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« TU DOMINERAS LE MONDE » : le christianisme adversaire de l’écologie ? (N. Hulot)

Le christianisme est-il incompatible avec l’écologie ?

I. Le constat

1- Nicolas Hulot

Il vient de publier dans Le Monde (1)  un article sur le changement climatique : « Nous sommes passés en vingt-cinq ans de l’indifférence à l’impuissance … Une alliance entre l’écologie scientifique, humaine, et la théologie en tant que réflexion métaphysique, n’est pas inutile pour appréhender en profondeur la crise de civilisation que nous vivons. Il est fondamental que les Églises … clarifient la responsabilité de l’Homme vis-à-vis de la « Création », pour reprendre le langage des croyants. L’Homme est-il là pour dominer la nature, comme l’affirment certains textes ? Les Églises peuvent-elles rester aussi peu audibles alors que l’œuvre de la Création est en train de se déliter sous leurs yeux ? »

2- Jean-Claude Lacaze

Il vient de publier un essai (2) où il dit lui aussi que « face à la crise écologique, le silence du christianisme est étonnant. Plombé par ses dogmes… il tourne le dos aux sciences de la nature, aux réalités écologiques. Le constat est accablant : pour l’Église catholique, la cause de l’environnement paraît marginale alors qu’elle se manifeste, au contraire, comme le lieu où se posent aujourd’hui les questions de Dieu, de l’expérience spirituelle et de l’engagement éthique.»

II. Aux origines du christianisme : un divorce

D’où vient la « construction chrétienne ? … On attribue l’origine de la tyrannie exercée par l’Homme sur la nature à la fameuse phrase de la Genèse (1,28) : ‘’Remplissez la terre et soumettez-la. Dominez [le règne animal]’’… La Bible n’incite pas l’homme à maltraiter la nature. Mais… comme la nature est faite pour lui… elle engendre une vision étroite et anthropomorphique (3) de l’univers qui conduit à une coupure » entre l’Homme et la nature. (4)

Contrairement à ce que dit Nicolas Hulot, la théologie n’est pas « une réflexion métaphysique », c’est-à-dire basée sur l’usage de la raison. C’est un ensemble d’affirmations dogmatiques tirées de l’interprétation des textes sacrés. Pour la Bible, l’Homme est bien là « pour dominer la nature », et la théologie n’a fait que suivre et développer ce présupposé dogmatique. Jamais le christianisme ne s’est écarté de sa source biblique, pour laquelle l’Homme est distinct de la nature qu’il a pour mission d’asservir et de dominer. « Le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait jamais connue… Non seulement… il instaure un dualisme entre l’Homme et la nature, mais il insiste sur le fait que l’exploitation de la nature par l’Homme… résulte de la volonté de Dieu. » (5)

Lacaze parcourt rapidement l’histoire de la pensée chrétienne, jusqu’au pape Jean-Paul II qui n’a pas compris que « les activités humaines ne peuvent être fiables que si, en amont, les réalités écologiques sont rigoureusement prises en compte. » (6)

Donc, rien à attendre du christianisme officiel pour qui l’exploitation de la planète est nécessaire au bien-être et  au développement de l’homme. Certes, cette exploitation doit se faire dans la justice et le partage, mais elle ne connaît pas de limites.

Le christianisme n’est pas ennemi de l’écologie : simplement il l’ignore, et en l’ignorant il condamne les efforts de ceux qui s’en soucient parce qu’ils en ont pris conscience. Suicidaire d’épuiser indéfiniment les ressources non-renouvelables de la planète ? Ce n’est pas le problème de l’Église catholique. Pour elle, il est écrit que l’humanité doit croître sans limites, que chaque humain doit avoir de quoi vivre et se reproduire. Et si ce dogme aboutit à l’extinction de l’humanité par épuisement des ressources de la planète, c’est la volonté de Dieu – puisque Dieu a dit « Croissez, multipliez-vous, dominez. »

Lacaze suit la trace des quelques théologiens chrétiens dont la pensée s’est ouverte au problème écologique, mais montre que le poids du magistère et du dogme écrasent ces timides ouvertures. Et il donne raison à Nicolas Hulot : « [Dans ses textes] l’Église catholique n’évoque pas le changement climatique. Or les choses mal nommées n’existent pas. » (6)

III. Jésus écologiste ?

1- Jésus et la nature

Lacaze cite mon article publié dans ce blog, L’écologie, Jésus et nous (Jésus à Copenhague ?). J’y montrais pourquoi Jésus n’a pas pu se préoccuper de développement durable et d’écologie : il vivait dans un monde où la question ne se posait pas encore. Mais j’écrivais :

« Jésus apparaît comme un homme en harmonie totale avec la nature qui l’entoure, dont il goûte et décrit la beauté avec un plaisir évident. Pour lui il n’y a pas de rupture entre l’écosystème, les humains qui en vivent et la dimension spirituelle du monde. Non seulement il vit en harmonie avec la nature, mais – comme tous les Juifs – il voit en elle un langage qui parle de Dieu.

« Un temple dans lequel Dieu réside, plus et mieux que dans celui de Jérusalem.

« … C’est cela que nous pouvons retenir de lui : la nature n’est pas seulement une ressource inépuisable, elle est l’une des façons dont nous percevons la présence et la réalité de Dieu.

« Et ceci, en-dehors de tout cadre proprement ‘’religieux’’.

« La nature : pas seulement une richesse à gérer avec parcimonie, de façon équitable. Mais aussi le langage universel par lequel Dieu parle aux humains. » (7)

2- Prolonger la pensée des Éveillés

Mais il faut aller plus loin que cet article, plus loin que Lacaze.

Quelques grands Éveillés ont marqué l’humanité de leur passage sur terre et de leur enseignement (8). Ils vivaient à leur époque, et ne pouvaient donc pas répondre à des questions qui se posent aujourd’hui à nous dans des termes qui leur étaient étrangers.

Mais leur enseignement, comme leur façon de vivre, sont comme des rails que nous pouvons prolonger jusqu’à nous.

C’est le cas de Jésus : si l’on prolonge son enseignement en actes et en parole, il a des choses à nous dire sur la façon dont il aurait traité des questions qu’il ne se posait pas – notamment la question écologique.

D’abord, il a contesté l’ordre établi – social, politique, économique – jusqu’à se faire tuer pour cette contestation. Contrairement aux Églises qui se réclament de lui, il n’enseigne aucun dogme nouveau. Mais il a totalement transformé le judaïsme de sa culture natale, en enseignant et en pratiquant une relation nouvelle avec autrui, avec Dieu, et avec la nature.

Avec la nature : voyez l’article L’écologie, Jésus et nous.

Avec autrui et avec Dieu : voyez mon essai Mémoires d’un Juif ordinaire.

Je vous renvoie à ces deux textes, qui décrivent la façon dont un Éveillé du passé peut parler à notre présent.

Cette ouverture totale aux autres et au monde extérieur,

ce respect absolu des uns comme de l’autre,

cette façon de les accueillir sans les exploiter,

de vivre avec eux sans les dominer,

par son choix de vie, ce choix de la décroissance,

cette opposition jusqu’à en mourir aux forces conservatrices et exploitatrices

pourraient faire de Jésus le guide et l’inspirateur du mouvement écologique.

Et conduire ce mouvement vers une spiritualité écologiste qui lui manque encore.

                                   M.B., 5 février 2014

(1) Le Monde du 5 février 2014

(2) Le christianisme à l’ère écologique – Tu aimeras la planète comme toi-même, Paris, L’Harmattan, 2014.

(3) C’est-à-dire centrée sur l’Homme.

(4) Lacaze, op. cit. pp. 11 et 12.

(5) Lynn White, cité par Lacaze, op. cit. p. 12

(6) Art. cité dans Le Monde.

(7) L’écologie, Jésus et nous… Art. cité dans ce blog.

(8) Voyez dans ce blog les catégories L’enseignement du Bouddha Siddharta, La question Jésus, les mots-clés écologie, pouvoir, crise

PEUPLE JUIF ET IDENTITÉ RACIALE

          Début août 2008 (1) une « Affaire Siné » a occupé nos médias momentanément privés de scandales. On a pu entendre sur les ondes les mots de race juive et d’identité raciale juive. Que peut-on dire à ce sujet ?

Identité raciale

Prenons un exemple : y a-t-il une race française ?
          Non, bien sûr. Il y a vingt ou trente siècles, une population s’est mise à exister entre Meuse et Pyrénées, entre Cap Finistère et Calanques. Celtes, Grecs, Romains, Northmen, « Barbares », Francs, Saxons, Lombards, tant et tant d’autres se sont établis sur ce territoire au cours des siècles pour que puissent naître, aujourd’hui, M. Martin et Mme Lefèvre !
          S’il n’y a pas d’identité raciale française, y a-t-il une identité française ?
          Oui. Nous ne nous sentons ni allemands, ni anglais.
          Qu’est-ce qui est à l’origine de cette identité ? Au rebours de l’Histoire :

-a- Un phénomène récent, le Siècle des Lumières, et la Révolution de 1789. Pour faire bref, on pourrait dire que l’identité française a commencé à naître à la bataille de Valmy, et grâce à la première coalition européenne menée contre la France.

