travaillent plus, ce sont des esclaves qui accomplissent toutes les tâches indispensables à une métropole.

       La diversité des peuples barbares et leur relative faiblesse ne leur permet pas d’imposer leurs propres religions, ce qui aurait remis en cause l’identité romaine. Mais la religion traditionnelle est désormais agonisante : les dieux romains ne sont plus que des références culturelles obligées, les romains se réfugient dans le culte des ancêtres, c’est-à-dire dans l’individualisme.

        Dans un sursaut, l’identité romaine va éviter sa disparition en transformant le culte rendu aux dieux par le culte de l’Empereur, c’est-à-dire du pouvoir. Autrement dit, le pouvoir de Rome se perpétue en s’adorant lui-même.
       Les peuples conquis ou barbares acceptent tous ce culte, qui ne porte pas atteinte à leurs propres religions. Tous, sauf un : le peuple juif. Vers l’an 130, nous avons des lettres de l’empereur Hadrien qui s’étonne de la résistance de cet unique et minuscule petit peuple : pourquoi refusent-ils l’assimilation, en rejetant tout autre culte que celui qu’ils réservent à leur Dieu unique ?
       Conséquence : le peuple juif est écrasé par les Légions romaines, en l’an 135 Jérusalem devient Aelia Capitolina. En éliminant la seule résistance identitaire qu’il rencontrait, L’empire a pu préserver, provisoirement, sa force identitaire.

       Mais pas pour longtemps : certains juifs sont devenus « chrétiens », et l’un d’entre eux, Paul de Tarse, a su intégrer dans le christianisme les éléments les plus forts du paganisme oriental : l’espérance d’une résurrection, incarnée dans un héros humain devenu Dieu et lui-même ressuscité.

       Au début du II° siècle, l’économie de l’Empire est sur le point de s’effondrer : créée ailleurs qu’à Rome, la richesse donne le pouvoir aux peuples conquis qui la produisent. Si la crise économique s’accompagnait d’une crise identitaire, les deux piliers de sa puissance disparaissant en même temps, c’en serait fini de l’Empire.
       Il va éviter la conjonction mortelle de ces deux crises en abandonnant définitivement son identité, traditionnelle depuis 6 siècles, pour devenir chrétien. Si le christianisme devient religion officielle de l’Empire en 381, c’est qu’au même moment l’empire a perdu toute maîtrise de sa puissance économique. Rome, qui n’est plus une place financière, devient une place religieuse, et l’unité qui se fait (difficilement) autour du christianisme permet à l’empire de surmonter, sans disparaître, la redistribution des cartes de la nouvelle économie.

       Le christianisme devient alors son seul rempart devant les barbares, dont les invasions finissent d’anéantir sa puissance économique. Le pape détient le seul pouvoir restant à l’empire, celui de l’identité : ancré autour de la papauté, l’empire va lentement s’adapter à la nouvelle économie. Définitivement appauvrie, l’Italie trouve dans une identité recomposée autour du christianisme la capacité de rester le centre du monde occidental.
       Il faudra 4 siècles à l’Occident pour retrouver une certaine puissance économique, en redevenant un espace de production agricole et minière. De nouvelles ressources sont exploitées, le commerce entre centre et ex-colonies s’équilibre. La force de l’identité chrétienne s’impose aux anciens barbares, un nouvel empire peut naître.

       A la fin du VII° siècle et autour de Charlemagne, il trouve son expression dans l’Empire Romain Germanique : les barbares (Germanique) se sont intégrés dans la nouvelle identité religieuse (Romain), comme autrefois les colonies de Rome s’intégraient dans la religion romaine traditionnelle. Une économie réelle (de production) est entre leurs mains : économie et identité sont à nouveau réconciliés, une ère de prospérité va pouvoir s’ouvrir pour l’Occident.
       Mais il va devoir faire face à une nouvelle menace identitaire, qui vient de la péninsule arabe…

                                      M.B., 2 janvier 2008

(à suivre)

