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MICKAEL JACKSON ET LE MYTHE DU CHRIST

          L’actualité porte à réfléchir, et à oser quelques comparaisons.


I. Mort d’un messie

Certains ont comparé Mickael J. à un extra-terrestre :

          (a) Sorti de rien et de nulle part, il a obtenu un succès planétaire et fait rêver toutes les générations, toutes les races – et sans doute pour longtemps encore.
          (b) Des talents multiples (danseur, chanteur, musicien, parfois poète) ont fait de lui l’un des créateurs les plus marquants de son siècle.
          (c) Il a vécu dans l’enfance perpétuelle, ou plutôt le désir d’enfance, le refus obstiné du passage à l’âge adulte.
          (d) Il avait la fragilité, la vulnérabilité d’un habitant d’une autre planète.
          (e) Possédé par un désir de mort qui s’est manifesté dans son autodestruction, il fait un peu penser à E.T. pointant vers le ciel son doigt tordu et murmurant « Home, home… »
          (f) Il a été mis à mort par sa célébrité, sous les yeux de ses fans qui sont sans doute les premiers responsables de son décès.

Comparaison avec Jésus


          (a) Jésus lui aussi est sorti de nulle part pour rejoindre Jean-Baptiste au bord du Jourdain : mais de son vivant, il n’a obtenu aucun succès. Les chroniqueurs officiels (Tacite, Pline, Suétone) font à peine allusion à lui, en s’y trompant d’ailleurs. Même chose ou presque pour Flavius Josèphe, historien juif toujours bien informé.
          C’est assez pour être assurés que Jésus a bien existé, petit trublion insignifiant d’une lointaine province de l’Empire. Mais ces silences témoignent que sa mort est passée inaperçue, n’a mobilisé ni les masses ni les « médias » de son époque.
          Et quand les évangiles disent que « de grandes foules le suivaient », ce n’est qu’une des facettes du mythe qu’ils sont en train de construire : si Jésus avait déplacé de véritables foules, l’autorité romaine serait intervenue, comme elle le fit à la même époque et en Palestine pour plusieurs meneurs d’hommes.

          Ce qui a fait de Jésus une célébrité planétaire (1), c’est – bien après sa mort – sa transformation en Christ ressuscité d’abord, puis en Dieu descendu du ciel.

          (b) Cette transformation eût été impossible si Jésus n’avait pas eu, lui aussi, des talents multiples. Guérisseur : il y en eût d’autres avant, pendant et après lui, mais sa façon de guérir était absolument originale – rien à voir avec (par exemple) un Simon-le-magicien. Pédagogue : là aussi, ils étaient nombreux, mais Jésus est le seul à avoir donné à ses paraboles une perfection telle, qu’elles ont traversé les siècles et font maintenant partie du fond culturel occidental. Charmeur enfin, et qui a su faire rêver toutes les générations, toutes les races, de tous les temps.

          (c) Jésus est indéniablement un homme adulte et responsable. Mais il y a chez lui des comportements adolescents : fuite de sa famille, refus de la société telle qu’elle est, contestation des ordres établis. On peut parler pour lui de désir d’enfance (il les attire, les cite en exemple), mais la source et la finalité de ce désir n’a rien à voir avec celui de Mickael J. : il s’enracine dans l’un des courants du mouvement prophétique juif, minoritaire mais auquel il a donné un relief particulier, en faisant l’axe principal de son enseignement.

          (d) Sa fragilité est grande, mais elle ne provient pas d’un déséquilibre intérieur ou de la personnalité. Au contraire, elle est la conséquence d’une très grande force de caractère, qui le rend vulnérable face aux pouvoirs établis et aux conformismes socioreligieux. Vulnérable, donc touchant : on s’identifie facilement à lui, comme à l’idole du Pop.

          (e) Il a vu venir sa mort, bien avant son entourage, et il l’a froidement annoncée. Puis, non seulement il n’a rien fait pour s’y soustraire, mais il s’est jeté volontairement dans la gueule des loups juifs et romain. Pourtant ce n’est pas un désir de mort, une autodestruction. Il a eu peur de la mort, et s’il va vers elle (la provoquant presque) c’est par une fidélité absolue à sa vocation de prophète juif.
          Mort devenue inéluctable par sa faute, mais en aucun cas désir morbide. Choisir de ne pas se soustraire à son destin, c’est tout autre chose que de se laisser mourir.