-b- Mais l’idée de nation n’aurait pu naître à la fin du XVIII° siècle sans l’œuvre centralisatrice des rois, commencée sous Philippe le Bel, poursuivie par Louis XIV, achevée par Napoléon.
          Ce qui sous-tend cette lente naissance, et qui n’apparaît pas au premier coup d’œil, c’est le rôle continu et essentiel joué par la religion dans la naissance de notre identité nationale.
          On en a un exemple éclatant dans la guerre civile, commencée en 1529, et qui opposera pendant plus de deux siècles catholiques et calvinistes. La France est, ne peut être, que catholique.
          Pourtant, en France le catholicisme a été plaqué de l’extérieur sur une population – appelons-la « Celte » – qui possédait déjà une culture très riche, enracinée dans une religion autochtone vivante. Cette religion étrangère lui est venue de Turquie (Constantinople) et de nos cousins Ritals (Rome). Nos ancêtres, qui possédaient des cultes et un imaginaire religieux d’une grande richesse, n’éprouvaient nullement le besoin spontané d’aligner leurs deux genoux, mis à terre, sur la ligne immatérielle du dogme catholique. Ils se sont soumis.    
          Pour eux, le christianisme était une religion qu’ils n’ont pas inventée, qu’ils ont subie, qui leur venait d’ailleurs.


L’identité du peuple juif

« Tout israélien, écrit Shlomo Sand, sait sans l’ombre d’un doute que le peuple juif existe depuis qu’il a reçu la Loi dans le Sinaï… Chacun se persuade que ce peuple, sorti d’Égypte, s’est fixé sur la « terre promise » où fut édifié le glorieux royaume de David et Salomon », etc.
          « D’où vient cette interprétation de l’histoire juive ? Elle est l’œuvre, depuis la seconde moitié du XIX° siècle, de talentueux reconstructeurs du passé » En fait, le passé juif a été reconstruit, inventé, non pas au XIX° siècle mais dès l’Exil du VI° siècle avant J.C. Des théologiens politiques écrivent les Livres historiques de la Bible, et inventent une saga fondatrice qui ne repose sur rien ou presque. On sait aujourd’hui que l’Exode ne s’est pas passé tel que le raconte le Livre du même nom, que le royaume de David n’a rien à voir avec le Livre de Samuel et des Rois, et que même après la destruction du Temple en l’an 70 aucun exode massif n’a donné naissance à une diaspora juive qui existait déjà.
          Que s’est-il passé ?
          Au VI° siècle avant J.C., des prêtres prennent le pouvoir au milieu d’un conglomérat informe d’exilés à Babylone. Ils éprouvent le besoin d’une existence identitaire : pour y parvenir, ils inventent une religion, monothéiste, et la saga historique qui la justifie.
          A ma connaissance, c’est le seul cas où une religion ait été inventée par des « gens », volontairement, consciemment, pour que ces « gens » deviennent un « peuple ».
          Vingt cinq siècles plus tard, ce peuple est devenu une race : c’est un français, Gobineau, qui a contribué de façon efficace à implanter ce concept racial au début du XX° siècle.
          L’identité juive est exclusivement religieuse. Sa transformation en identité raciale est récente, mais elle est revendiquée par les sionistes. « Depuis les années 1970, en Israël – continue Sand – une succession de recherches « scientifiques » s’efforce de démontrer, par tous les moyens, la proximité génétique des juifs du monde entier. C’est… un champ légitimé et populaire de la biologie moléculaire… dans une quête effrénée de l’unicité d’origine du « peuple élu »

 Identité chrétienne, identité française ?

L’identité chrétienne s’est construite de la même façon, par une relecture orientée des événements qui ont suivi la mort de Jésus. J’ai pas mal écrit là-dessus (1), qualifiant cette relecture des événements d’imposture – imposture qui a donné naissance au catholicisme que nous connaissons.
          Le drame que nous vivons depuis les années 1950, c’est que ce catholicisme prend l’eau de toutes parts. Il ne faut pas s’en réjouir, l’écroulement de notre fondement identitaire accompagne et « marque » la crise identitaire profonde que connaît la France, et toute l’Europe catholique ou protestante.
          Il n’y aurait qu’une seule façon de sortir de cette crise, c’est de revenir à Jésus, tel qu’il fut en lui-même et non tel qu’il a été maquillé par les théologiens-historiens pour justifier l’immense édifice du christianisme catholique.
          Je constate que ce retour à Jésus, à ce qu’il a réellement fait ou voulu faire, à ce qu’il a réellement enseigné, est considéré comme irrecevable par nos contemporains. Ce serait admettre la faillite du christianisme, et nous ne le voulons pas puisque notre identité historique est en jeu.
          L’homme de Galilée pourra-t-il un jour être entendu ?
          Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. Après tant d’autres, on ne peut que poser une petite pierre sur une route qui, telle qu’elle est, semble ne devoir mener nulle part.


                                       M.B., 24 août 2008

(1) Voir l’article Comment fut inventé le peuple juif de Shlomo Sand dans Le Monde Diplomatique d’août 2008 et son livre Comment le peuple juif fur inventé, Fayard, 2008.

Voir aussi Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus et Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités.

ISRAEL : COMBIEN DE TEMPS ENCORE ?

          Problème palestinien ?

          Problème juif ?

           Prendre du recul.

          Relire des extraits de la plus ancienne presse du monde – la Bible.

           Vers l’an 1200 avant J.C., on peut lire dans le Livre de Josué : « Tous ses voisins sont unis pour combattre Israël : une coalition nombreuse comme le sable ! Mais Josué est tombé sur eux à l’improviste, les a battus et poursuivis jusqu’au Liban » (1) .

                   Après cette première version d’une Guerre des Six Jours qui permit l’implantation en Palestine des envahisseurs israéliens, la Bible décrit le début d’un premier génocide palestinien : « Josué attaque les villages en partant du centre, et massacre tout être vivant, sans laisser échapper personne. Tous sont passés au fil de l’épée. C’est comme cela qu’il a soumis tout le pays jusqu’à Gaza, sans laisser un seul survivant. » (2)

                   S’ensuivit une main-basse systématique sur la Palestine : « Les Israélites se sont emparés de tout le pays, de la vallée du Liban au Mont Hermon, du Négueb au Bas-Pays. Aucune ville n’est en paix avec eux : ils s’emparent d’elles par la violence, ils en éliminent les Palestiniens par le massacre, sans rémission. Quand il n’est plus resté aucun Palestinien, Josué a pris possession de cette terre et l’a distribuée aux tribus juives. » (3)

           Après quoi le général Josué fit une déclaration officielle : « Prenez possession de leurs terres : des terres qui ne vous ont demandé aucune fatigue, des villes bâties par d’autres dans lesquelles vous allez vous installer, des vignes et des oliveraies que vous n’avez pas plantées – et qui vous nourriront. Toutes ces populations que nous avons exterminées, Dieu les a dépossédées pour vous. » (4)

           Puis ce fut la création des premiers camps palestiniens : « Jéricho est enfermée et barricadée : nul n’en sort ou n’y rentre. On signale qu’après avoir pénétré dans un camp, les juifs ont massacré tous ceux qui s’y trouvaient, hommes, femmes, enfants. » (5)

           Déjà, c’était « eux ou nous » – impossible coexistence : « Nous devons savoir, déclare un responsable juif de l’époque, que les populations autochtones que nous n’avons pas réussi à chasser vont constituer pour nous une menace permanente, une épine dans notre flanc et un chardon dans nos yeux. Et ceci, jusqu’à ce qu’ils nous aient rayés du sol ! » (6)

           Premières protestations de l’autorité palestinienne, vers 1100 avant J.C. : « Nous faisons la guerre aux juifs parce qu’ils se sont emparés de notre pays. Rendez-nous ces terres, maintenant ! » (7)

           Début des colonisations illégales et sauvages : On ne compte plus les exemples où, après affrontements avec les Palestiniens, « des juifs reviennent dans les terres spoliées, rebâtissent les villages et s’y établissent. » (8)

           Et l’inexorable engrenage de la violence : « Samson déclara : nous ne serons quitte envers les Palestiniens qu’en leur faisant du mal ! » (9)

           La première Intifada, la guerre des pierres ? Elle fut juive : L’adolescent « David choisit dans un torrent cinq pierres bien lisses. La fronde à la main, il courut vers le palestinien Goliath, et tira une pierre qui l’atteignit au front. Elle s’enfonça dans son crâne, et il tomba face contre terre. » (10)

           Le premier terroriste kamikaze ? Un juif, arrêté après avoir incendié les récoltes des palestiniens : « Tous les responsables palestiniens se trouvaient dans un édifice, avec une foule de 3000 civils. Samson cria : « Dieu, donne-moi la force de me venger des palestiniens d’un seul coup ! » Il s’arc-bouta contre les colonnes en hurlant « Que je meure avec les palestiniens ! », puis il poussa de toutes ses forces. L’édifice s’écroula sur lui et sur la foule : les morts furent très nombreux. » (11)

          En parcourant le Livre de Josué et des Juges qui relatent la chronique des XI° et X° siècles avant J.C., on croirait entendre les informations de la semaine dernière.