(1) Par exemple, remplacez dans cet article « Rome » ou « empire » par USA…

L’OCCIDENT EN PÉRIL (II.) : L’âge d’or de l’Empire

          Le moment le plus « creux » de l’Occident si situe dans cette période où l’empire romain s’est effondré sous les coups des barbares, entre le IV° et le VII° siècle.
       L’économie impériale n’existe plus : Italie, Gaule, Europe centrale se replient sur une économie de subsistance, celle du village. Les métropoles voient leur population fondre, la famine s’installe comme une réalité quotidienne.
       L’identité chrétienne s’est constituée autour du dogme de la Trinité, défini à Chalcédoine en 451. Elle s’étend jusqu’au Portugal (mais l’Espagne reste wisigothe, c’est-à-dire arienne : négation de la nature divine du Christ). Difficilement, l’évêque de Rome réussit à faire admettre sa primauté. A Rome même et en Italie centrale, dévastées et paupérisées, le pape est l’unique autorité, à la fois chef religieux et préfet.
       C’est de la Gaule rhénane que vient le salut, avec l’accession au pouvoir de Charlemagne. Il va commencer à organiser la féodalité, et lui donne sa philosophie par un geste de portée considérable : le 25 décembre 800, il va se faire couronner à Rome par le pape Léon III.
       Notez la date : le 25 décembre, jour du sol invictus de la Rome ancienne devenu jour de la naissance du Christ. C’est la naissance du successeur des Césars à la tête d’un Occident en recomposition. Et s’il accepte l’onction papale, c’est pour marquer le retour de l’identité impériale (pouvoir civil et religion ne font qu’un) cimentée autour du christianisme.

       A sa mort, l’éclatement de l’empire marque le début de la féodalité. La société féodale est calquée sur la conception théocratique de l’Église catholique : de même qu’il y a un pape, puis des évêques soumis au pape et le représentant, puis des prêtres faisant circuler le sang de l’autorité apostolique jusque dans la moindre paroisse, de même il y a un empereur (ou roi) avec ses Grands Vassaux – qui lui sont soumis mais disposent de l’autorité locale, puis les petits vassaux qui relayent l’autorité impériale jusque dans le plus petit village.
       Identiques dans leur structure, ces deux sociétés (l’Église et la féodalité) cheminent côte à côte en s’affrontant sans cesse. Parfois c’est le pape qui l’emporte (Canossa), mais le plus souvent c’est l’empereur qui dicte sa loi aux papes (césaropapisme). Cette étreinte aurait pu être mortelle, mais chacun des deux pouvoirs a trop besoin de l’autre pour l’anéantir. Le résultat, c’est la « chrétienté« , un Occident unifié par un pouvoir théocratique. Alcuin, le théologien de Charlemagne, l’avait bien compris : le premier, il invente la notion de « roi de droit divin« . Le monarque, choisi par Dieu, oint par l’Église, est de nature quasi-divine. Sa personne est sacrée, et Damien, qui donna un coup de canif à l’abdomen de Louis XV, le paya par une mort abominable et très médiatisée.

       Rendue à la libre entreprise par la force d’une identité retrouvée, l’économie occidentale décolle. Entre le X° et le XIII° siècle, l’Occident produit sa propre richesse et se couvre de monuments à la fois énormes (Cluny) et raffinés.
       Cette réussite économique a été rendue possible par la préservation de l’identité, cimentée autour du christianisme. En retour, cette identité (chrétienne) s’installe, indiscutée et triomphante, pour dix siècles. Le binôme économie + identité se révèle donc bien comme la condition nécessaire et incontournable de la réussite d’une civilisation.

       Je m’interroge sur les raisons du succès foudroyant de l’islam à la fin du VII° siècle, au moment où l’Occident retrouve sa force autour d’une économie renaissante et d’une identité retrouvée. En deux générations (en 682 et 730 environ), une tribu arabe, les Qoraysh, va prendre le pouvoir dans tout le sud-est de ce qui fut le berceau de l’Occident.
       Avaient-ils le pouvoir économique ? Non, ils étaient plus que pauvres. Mais ils avaient une identité très forte, qui fait apparaître un paramètre nouveau (1) : le messianisme.