          (f) Michael J. a été tué par l’énorme pression de la foule des fans, qui voulaient qu’il reste le mythe dont ils avaient besoin – au mépris de l’homme qu’il était.
          Les « foules » juives et ses disciples (étaient-ils des fans ?) ont abandonné Jésus dès son arrestation. C’est la construction progressive du mythe de l’homme-Dieu qui a tué Jésus, pour faire de lui la troisième personne de la divine trinité.
          Le meurtre obéit au même schéma (préserver ou construire un mythe), mais dans le cas de Jésus il a eu lieu bien après sa mort physique. Ce n’est pas lui qu’on a tué, mais sa mémoire.

II. La nature a horreur du vide

Ce qui est fascinant dans le cas de Mickael J., comme d’Elvis Prestley, c’est la dimension religieuse du culte (le mot est juste) qu’ils suscitent.
          Pour Elvis, Graceland (le « pays de la grâce ») est devenu un lieu de pèlerinage toujours très fréquenté, avec vente d’images pieuses, d’icônes, de statues du demi-dieu. Nul doute que Neverland (le « pays du jamais adulte ») deviendra le Lourdes des fans transformés en croyants d’une religion nouvelle.

          Pourquoi ? Parce que ces deux demi-dieux ont fait danser l’humanité sur leur musique.          
          Jésus aussi a voulu faire danser l’humanité : « J’ai joué de la flûte sur la place du marché, dit-il, et vous n’avez pas voulu danser ». Sa musique à lui n’a pas pu toucher les foules auxquelles elle était destinée : on ne lui en a pas laissé le temps. Le Christ n’a jamais fait danser personne, on l’affiche sanguinolent dans toutes les églises.

          Mickael est allé plus loin qu’Elvis : il y a quelques années, pour un concert humanitaire, il a créé la chanson We are the world (nous sommes l’humanité – chaque homme ou femme souffrant, c’est nous). Ce slogan, qui sonne comme le Yes we can du candidat Obama, fait de Mickael J. plus qu’un musicien, plus qu’un danseur : un prophète.
          Jésus (s’opposant par là aux Esséniens dont certains de ses disciples étaient proches) a dit exactement la même chose : le malade, l’opprimé, le souffrant, le prisonnier, c’est moi – c’est nous.

          Dans les rues et sur les places de San Francisco, Paris, Tokyo ou Pékin, on a vu des foules recueillies chantant We are the world. Des blacks, des blancs, des jaunes, riches ou pauvres, lettrés ou ignares, tous unis par le rêve que leur a offert celui qu’ils ont déjà un peu divinisé.

          Pourquoi le christianisme ne fait-il plus rêver que d’infimes minorités (est-on sûr qu’elles rêvent, ou accomplissent leur devoir religieux ?), pourquoi ne fait-il plus chanter personne, pourquoi n’est-il pas un lien qui unifie tous les humains (au contraire, il a toujours été cause de divisions) ?
          Pourquoi faut-il que ce soient deux noirs américains qui ouvrent grandes les portes du rêve qui fait vivre, donne l’énergie d’aller de l’avant ?

          La nature (humaine) a horreur du vide. Jésus, le fils de Joseph a été « vidé » de la scène du monde par ceux qui en ont fait un mythe. Et depuis, « comme des brebis sans berger », les humains se tournent vers qui ils peuvent.

          Jésus nous dira peut-être : « Qu’avez-vous fait de moi ? »


                                         M.B., 28 juin 2009

(1) Ou plus précisément : européenne. La Chine n’entend parler du Christ qu’au XV° siècle, l ‘Amérique au XVI°, l’Afrique noire au XIX°.

LA FIN DU MONDE : après moi le déluge !