          Rien n’a changé.

          En 3000 ans, rien n’a été appris.

           Cette situation sans issue, et qui perdure identique depuis trente siècles, semble provenir d’une dramatique confusion. Peut-on la résumer d’un mot ?

           Est juif celui qui est habité par la Loi, est juif celui qui habite la Loi.

           Sitôt créé par David, le premier État juif s’est effondré dans les querelles domestiques, puis par la déportation. Et c’est dans la diaspora où ils ont passé le plus clair de leur histoire, que les juifs ont pris conscience de leur identité, qui n’est pas territoriale mais spirituelle.

           Pour avoir confondu patrie spirituelle et patrie terrestre, ne se condamnent-ils pas eux-mêmes à la haine, au sang, à la guerre, à la souffrance sans fin ?

           Comme me le faisait remarquer un journaliste de L’Express, « les réalités actuelles sont moins simples » que cette mise en perspective du passé et du présent.

                   Il faudra donc revenir, ici, sur cette question : qu’est-ce qu’être juif ?

                         M.B., Fév. 2011

(1) La Bible, Livre de Josué, chap. 9 et 11.

(2) Livre de Josué, chap. 10

(3) Livre de Josué, chap. 11. J’appelle « Palestiniens » les premiers habitants du pays, qui ne prendront ce nom (les phalestim) qu’à l’arrivée des Philistins, quelques années plus tard.

(4) Livre de Josué, chap. 24

(5) Livre de Josué, chap. 6. J’appelle « camps » les villages dans lesquels les Palestiniens de l’époque furent contraints de se retrancher.

(6) Livre de Josué, chap. 23

(7) Livre des Juges, chap. 11

(8) Entre autres : Livre des Juges, chap. 21

(9) Livre des Juges, chap. 15

(10) I° Livre de Samuel, chap. 17 (vers 1040 avant J.C.)

(11) Livre des Juges, chap. 16

COMMENT DISCRÉDITER UN HISTORIEN MAL-PENSANT ?

          Lorsqu’un historien ou un exégète propose une thèse iconoclaste – c-à-dire qui remet en cause la « vérité » imposée par la pensée unique d’une idéologie dominante, l’autorité concernée concerné utilise 4 méthodes pour le réduire au silence (1)

 1) L’analogie

     On fait croire que l’auteur est tellement obsédé par sa thèse qu’il a perdu toute capacité de discernement. Plus précisément, il se fonde sur un seul cas pour généraliser indûment, et appliquer son raisonnement pervers à un ensemble de personnes ou à une famille de pensée.

 2) L’amalgame

     On prête à l’auteur des intentions malveillantes ou odieuses, condamnées par la bienséance, le sens commun ou la morale. Accusé d’être aveuglé par ses passions, il est constamment obligé de se justifier, de faire valoir sa bonne foi. Ce qui écarte aux yeux du public le débat de fond qu’il souhaitait instaurer.

     Habituellement, cette méthose utilise des citations hors contexte de l’auteur visé.

 3) La méthodologie

     Les détenteurs du Magistère donnent à l’auteur des leçons de méthode :

– On décrète son travail inacceptable parce qu’il n’a pas été consacré par la formation et les titres exclusivement délivrés par le Magistère ou le sérail bien-pensant : on l’accuse d’incompétence.

– On nie l’authenticité des documents qu’il cite ou utilise.

– L’auteur étant incompétent, on rejette la façon dont il emploie les critères d’interprétation communément admis par sa communauté scientifique (les historiens).

– On souligne quelques erreurs sur un point de détail afin de discréditer l’ensemble de son travail : « qui s’est trompé une fois, s’est trompé partout ». Le débat de fond est détourné au profit de broutilles.

     Cette critique méthodologique étant affaire de spécialistes, elle est particulièrement efficace auprès d’un public qui respecte l’autorité des experts « reconnus » ou du Magistère.

4) La banalisation

     On souligne que l’auteur n’apporte rien de nouveau, que sa thèse (ou certains aspects de sa thèse) est acceptée depuis belle lurette. La banalisation efface l’anormalité d’un fait historique, qui mettrait en pièces une construction idéologique donnée. Elle ramène cette anormalité à l’interprétation correcte de la pensée unique.

      Les Églises (mitres ou à turbans), les dictatures, les politiciens, utilisent toutes ces méthodes conjointement.

     Presque toujours, elles s’accompagnent d’attaques personnelles et d’insultes. La diffamation des opposants idéologiques est une pratique courante des Magistères. Qu’on pense à Paul de Tarse (sans doute un précurseur en ce domaine !) et à ses insultes de l’épître aux Galates. A Irénée (II°s.), à Épiphane (III°s.) qui accusent les gnostiques de pratiques sexuelles ignobles. A la propagande Nazie qui avilit les juifs, à la propagande staliniennes qui dégrade l’image des opposants…

         Eppur, si muove !

                                        M.B., 31 oct 2007

(1) J’utilise ici en le résumant l’exposé de Thierry WOLTON, l’Histoire interdite, JC Lattès, 1998, pp. 139 et suiv.

L’HISTOIRE, UN ENJEU POLITIQUE ?

          Mémoire, Histoire et politique : un ménage à trois détonnant !
         
           Les oiseaux, les fourmis ou les loups vivent en sociétés très structurées : ce sont des animaux politiques (du grec πολις, « l’être-ensemble »). Si chacune des espèces animales possède sa propre Histoire, elles ne le savent pas. Nous aussi, nous sommes des animaux politiques, mais en plus, nous sommes des animaux HISTORIQUES : nous savons que nous faisons partie d’une Histoire, et à son tour cette Histoire fait partie de nous, au point qu’elle détermine nos comportements. C’est pourquoi, vous le constatez chaque jour, la relecture et la compréhension du passé font constamment irruption dans notre actualité politique : de plus en plus, on demande à l’historien d’être guide, et conseiller de nos sociétés.

       I.    Dans la haute antiquité, il n’y avait pas encore d’Histoire mais des mythes, et des mythologies. Pour le romain Salluste : « Le mythe est la relation d’un événement qui n’a jamais eu lieu, à propos d’une chose qui existe depuis toujours » Ces mythes retraçaient l’histoire de héros, moitié hommes et moitié dieux. De bouche à oreille, on se transmettait les récits de leurs exploits. Des peuplades se reconnaissaient dans l’Histoire mythique à laquelle elles s’identifiaient, et qui les transformait en peuples.
          Le mythe des origines est « vrai », parce que la communauté l’a répété pour continuer à vivre. Le mythe d’identité est « vrai », parce que la communauté a existé par lui : le mythe prouve sa vérité par son efficacité. Ainsi du passage de la mer Rouge, qui transforma des tribus informes d’hébreux en peuple juif. Ainsi de la naissance de Romulus & Remus, qui fut en même temps l’acte de naissance de l’Empire romain. Ou encore la pierre d’Abraham à la Ka’aba, qui fonda l’islam : le mythe est fondateur. Il fournit, à des peuples qui n’en ont pas, une mémoire toute prête, déjà organisée, à laquelle ils se réfèrent et qui les situe dans l’univers.
          De tous temps, les mythes se sont transformés en mémoire collective. Ils ont été la mémoire des peuples, qu’ils ont façonnés à leur image.

       II.    Cela a duré jusqu’au V° siècle avant J.C., avec Hérodote que Cicéron appelle « le Père de l’Histoire ». L’unique œuvre de lui qui nous soit parvenue commence ainsi : « Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, Ἡροδότου Ἁλικαρνησσέος ἱστορίης ἀπόδεξις ἥδε ». Hérodote a donc mené une enquête (historié) sur les Guerres Médiques. Il continue :  » … une enquête, afin que le temps n’abolisse pas la mémoire des actions des hommes, et que les grands exploits guerriers accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ».
          Hérodote cherchait-il seulement à effacer la distance du temps, en fixant la mémoire ? Il voulait qu’on se souvienne « des exploits des Grecs, comme de ceux des barbares » : a-t-il tenu parole ? Il semble que non. Aristote le traite de mythologue, créateur de mythes. Aulu-Gelle, d’homo fabulator  – créateur de fables. Pourquoi cela ? C’est Plutarque qui nous l’apprend, dans son traité De la mauvaise foi d’Hérodote : « Il a abusé ses lecteurs malgré son apparente limpidité. Il était philobarbaros, il aimait trop les barbares. Plusieurs volumes me seraient nécessaires pour passer en revue tous ses mensonges« .
          Alors : Mythes, ou fables ? Histoire, ou mensonges ? Il y a pourtant eu des faits, des batailles gagnées par les Grecs. Ils ont écrasé les barbares : mais ce qu’on reproche à Hérodote, c’est de n’avoir pas suffisamment écrasé leur mémoire. 

–  Orgueil national, impérialisme et racisme : première utilisation politique de l’Histoire.