       L’auteur du Coran (appelons-le Muhammad), arabe converti au judaïsme rabbinique et fortement influencé par les nazôréens – des judéo-chrétiens exclus de l’Église dès son origine-, fait le rêve de reconquérir Jérusalem et d’y restaurer la « Maison Carrée », le sanctuaire du Temple détruit par Titus. Il tente deux raids depuis la Syrie, échoue, et va construire en plein désert, à La Mecque, une « maison carrée » qui deviendra la Ka’aba et le centre mythologique de l’islam.
       Par la force, il « convertit » la moitié sud de la chrétienté à sa religion, mélange de judaïsme messianique et de christianisme hérétique (nazôréen). Pourquoi des provinces où sont nées le christianisme et où il a élaboré son idéologie, comme l’Égypte, la Tunisie de saint Augustin, la Syrie puis bientôt l’Asie mineure de saint Paul, pourquoi ont-elles si rapidement abandonné le christianisme qu’elles avaient construit de toutes pièces ? Sans doute parce qu’elles étaient lasses des querelles d’idéologie et de pouvoir (les deux vont ensemble) qui ont déchiré l’Orient autour de l’identité de Jésus, dont on a fait si difficilement un Dieu.
       Pour ces populations agricoles, l’islam et sa simplicité rugueuse a dû sembler infiniment préférable aux querelles byzantines autour des deux natures du Christ, et aux luttes qui s’ensuivirent avec leurs exclusions, parfois sanglantes, de la communauté.

       En 732, la conquête islamique est stoppée à Poitiers : l’islam ne possédait qu’une identité forte. Il lui manquait l’autre pilier de la réussite, la puissance économique.
       Une civilisation musulmane va se développer autour de deux centres : Bagdad, à l’est, et l’Andalousie à l’ouest. Mais jamais cette civilisation, aimable et raffinée, ne donnera naissance à une véritable puissance économique : l’Occident, qui possède à cette époque à la fois identité claire et économie forte, résistera toujours à l’islam et le cantonnera dans ses déserts misérables.

       Avec cependant une alerte sérieuse, l’expansion turque. C’est que la Turquie n’est pas seulement musulmane, elle est riche ! Le 7 octobre 1571, le pape de Rome réussit à stopper l’expansion turque à la bataille de Lépante. Le dragon musulman retombe, provisoirement, dans son sommeil.

       La conjonction entre identité et richesse va permettre à l’Occident de se lancer dans l’aventure des Croisades, qui laissera dans l’inconscient collectif des musulmans une trace indélébile. Mais la puissance économique de l’Occident ne sera pas suffisante pour assurer le succès durable de cette première expansion coloniale : il devra se retirer – provisoirement.
       Il se lance alors à la conquête des Amériques, attiré par leurs matières premières, et leur imprime pour toujours son identité chrétienne.
       A la fin du XVIII° siècle, l’Occident semble triompher partout : son identité est solide comme du béton, sa puissance économique immense.


       Jamais (et encore aujourd’hui) il n’a compris le danger que représentait le messianisme musulman. Le messianisme chrétien a été centré sur la personne du Christ, incarnée dans ses dirigeants. Mais le messianisme de l’islam a repris dans son intégralité l’ancien messianisme juif : il est territorial, incarné dans un lieu, Jérusalem qui devient un mythe obsédant l’islam.

       Reconquérir Jérusalem était déjà le but de « Muhammad » : c’est toujours le but du Hamas et d’Al-Qayda.

       Dans un troisième article, nous verrons comment la perte conjointe de sa puissance économique et de son identité marque aujourd’hui, pour l’Occident, l’heure de tous les dangers.

                                                          M.B., 5 janvier 2008

Article précédent : cliquez. Article suivant : cliquez