          Par la suite, tous les historiens de l’Antiquité ont été soumis aux façons de penser, et à l’ordre social en vigueur dans leur Cité. Les peuples ne s’identifiaient plus à des héros mythiques, mais à des Grands Hommes. Les historiens se mettaient au service du Prince – et à travers lui du pouvoir, en même temps que de l’identité nationale. Leur marge de manœuvre était très étroite : mais tous n’étaient pas dupes, ainsi Suétone. Au moment où il écrit sa biographie du Divin Jules, il est secrétaire particulier de l’Empereur Hadrien : divinisé, son Jules César est paré de toutes les vertus qu’Hadrien prétendait posséder. Et quand Suétone glisse, au détour d’une phrase, que « César fut le mari de toutes les femmes de Rome, et la femme de tous les maris », cette critique (si toutefois c’en est une) était bien la seule qu’il pouvait se permettre.

        III.   Après eux, et pendant plus de mille ans, l’Histoire va être écrite par des gens d’Église. Ce sont des hagiographes : ils exaltent les figures de saints, de prélats ou d’abbés mitrés, qu’ils proposent en exemple au peuple chrétien. Ces historiens appliquent la doctrine de saint Augustin dans La Cité de Dieu : l’Histoire n’est qu’une résultante de l’action divine – comme chacun peut le vérifier, puisque l’Église catholique s’étend jusqu’aux confins de la terre.
          Les Annales du Moyen âge sont un mélange de propagande et d’endoctrinement : cette fois-ci, l’historien se met au service d’une idéologie religieuse, qui se trouve être à la base d’une civilisation conquérante. Non plus l’identité d’une seule nation, mais celle d’un ensemble multinational, la chrétienté. La frontière n’est plus celle du Limes, dressée contre les Barbares : c’est une frontière culturelle, et les nouveaux barbares sont les incroyants.
On cherche à conquérir en convertissant, on protège son identité en excommuniant.

– Orgueil culturel, fanatisme religieux, et exclusion : deuxième utilisation politique de l’Histoire.

          C’est pourtant à un moine catholique, Dom Mabillon, qu’on doit la première révolution de la science historique moderne : c’est la diplomatique, discipline qui distingue dans les documents anciens (ou diplômes), ceux qui sont authentiques de ceux qui sont faux, ou apocryphes. Comment les lire, les transcrire, les confronter – bref, les utiliser ?
           Mabillon a été l’inventeur de l’archéologie des textes anciens.

          Jusque là, l’Histoire était une construction de l’esprit humain, qui ne s’éloignait jamais vraiment du mythe. Mythe national, mythe princier, mythe religieux : le baptême de Clovis, qui fonda la chrétienté, rassemble en un seul ces trois formes du mythe.
          Pas de politique (c’est-à-dire d’organisation de la Cité) sans mythes fondateurs.

       IV.   Après le séisme de la Révolution française, les historiens se sont voulus ouvertement engagés : il fallait choisir son camp. Collègue de Michelet, Augustin Thierry écrit : « En 1817, préoccupé d’un vif désir de contribuer au triomphe des idées constitutionnelles, je me mis à rechercher dans les livres d’histoire des preuves et des arguments à l’appui de mes croyances politiques ».
          Mais le goût du travail minutieux et érudit a vite repris avec la fondation de l’École des Chartes (1821), qui anima un gigantesque travail d’archivage et de publications. Ce retour en grâce des textes anciens va donner naissance à l’Histoire positiviste. Le mythe est mort : désormais, le passé peut être connu dans sa réalité objective, sans interprétation, grâce à l’usage raisonné de documents positifs. L’historien devient un simple instrument, sorte d’appareil enregistreur qui n’a plus qu’à reproduire son objet – le passé – avec une fidélité mécanique.
          Pour les positivistes, l’Histoire n’est plus à construire : elle est à retrouver.

           Nous venons de dégager les deux extrêmes entre lesquels balance l’Histoire : d’un côté, la construction du passé, guettée par le mythe intemporel. De l’autre, la simple nomenclature des faits, guettée par l’oubli de la texture humaine des événements historiques.

        V.   Après celle de Mabillon, la deuxième révolution de l’Histoire a été l’irruption de l’archéologie, à la fin du XIX° siècle. Désormais, l’historien ne disposait plus seulement de textes, mais de sites, d’habitats, d’objets. Ces traces objectives de l’activité humaine, il pouvait les confronter aux traces écrites. On n’écrit plus l’Histoire des Grands Hommes, mais celle des peuples. On construit l’Histoire transversale des courants sociaux (Histoire des ouvriers, des femmes, de l’habillement, etc.), ou de microsociétés comme le petit village occitan de Montaillou (Le Roy Ladurie)…
          Enfin, dans les années 1980, apparaît la Nouvelle Histoire (Pierre Nora) qui est celle des mentalités, c’est-à-dire des représentations collectives et des structures mentales des sociétés.
          Cette Nouvelle Histoire s’affranchit des idéologies, politique, sociale ou religieuse. Non seulement elle se détourne des héros mythologiques et des Grands Hommes, mais – grâce à la sociologie et à la psychologie – elle prétend atteindre enfin le but que s’était fixé l’Histoire positiviste : les comportements sociaux, les évolutions mentales des peuples, sont décrits de manière scientifique. L’historien appartient au peuple dont il retrace l’Histoire : affranchi de l’esclavage du mythe ou du Prince, il proclame haut et fort qu’il est enfin libre – c’est-à-dire, par nature, révisionniste.

          Hélas, cette liberté revendiquée par l’Histoire moderne apparaît comme un vœu pieux. Vous devinez qu’en s’attachant à la reconstruction d’un passé collectif, l’historien va faire de la mémoire elle-même l’objet de son étude. Quand le positiviste Michelet voulait « montrer purement et simplement comment les choses se sont produites », il se situait au niveau des faits, non pas de la mémoire – qui, elle, se trouve en amont de la connaissance historique. En cherchant à reconstituer des mouvements d’idées, ou à ressusciter la vie quotidienne d’une commune rurale, l’historien va dépendre étroitement de sa propre histoire familiale et individuelle, de son milieu, de son éducation, de ses attirances et de ses rejets politiques. Déjà, en 1954, H.I. Marrou avait dû rappeler que l’Histoire est inséparable de l’historien.

          Rien ne semble donc avoir changé depuis Hérodote : l’Histoire d’aujourd’hui est toujours politique, elle reste un enjeu politique. C’est ainsi que nous avons eu droit au passé revisité par les communistes, ou par les Résistants. Par les anciens colonialistes, ou ceux qu’ils avaient colonisés. Par les croisés, ou par les Arabes. Par les bourreaux, ou leurs victimes. Enfin, nous avons eu droit au négationnisme des génocides, arménien ou juif.
Et tout récemment, nous avons eu droit aux lois mémorielles.

          « Les choses », dont parlait Michelet, semblent définitivement hors d’atteinte.
          Et l’Histoire, comme approche de la vérité des faits, définitivement disqualifiée.
          D’où le mot de James Joyce : « L’Histoire est un cauchemar dont il faut se réveiller »

          Paradoxalement, c’est dans le petit milieu des érudits chrétiens que la question de la vérité historique a connu, depuis un siècle, ses avancées les plus significatives, et que l’Histoire a retrouvé un peu de son honneur. Pourquoi ?
Parce que, seul de son espèce, le judéo-christianisme est une religion historique. Ce n’est pas le fruit d’une métaphysique (Plotin), d’une haute morale (Confucius), d’une mystique (Védas hindous). Pour les judéo-chrétiens, Dieu s’est fait connaître à travers l’Histoire des hommes et de leurs tribus : La Révélation chrétienne n’est pas le fruit d’une illumination ou d’un éveil de la conscience. Au point de départ il y a non pas des idées, mais des faits humains triviaux, dont il faut découvrir la signification cachée.
           Saint Augustin avait développé la notion de théologie de l’Histoire : avec lui, l’Histoire devenait une proposition théologique. Histoire Sainte, les textes sacrés étaient une allégorie, que l’exégète interprétait pour construire à la fois le passé, le présent et l’avenir de l’humanité. L’Histoire allégorisée mettait en place les mythes fondateurs de la chrétienté.
          A cause de la nature de leur religion, la question de la véracité des faits fondateurs s’est posée en termes nouveaux, de façon cruciale et urgente, à des exégètes protestants dès le milieu du XIX° siècle. Ils ont été rejoints par les catholiques au milieu du XX° siècle. Des savants allemands, français, et aujourd’hui surtout américains, ont fait faire à la science historique des progrès importants en tentant, avec opiniâtreté, de revenir aux faits, aux événements qui sont à l’origine du christianisme. C’est ce qu’on appelle l’exégèse historico-critique, qui s’oppose à l’exégèse allégorique. Elle a accompli des progrès considérables, et si je vous en parle, c’est parce qu’elle éclaire particulièrement bien la question que nous nous posons aujourd’hui : mémoire, mythe, ou Histoire ? Histoire, ou politique ?

          Dans leur recherche du vrai visage des héros fondateurs de leur religion, les exégètes chrétiens ont d’abord mis au point une boîte à outils performante. Une quinzaine de critères de lecture des textes anciens, très précis, beaucoup plus sophistiqués que la science diplomatique du vieux Mabillon. Ils ont pu ainsi explorer la notion de tradition orale : la façon dont la mémoire s’est transmise, pendant une longue période, de bouche à oreille. Puis d’histoire des formes littéraires : la façon dont les récits oraux ont été mis par écrit selon des schémas littéraires, communs à telle ou telle époque, à telle ou telle région de l’Antiquité. D’histoire des traditions écrites : la façon dont les écrits se sont influencé l’un l’autre, au moment même de leur élaboration, parce qu’ils voyageaient, et étaient lus hors de leur lieu d’écriture. D’histoire des communautés, porteuses des traditions orales, et lieux de mise par écrits de ces traditions. Enfin, d’histoire linguistique : le passage, par traductions successives, d’une culture à une autre, d’une époque à une autre.

          Le fameux « objet » après lequel courait tant Michelet, c’était donc LE TEXTE ! Mais le texte non plus support d’allégorie, non plus vecteur de mythe : le texte, objet d’examen critique pluridisciplinaire.

          Chemin faisant, ces exégètes ont pu reprendre à l’école allemande sa distinction entre les événements de l’Histoire (Historich) et le fait historique (Geschichtlich). Je vous résume brièvement leurs conclusions :

1) Événement de l’Histoire : C’est le – ou les – événements initiaux, les paroles prononcées, les faits tels qu’ils se sont réellement produits, à un moment donné, autrefois. Que l’événement du passé soit éloigné de nous par un siècle, dix siècles ou dix minutes, c’est la même chose : une fois accomplie, une action est perdue pour nous à tout jamais. Une fois prononcée, une parole – son intonation, sa situation dans le temps et dans l’espace, sa portée sur l’auditoire – ne peut plus être redite. L’événement du passé appartient au passé : on ne peut plus, ni y revenir, ni l’atteindre à nouveau dans son jaillissement originel.

2) Fait Historique : ce sont les faits ou les paroles, tels que l’historien tente de les établir, après enquête (Hérodote). L’enquête doit être rigoureuse, la boîte à outils efficace, chaque outil (chacun des critères de lecture) doit être utilisé selon sa fonctionnalité propre. Aucun critère ne doit être négligé. La version des faits proposée par l’historien résultera d’un choix entre plusieurs pistes, plusieurs hypothèses possibles : car si l’événement de l’Histoire est unique, le fait historique n’est jamais simple, indiscutable, certain. L’historien doit prendre sa décision finale au vu d’un dossier le plus souvent contradictoire.
          Le fait historique peut-il retrouver intacte la mémoire du fait de l’Histoire ? Non, et pour deux raisons : d’abord parce que la mémoire des témoins eux-mêmes était entachée par leurs opinions, leurs préjugés, leurs ambitions, leurs choix ou leurs refus. Ensuite, parce que l’historien vit dans un milieu donné, à une époque donnée. Qu’il le veuille ou non, il est tributaire de ce qu’il peut comprendre du passé. Mais aussi, à cause de la pression sociopolitique qu’il subit à son insu, l’historien sait le plus souvent ce qu’il peut dire, ce qu’il doit dire, et surtout ce qu’il ne peut absolument pas dire.
          Sur les origines d’un ensemble d’événements devenus fondateurs de civilisation – c’est-dire transformés en mythes – l’historien, même s’il sait beaucoup de choses, ne peut pas tout dire. Il faut des années, parfois des générations, avant que la vérité historique d’un génocide, ou d’une guerre coloniale, ou des origines d’une religion, puisse être présentée, dans son état actuel d’élaboration, à la conscience du grand public.

          De ce survol rapide, retenons quatre conclusions :

1- L’Histoire ne peut pas, ne doit pas prétendre à une vérité absolue. L’historien est lui aussi un animal politique et historique. La vérité historique n’est pas la vérité de l’Histoire : c’est la moins mauvaise interprétation possible des faits du passé. Le travail de l’historien consiste à affiner des hypothèses successives.

2- En Histoire comme en exégèse, il n’y a pas de vérité définitive. Que des pièces nouvelles soient découvertes (documents, archéologie), ou qu’un historien reprenne un vieux dossier avec un regard neuf et inventif, et soudain une nouvelle vérité historique peut surgir.
          Parce qu’elle bouleverse la façon dont notre mémoire collective s’est construite en Histoire fondatrice, parce qu’elle bouleverse notre « vision du monde », cette nouvelle vérité va rencontrer l’opposition de tous, jusqu’à ce qu’elle finisse, lentement, par s’imposer à tous.

3- Pas de vérité historique définitive, mais quand même, des sédiments qui se déposent au fil des ans ou des siècles. Parce qu’ils rencontrent un consensus à la fois des historiens et de leurs sociétés, on parle d’acquis de l’Histoire. Ce n’est pas faux, notre connaissance historique progresse réellement. Mais il ne faut jamais oublier quelle est la fragilité de la vérité historique.

4- Enfin, l’historien peut finir par en savoir plus, sur un événement du passé, que ceux-là même qui ont vécu cet événement. Quand le passé était encore du présent, il était – comme ce que nous vivons en ce moment même – quelque chose de pulvérulent, de confus, de multiforme : un ensemble touffu de sentiments, de sensations qui se heurtent en nous, de causes et d’effets, dont nous peinions à saisir sur le vif la signification, et plus encore les répercussions.
Avec un peu de chance et beaucoup de perspicacité laborieuse, l’historien parvient à mettre en lumière des intentions, des préjugés, des désirs obscurs ou des volontés cachées qui étaient enfouis dans l’inconscient des acteurs de l’Histoire. Au moment des faits, eux-mêmes ne pouvaient pas en être conscients. Il leur manquait deux choses : le recul du temps, et un champ de vision qui dépasse leur horizon limité. Parce qu’il dispose de l’un et de l’autre, l’historien est capable, aujourd’hui, d’en apprendre à Jules César, sur lui-même, plus qu’il n’en savait lui-même.

Le résultat de tout cela, ce sont les innombrables livres d’Histoire qui encombrent les étagères de votre bibliothèque. J’espère que vous prenez, à les lire, autant de plaisir que moi.

                   M.B., Conférence donnée le 14 mars 2009

Voir aussi Comment discréditer un historien mal-pensant ?

L’ÉCOLOGIE, JÉSUS ET NOUS (Jésus à Copenhague ?)

Numériser0002

          Les évangiles ont-ils quelque chose à dire sur l‘écologie et le développement durable ?


I. Jésus dans son environnement

          Les évangiles décrivent

          -a- Une société rurale

          Des petits paysans propriétaires de leur lopin de terre, vivant en autosuffisance.

          De gros propriétaires terriens, employant des ouvriers agricoles journaliers qui sont au bas de l’échelle sociale : chômeurs, ils n’ont aucun emploi fixe, attendent à la porte des fermes de se faire embaucher. Jésus fait l’éloge d’un de ces propriétaires qui paye le salaire d’une journée pour une heure de travail : aucune critique du système de latifundia, une justification tacite du chômage des uns et du paternalisme des autres.

          -b- Une société artisanale

          Des pêcheurs pauvres (Pierre et André) qui possèdent leur barque mais travaillent seuls, très dur et parfois sans rien ramener à la maison.

          Des petites entreprises de pêche (Les fils Zébédée, Jean et Jacques), avec quelques ouvriers autour du patron-pêcheur : ils vivent sans doute mieux que les premiers.

          Des artisans : Jésus lui-même est tecton (petit entrepreneur en bâtiments) alors que se produit autour de lui un boom immobilier : reconstruction de la ville de Sépphoris rasée en l’an 12, construction de Tibériade. Il en a certainement profité, ce n’est pas un pauvre, il vivait mieux que les autres artisans de son pays.
          Il lui en est resté son carnet d’adresses, d’anciens clients fortunés : d’où l’aisance dont il fait preuve dans ses contacts avec les riches, qui le soutiendront économiquement et financièrement quand il décidera de mener une vie itinérante.

          -c- Un commerce mondialisé ?

          Depuis plus d’un siècle, s’était mis en place dans le bassin méditerranéen un réseau de production qui drainait les matières premières de tout l’Empire vers Rome : blé, vin, huile, métaux (cliquez). Comme aujourd’hui, des pays « sous-developpés » étaient exploités à fond par une puissance dominante. Qui redistribuait le produit des impôts prélevés sur les pauvres aux gros commerçants et transporteurs. Les ports Tyr, Sidon, Césarée de Palestine s’enrichissaient, mais ce commerce était aux mains d’une oligarchie de langue grecque, dont faisaient partie des juifs hellénisés considérés comme « étrangers » par le petit peuple – lequel ne bénéficiait aucunement de la mondialisation de l’époque.

          La situation était donc comparable à la nôtre : une petite minorité qui s’enrichit grâce au travail de l’immense majorité pauvre, confisque la richesse produite à son seul profit et spécule sur les matières premières sans aucun contrôle.

          La différence, c’est que toute l’économie d’alors reposait sur des produits renouvelables. La métallurgie était encore embryonnaire, quelques mines à ciel ouvert suffisaient à l’alimenter, l’idée que ces minerais pourraient s’épuiser était impensable. La déforestation n’était pas inconnue : on sait que la construction du Temple de Jérusalem a coûté cher à la forêt libanaise, et le développement de la flotte commerciale continuait à dépeupler les forêts, de la Galilée à la Syrie.
          Mais personne ne pouvait imaginer que le bois pourrait un jour venir à manquer.

-d- Jésus écologiste ?

          Dans ce contexte, la question de l’écologie ne se posait donc pas.

          Dans son enseignement Jésus, artisan semi-urbain, emploie très peu d’images tirées de son métier (sauf la construction d’une tour) ou d’un autre artisanat, poterie, forge, pêche, etc. La plupart des comparaisons de ses paraboles viennent de l’agriculture, quelques unes du commerce ou de la finance.

          Il apparaît comme un homme en harmonie totale avec la nature qui l’entoure, dont il goûte et décrit la beauté avec un plaisir évident.
          Pour lui il n’y a pas de rupture entre l’écosystème, les humains qui en vivent et la dimension spirituelle du monde.
          Non seulement il vit en harmonie avec la nature, mais – comme tous les juifs – il voit en elle un langage qui parle de Dieu.

          Un temple dans lequel Dieu réside, plus et mieux que dans celui de Jérusalem.

          Dans le contexte d’après-Copenhague, c’est cela que nous pouvons retenir de lui : la nature n’est pas seulement une ressource épuisable, elle est l’une des façons dont nous percevons la présence et la réalité de Dieu.
          Et ceci, hors de tout cadre proprement « religieux ».

          La nature : pas seulement une richesse à gérer avec parcimonie, de façon équitable.      
          Mais aussi le langage universel par lequel Dieu parle aux humains.

II. Copenhague, symptôme de la faillite des Églises

            Ces remarques à la louche montrent comment l’enseignement de Jésus aurait pu prendre sa place dans la réflexion de Copenhague.

          Car pour la première fois de son histoire l’ensemble de la planète s’est mobilisé, des milliers d’ONG issues des peuples, des partis politiques, des chefs d’États, une couverture médiatique exceptionnelle. Jamais encore on n’avait vu cela, l’humanité haletante se préoccupant de sa survie. Et si la montagne a accouché d’une petite souris, le fait même qu’elle ait pu être enceinte est une immense avancée.

          Tous étaient présents à ce rendez-vous universel.

          Tous, sauf les Églises.

          Les commentateurs ont souligné que l’aspect commercial de la négociation l’avait emporté sur tous les autres : un sommet privé de respiration.         

           Or vingt quatre heures après son échec relatif, l’Église catholique a communiqué. Allait-elle apporter ce supplément d’âme qui a tellement manqué à Copenhague ?

          Non. Elle a fait savoir officiellement que le pape en fonction songeait à béatifier son prédécesseur Jean Poldeux, et son autre prédécesseur Pie XII.
          Dont chacun connaît le silence assourdissant sur les atrocités nazies, et dont on passe sous silence la complicité dans la filière d’évasion des criminels de guerre.

          Cela fait des années que la planète s’interroge, prend lentement conscience des conséquences de l’activité humaine sur la planète. Dans la réflexion, dans l’esprit de millions de gens, les choses ont changé.
          L’Église catholique, ses penseurs, ses théologiens, ont-ils pris leur part à cet immense effort collectif ?
          Non. En revanche, elle se préoccupe de la béatification de ses papes.

          D’ailleurs, quels théologiens, quels penseurs ? Tous ce qui pouvait penser a été méthodiquement stérilisé pendant le long pontificat de Jean-Paul II et de son bras droit, Benoît XVI.
          L’absence de l’Église catholique dans une réflexion planétaire est un exemple de plus qu’elle n’a plus rien à dire
          Un immense capital de confiance et de crédibilité, accumulé pendant des siècles, s’est évanoui en l’espace d’une génération – la nôtre.

          Personne ne s’en réjouit.

                  
                             M.B. 20 déc. 2009.

CRISE DE L’AUTORITÉ (Michel Maffesoli)

          Assisté hier à une conférence du Pr. Michel Maffesoli à l’Université Pour Tous de Chantilly.

          Remarquable : il a su à la fois dégager clairement les racines d’une crise que nous vivons quotidiennement, et indiquer ce qui lui semble être sa seule issue possible : le ré-enchantement du monde (titre d’un de ses livres).

1) Le père, ou l’autorité verticale

            L’exercice le plus fréquent de l’autorité sur cette planète a été, et est toujours en bonne partie, vertical. L’autorité vient d’en-haut. C’est celle du Paterfamilias, qui détient le savoir et donc le pouvoir : « Je sais : parce que je suis plus ancien, parce que j’ai été bien formé, parce que je détiens les leviers … et, tout simplement, parce que c’est ainsi. Toi, tu ne sais pas : parce que tu es plus jeune, parce que tu as été moins bien formé que moi, parce que tu ne détiens rien… et, tout simplement, parce que c’est ainsi. Moi qui sais, je te dis à toi ce que tu dois penser, ressentir – et donc faire »

            Venant d’en-haut, le savoir source de pouvoir est reçu et diffusé dans la masse. Il la conduira nécessairement au progrès, qui est infini et source de bonheur.        

 2) Les frères, ou l’autorité horizontale

            A partir des années 1960 on voit naître et s’affirmer une autre dimension de l’autorité, horizontale. Ce n’est plus un père ou un chef qui détient les clefs du savoir/pouvoir, mais des frères qui les partagent. Ce qui n’était qu’une utopie va devenir une réalité grâce à l’explosion des nouvelles technologies de communications, Internet et ses dérivés.

            L’autorité fraternelle que l’interconnexion multiple rend possible est celle du groupe, ou plutôt d’une multitude de sous-groupes appelés « communautés ». Ce transfert d’autorité/savoir de la dimension verticale à la dimension horizontale suscite de vives inquiétudes au sein de nos sociétés : on entend ceux qui détiennent encore le pouvoir vertical parler de « communautarisme« , ce qui est une façon de stigmatiser le nouvel équilibre en train de se mettre en place, tout en exacerbant ses tensions.

              Et Jésus ?

(a) Juif, formé par les pharisiens et considéré par ses contemporains comme l’un d’entre eux, Jésus fait appel à l’autorité verticale. Dans toute une partie de son enseignement, il se réfère au Dieu de Moïse : il n’est pas venu « abolir la Loi » qui descend d’en-haut.

            Mais, à l’autorité reçue de sa tradition et de sa structure socio-politique natale, il substitue très vite sa propre autorité : « On vous a dit… eh bien, moi, je vous dis ! ». Cet « on » dont il prend la place, c’est toute la chaîne verticale de savoir/autorité qui va de l’autel du Temple aux obligations cultuelles quotidiennes imposées par les sadducéens, ou bien qui va de la Loi aux prescriptions légales minutieusement mises au point par les pharisiens.

            Cette chaîne dont les maillons viennent d’en-haut pour asservir le peuple, Jésus la brise (« On vous a dit »). Mais il semble la remplacer par une nouvelle chaîne dont il serait, lui, le premier maillon (« Et moi, je vous dis »).

            Jésus n’aurait-il fait que remplacer une autorité verticale (celle qui vient de « Dieu ») par une autre (celle qui vient de lui) ? Est-ce de sa part un coup d’État, dont il serait à la fois l’initiateur et le seul bénéficiaire ?

             (b) Non. Car en instaurant la « Loi du cœur » [1]  il fait de chacun le détenteur du savoir (celui du « cœur » pur) et du pouvoir (celui de se déterminer en fonction du coeur, quitte à enfreindre la loi verticale).

            Jésus ne se présente pas comme le premier maillon d’une nouvelle chaîne d’autorité, verticale, dont il serait le « père » fondateur. Il renvoie chacun à son « cœur ». Il me dit : « Purifie ton cœur, et tu n’auras désormais plus d’autre autorité normative que ce qui sort de ton cœur purifié ».

            Ceci, dans le judaïsme comme dans toute l’Antiquité, était une nouveauté absolue. Socrate, qui avait entrevu quelque chose de ce genre, a dû se donner la mort, rejeté par la société grecque de son temps. Et Jésus a été condamné par sa société juive pour avoir remplacé la loi paternelle, verticale, par sa « loi du cœur », totalement incomprise.

            Eût-elle d’ailleurs été comprise par ses contemporains, elle était irrecevable. Une société régie par la « loi du cœur » supposerait que tous les citoyens cherchent à purifier leur cœur, pour agir selon ce qu’un cœur pur leur dictera. Tous étant bons, le bien social serait assuré. Utopie sociale, totalement irréalisable.

            Jésus ne se situe donc pas au croisement entre l’autorité verticale et l’autorité horizontale : ce qu’il propose, c’est une troisième voie, originale, jamais enseignée avant lui. Et jamais mise en pratique par une société quelconque, qu’elle soit civile ou religieuse.

            Car son enseignement ne peut s’appliquer qu’au niveau individuel de la conscience et de l’action. Il ne substitue pas à l’autorité verticale une autorité horizontale, fraternelle : et l’Église primitive, quand elle tentera vaguement d’instaurer le « cœur purifié » comme règle normative sociale, connaîtra un échec immédiat si cuisant qu’elle deviendra, pour tous les siècles, la propagatrice d’une autorité verticale/paternelle poussée aux plus grands extrêmes.

             Jésus propose donc une voie individuelle, qui permet à chacun de s’accommoder de toute forme d’autorité. Es-tu dans un régime d’autorité verticale, paternelle, allant jusqu’à la dictature de l’esprit ou des corps ? Purifie ton cœur, et tu sauras comment naviguer dans ces eaux douloureuses.
Es-tu au contraire au sein d’un grenouillement de communautés éclatées, dans une société en pleine recomposition, qui semble ne plus avoir aucune ligne directrice, ne plus savoir où elle va parce qu’elle a oublié d’où elle vient ? Purifie ton cœur, et tu trouveras en lui un gouvernail sûr et solide pour tracer ton sillage dans ces temps incertains.

                        M.B., 3 février 2008

[1] Marc chap. 7 et parallèles

 

ROME, LE PAPE ET LE NÉGATIONNISME

          J’avoue suivre de fort loin l’ « actualité » de l’Église romaine, dont je n’attends rien depuis longtemps : mais là, quand même…

          En 1963, le Concile Vatican II publiait la déclaration Lumen Gentium qui définissait l’Église. Alors que ce concile se voulait résolument pastoral (c’est-à-dire qu’il n’entendait définir aucun nouveau dogme), Lumen Gentium propose une définition dogmatique de l’Église, face notamment aux autres croyances. Le Concile affirmait que l’Église du Christ « subsiste » dans l’Église catholique.

          Subsiste : un peu d’éthymologie, car il s’agit bien d’une définition dogmatique et le vocabulaire est technique. En philosophie aristotélicienne, Subsistit signifie « est le fondement de », « est le substrat de », « est la réalité qui en sous-tend une autre ». Dire que Ecclesia Christi subsistit in Ecclesia Catholica signifiait que l’Église catholique repose entièrement sur un en-soi idéal, l’Église voulue par le Christ. Par cette définition, Vatican II ouvrait la porte à une reconnaissance possible d’autres Églises : en effet, elles aussi pouvaient trouver dans l’en-soi « Église du Christ » leur fondement, leur substance, leur substrat. Cette définition fondait l’oecuménisme, lui ouvrant une voie royale.

          Le pape vient de déclarer que Vatican II n’aurait pas dû dire subsistit, mais est. C’est-à-dire que son Église, celle de Rome, n’est pas fondée sur l’Église du Christ, mais qu’elle est cette Église.

          Donc : la seule Église, c’est celle de Rome. Il n’y en a pas d’autre, aucune autre Église ou communauté chrétienne ne peut se référer à l’Église (idéale) voulue par le Christ. Puisque la catholique, à elle seule, possède toutes les fondations posées par le Christ : elle les épuise toutes en elle, il n’y a aucun substrat, aucune subsistance en-dehors d’elle. Elle ne subsiste pas, elle est.

          Et en-dehors d’elle, rien n’est de ce qui est : Extra ecclesiam, nulla salus.

          Cette déclaration enterre définitivement l’oecuménisme. Toutes les autres Églises, toutes les autres religions, n’ont d’autre solution que de disparaître, en se fondant dans l’Église catholique. Qui leur tend la main, mais en agrippant la leur pour les attirer à elle.

          C’est la fin d’un siècle d’immense espoir, initié par le cardinal Newman au tournant du XX° siècle : le rapprochement de ceux qui confessent le même Dieu, le même Christ.

          C’est aussi la première fois qu’un pape nie explicitement les définitions de caractère dogmatique proclamées par un concile avant lui.   Négationisme nouveau dans l’Histoire de la chrétienté. Innovation, progrès.

          Ratzinger commence sa déclaration en affirmant que « le Concile Vatican II… n’a rien changé dans l’absolu [du dogme] ». On l’avait compris : il ne s’est rien passé entre 1962 et 1965. Circulez, il n’y a rien à voir.

          Ainsi se confirme publiquement, nettement, ce que nous savons depuis longtemps : l’Église catholique ne changera jamais. Comme une stalactite, elle est calcifiée : de temps en temps, une goutte vient juste ajouter un millimètre de calcaire supplémentaire.

          A vrai dire, la planète n’en a que faire : il y a longtemps, aussi, qu’elle cherche hors de l’Église sa respiration et sa vie. En même temps que le visage, de plus en plus lumineux, de Jésus le nazôréen.

                               M.B., juillet 2007

L’ADIEU AU CATHOLICISME ? Un cahier de la revue  »Esprit »

          Fondateur de notre civilisation, le catholicisme est-il mort en Occident ? Si oui, comment, et pourquoi ?

          La revue Esprit publie un cahier consacré au Déclin du catholicisme Européen, dont j’extrais l’article du philosophe et sociologue des religions Jean-Louis Schlegel (1), cité ici en italiques.

 Le retour du religieux

           L’auteur souligne d’abord que, malgré la puissance de la sécularisation, nous ne sommes pas dans une époque non religieuse. La religiosité populaire demeure vivace (2), les fondamentalistes (américains, musulmans) connaissent une expansion mondiale. De manière extrêmement ambiguë certes, la question religieuse et les religions passionnent les foules, suscitent des quêtes spirituelles – et font l’objet d’innombrables films, téléfilms, romans, études, articles dans la presse.

          Depuis 20 ans, les religions ont fait dans nos médias et nos sociétés un retour que ni Marx, Nietzche ou Renan n’auraient jamais pu prédire ou même imaginer.

 L’adieu au catholicisme

           Et pourtant la chute du catholicisme européen est à la fois spectaculaire dans les chiffres, et discrète dans la perception sociale que nous en avons. Sans révolutions, avec une surprenante discrétion, en un siècle il s’est effacé dans les coulisses de nos sociétés tandis que sur scène, la représentation continuait sans lui. On a assisté à une sorte d’anémie et de recul, quantitatif et qualitatif : un adieu qui s’est fait sans larmes, ni drame, ni nostalgie.

 -a- Déclin quantitatif 

           En France, pays où la religion catholique est de tradition très majoritaire, la pratique dominicale est de 4,5 % (3). On constate une tendance catastrophique au décrochage par rapport aux sacrements (baptêmes, confirmations, mariages), à des pratiques importantes comme l’inscription au catéchisme, la profession de foi. Un marasme sans précédent dans le recrutement de prêtres, de religieux (cliquez) , de religieuses – si importants par ailleurs dans le dispositif catholique. Les régions de pratique plus forte, viviers de vocations (Bretagne, Alsace, Pays Basque, Savoie…) se sont alignées en une trentaine d’années sur le reste de la France sécularisée.

           Certes, le laïcat s’est partout vu attribuer un rôle de substitution. Mais en expansion dans la première moitié du XX° siècle, ses militants se sont érodés puis écroulés vers sa fin : incapables qu’ils ont été de transmettre à leurs enfants le sens de leurs engagements. Ils avaient découvert et assumé l’action politique et syndicale : des « communautés nouvelles » les ont remplacé, qui se retrouvent davantage dans la « spiritualité », la prière, l’action d’aide sociale non politique.

          Les paroisses perdurent, parfois très vivantes en ville. Mais la plupart ont perdu de leur lustre : à cause du manque de prêtres, mais aussi pour une raison plus profonde, d’ordre qualitatif.

 -b- Déclin qualitatif 

           Il est, à mon sens, beaucoup plus grave. En 27 ans de pontificat, le pape Jean-Paul II a prononcé 25 condamnations de mouvements théologiques, de théologiens ou de chercheurs catholiques. Secondé par l’efficace Joseph Ratzinger, il a « tiré sur tout ce qui bougeait » dans l’Église. Laquelle se retrouve aujourd’hui comme les plaines d’Europe après le passage d’Attila, stérilisée : il n’y a plus de théologiens, plus de penseurs catholiques, tout juste des répétiteurs. Adieu les Congar, de Lubac, Rahner, Schillebeexck, Drewermann… !

           Comme le constate Danielle Hervieu-Léger, on assiste à une « exculturation » de plus en plus sensible du catholicisme : une mise hors jeu ou une inexistence flagrante dans le domaine de la pensée, qui commande pourtant les décisions politiques et sociales importantes.

          Autrefois colonne vertébrale et mère nourricière de la culture européenne, l’Église n’est plus en prise avec la société qui l’entoure : le monde occidental vit, pense, ressent et se comprend non seulement sans elle, mais en dehors d’elle. Les radicaux n’ont même plus à ferrailler contre elle : il faut être deux pour se battre, on ne frappe pas un adversaire au tapis.

           Aspect paradoxal de l’exculturation : L’Europe devient une terre de mission où les évêques appellent à la rescousse des prêtres noirs ou polonais (4), souvent aussi exculturés chez nous que le missionnaires européens de jadis, quand ils se rendaient en Afrique – mais dans des conditions bien différentes !

          En fait, le mal remonte à plus loin encore : dès 1970, des penseurs chrétiens se sont alarmés de la position anti-philosophique et anti-théologique du Concile Vatican II, qui s’est explicitement voulu comme un concile pastoral – dénué de toute pensée de fond (5).

           Une société idéologique (l’Église) qui n’a plus ni pensée vivante, ni desservants capables de transmettre cette pensée à un monde en perpétuelle recherche, cette société ne tient plus que par son écorce.

 La fossilisation

           Elle commence, on l’a dit, par la stérilisation de toute recherche fondamentale. Mais pour le grand public, c’est l’encyclique Humanae Vitae (1968) qui marque la désaffection d’une ou plusieurs générations de catholiques de toutes classes et toutes cultures sociales, singulièrement des plus intellectuels, des plus militants et des plus jeunes. Rupture considérable, qui fait date dans l’histoire de l’Église.

          Confirmée en 1987 par l’encyclique Donum Vitae de Jean-Paul II, puis par l’interdiction de toute intervention médicale dans le processus de fécondation : ces crises ont été à l’origine d’exodes importants [des catholiques] parce que les décisions prises allaient à l’encontre de l’opinion majoritaire des théologiens et des évêques, comme de l’opinion des fidèles.

           Même si la « déconstruction » de l’Église était déjà fortement amorcée, la crise de 1968 a provoqué un séisme, par la remise en question de la notion de loi naturelle : qu’est-ce qu’un acte « naturel » ? Y a-t-il une éthique universelle, fondée sur une loi naturelle ? Où se situe son caractère rationnel ? Et l’Église catholique est-elle seule détentrice, comme elle le prétend, de cette éthique ? Si oui, quelle est la métaphysique qui sous-tend cette morale universelle ?

          Face à des questions aussi graves, qui remettaient en cause l’ordre social dans sa totalité, les autorités catholiques n’ont eu qu’une réponse : le retour à la synthèse médiévale de Thomas d’Aquin. De Hobbes, de l’idéalisme allemand, de Heidegger, de toute la pensée contemporaine depuis trois siècles, rien. Le grand thomisme n’avait rien à envier aux philosophies récentes : mais peut-on faire comme si celles-ci n’avaient pas existé ?

           L’Église catholique ressemble étrangement aux récifs de corail, splendidement colorés : elle est belle dans ses souvenirs – mais fossilisée.

           On lira, dans l’article sur Mgr Weakland (cliquez) , une description saisissante de la façon dont la principale acquisition de Vatican II – la collégialité épiscopale – a été anéantie par Jean-Paul II. En 1960, l’Église prétendait participer « au monde de ce temps ». Au lieu de quoi elle tient son discours, arrête sa discipline, prend ses décisions en s’arc-boutant sur sa propre tradition – totalement déconnectée de ses contextes historiques. Elle défend ses positions sans prendre la peine de la discussion critique. On ne discute plus : c’est parole contre parole, arguments contre arguments : ce qui fait la loi, ce n’est pas la persuasion raisonnable mais la force de la conviction.

           Le paradoxe est celui-là : des papes parfois adulés, mais peu écoutés. A Rome, on se contente de succès immédiats auprès des médias ou de l’opinion publique. Plus encore que leur contenu, ce qui est en cause c’est le mode secret d’élaboration des textes, leur universalité abstraite, éloignée de toute vie concrète, ainsi que l’arrogance qui les accompagne parfois. Comment cette communication verticale, uniquement destinée au commentaire approbateur et à la diffusion maximale, pourrait-elle s’imposer dans le système de communication en réseau fluides qui s’est imposé sur la planète ?

           On se souvient du bel adage de saint Anselme, fides quaerens intellectu, la foi qui cherche à être comprise par la raison. Le pape [actuel], qui a séduit au début en rappelant le rôle de la raison dans la foi, propose en fait une raison, une philosophie et une théologie qui font retour à la métaphysique thomiste à peine aménagée.

           Fides sine intellectu : « ne croyez pas parce que c’est raisonnable, croyez ce que je vous dis parce que je vous le dis avec force. »

 Réforme exclue

           On assiste donc au retour à une théologie exclusivement (voire platement) apologétique, excluant autant que faire se peut l’exégèse biblique historique et critique (cliquez) . Il ne s’agit pas vraiment d’un traditionalisme, mais plutôt du retour à une identité affichée par des signes visibles (vêtements, dévotions, rassemblements) qui tiennent lieu de pensée. Peut-être cette identité affichée est-elle nécessaire pour un temps. Peut-être l’Église ouverte et fraternelle de Vatican II était-elle une utopie. Une réforme de la tête et du corps est impossible en dehors de la volonté ferme (et jugée comme folle) d’un pape, Jean XXIII – heureusement mort assez tôt. Des ajustements dans l’Église, peut-être : des réformes, non. Elle ne pouvait être à la hauteur de son concile de rupture.

           Deux exemples, parmi tant d’autres : pour remédier au manque de prêtres, on a instauré vers 1975 des ADAP (assemblées dominicales en absence de prêtre) et des cérémonies pénitentielles plutôt bien suivies. Rome les a interdites, de crainte d’entériner l’idée qu’on peut célébrer des messes sans prêtres, et pour maintenir le caractère obligatoire de la confession individuelle à un ministre seul détenteur du pouvoir de pardonner.

           Cette volonté d’autoconservation presque suicidaire s’étend à tous les domaines de la vie individuelle et sociale des catholiques. Les conséquences désastreuses de l’immobilisme, de l’absence de toute réforme et de toute pensée, sont confiées à la grâce de Dieu et à l’action du Saint-Esprit, en attendant des jours meilleurs.

           Du triomphalisme à l’effondrement : rien ni personne ne se remet facilement d’une telle transition, de surcroît très rapide. Le catholicisme n’est pas encore mort, son « cadavre bouge encore » : et pourtant, en Occident où il est né et s’est affirmé, il semble proche de la retraite.

Prophète, ne vois-tu rien venir ?

           Qui oserait faire une prophétie ? Ni moi certes, ni personne.

          Mais peut-on oublier qu’à l’origine du christianisme il y a eu un prophète juif d’une densité humaine et religieuse incomparable, qui n’a voulu rien d’autre que de porter le prophétisme juif à son accomplissement ?

                   Certes, il a été trahi de son vivant, et manipulé au cours des siècles suivants par ceux qui se prétendaient ses interprètes, puis ses successeurs. Mais il est là, pierre angulaire incontournable. Pouvons-nous revenir à lui, remettre nos pas dans les siens ?

          Utopie encore plus folle que celle de Jean XXIII.

           Nous savons que de l’Église (des Églises) il n’y a rien à attendre. Il nous reste à croire, avec une ténacité folle, à la force de l’intuition prophétique qui fut celle de Jésus.

          Et à sa persistance, à son cheminement au moins souterrain.

                          M.B., 18 mai 2010

(1) Adieu au catholicisme en France et en Europe ? Revue Esprit, Février 2010, pp. 78-93. Suivi d’une bibliographie sur les études sociologiques récentes concernant le catholicisme.

(2) Voir, dans le même numéro, l’article de J. Caroux & P. Rajotte sur le pèlerinage de Compostelle.

(3) Enquête IFOP-La Croix du 16 janvier 2010. « Pratique dominicale » : ceux qui vont à la messe une ou deux fois par mois.

(4) Environ 15 % des prêtres en activité en France viennent d’Afrique noire ou de Pologne.

(5) Voir, dans ce même cahier d’Esprit, l’étude détaillée de Michel Fourcade, maître de conférence en histoire contemporaine (Montpellier II) : Il n’en restera pas pierre sur pierre.

PRISONNIER DE DIEU (Document)

Couverture PdD

Qu’est-ce qui pousse l’auteur, jeune homme « normal » et plein d’avenir, à tout casser pour rentrer à 22 ans dans un monastère contemplatif catholique ?

Que se passe-t-il pendant ses années de formation ? Comment est-il « déformaté », puis « reformaté » selon le procédé commun à toutes les sectes ?
Envoyé à Rome, il y arrive en pleine « révolution » : comment vit-il les espoirs nés de mai 1968 ?
Et quand il revient dans son cloître, pour constater que rien n’y a changé, pour s’y sentir de plus en plus étranger ?

Comment enfin est-il « quitté » par l’institution , de façon honteuse, alors qu’il lui  a consacré les vingt meilleures années de sa vie, sa jeunesse et son idéal ?
Un document passionnant sur l’Église et la société des années d’espoir et de désillusion. Une fenêtre ouverte sur les coulisses du cloître et du Vatican. Un récit plein de tendresse, de nostalgie, de lucidité.

Le parcours étonnant d’un témoin du XX° siècle finissant.
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Prisonnier de Dieu
a été tiré à 85.000 ex. en France, et plus de 100.000 en Allemagne (Gefangener Gottes, Bastei-Lübbe, 1993). Il vient d’être traduit en anglais (Prisoner of God, Alma books, Londres, 2008).
La version française originale vient d’être rééditée par Albin Michel, avec une postface de 2008 (cliquez). Entre autres articles de presse : UN ARTICLE DANS « LE PARISIEN » SUR « PRISONNIER DE DIEU » (cliquez)