          La fin du monde ?
          Dans l’Odyssée, Cassandre l’annonçait déjà aux grecs. Peu après, les romains se suicidaient volontiers pour y échapper : Carpe diem, profite du moment présent car c’est le dernier ! L’antiquité méditerranéenne était travaillée par des mouvements apocalyptiques, bien représentés en Judée par Jean-Baptiste : la fin du monde était dans tous les esprits.

          Autour du X° siècle en Europe, ce fut le mouvement millénariste qui prit son ampleur au XIV° siècle avec la conjonction des famines et de la peste. Au XVIII° siècle, les philosophes provoquèrent la fin de la féodalité, et les prédictions de Nostradamus et Cagliostro se répandirent : la Révolution française est née pas dans ce climat de fin du monde.

          Au début du XIX° siècle, arrive le mythe du progrès illimité : nous n’en sommes pas sortis, nous l’appelons croissance, et nos gouvernants attendent toujours sa « reprise » pour qu’elle nous sorte (définitivement) de la crise.

          Depuis H.G. Wells, l’angoisse de la fin du monde alimente la littérature de science-fiction. Mais Hollywood, la plus formidable des agences de propagande, a projeté cette angoisse sur tous les écrans du monde : on ne compte plus les films (et les séries TV) qui la mettent en scène de façon réaliste et spectaculaire, touchant un vaste public – ravi d’être terrifié, et qui en redemande. Le dernier en date de ces films, 2012, exhume un calendrier Maya (?) pour dater avec précision la fin du monde au 21 décembre 2012.

                   Personne ne le dit, mais tout le monde se demande : et si c’était vrai ?
          Nous vivons, à nouveau, dans un climat d’apocalypse.

Fin du monde ou fin d’un monde ?

          Chacun de nous cache son angoisse en ricanant : allons donc ! La planète sera toujours là, et nous aussi ! Fixer une date à l’apocalypse ? Manipulation.

          Faux : la fin du monde peut-elle être datée ?

          La fin du monde, non. Mais la fin d’un monde, oui.

          Ou plutôt, le passage brutal d’un monde à un autre.

          La « grande peur  » du XIV° siècle ne concernait que quelques millions d’individus, chacun portant une angoisse qu’il ne pouvait communiquer qu’à ses proches.

          Depuis, l’humanité s’est globalisée : les pays riches vivent tous de la même façon, les autres ne rêvent que de les imiter. Le moindre objet de vie courante est fabriqué avec du pétrole et des métaux, dont nous savons avec certitude qu’il n’y en aura plus dans environ 50 ans.

           Aujourd’hui six milliards d’humains, et qui communiquent sans frontière. Tous peuvent savoir qu’ils devront bientôt se nourrir, boire, se chauffer, se transporter, autrement.

          Demain, neuf milliards qui devront revenir aux brosses à dents en poil de sanglier et manche en bois.
          Aucun ne veut imaginer aujourd’hui comment pourra s’effectuer le passage brutal d’un monde de matériaux inépuisables à un monde sans énergie facile et sans métaux.
          Quand il n’y aura plus ni pétrole-gaz-charbon, ni uranium, ni aluminium-étain-nickel-chrome-vanadium, ni même de fer… est-ce que ce sera le retour à l’âge de pierre, pour neuf milliards d’humains ? Diffusant et amplifiant leurs angoisses en temps réel, grâce à Internet ?

          Personne ne peut prédire comment cela se passera.
          En revanche, et pour la première fois, la date est prévisible. Ce n’est plus Nostradamus, ce sont des chiffres qui ne mentent pas.

          Nous le savons. Mais nous ne voulons pas le savoir.

          Mme de Pompadour, elle aussi, voyait venir la fin d’un monde. Qu’a-t-elle dit ? « Après moi, le déluge ». Et Louis XV : « Les choses dureront bien autant que moi ».

Jésus et la fin du monde

          Jésus était disciple d’un prophète de l’apocalypse, Jean-Baptiste, qui prédisait la fin imminente dans une fournaise de feu. Attendait-il, lui aussi, la fin du monde pour un avenir proche ?

          Oui, et non.

          Oui, Jésus était convaincu que le monde allait finir, mais pas n’importe quel monde : ce monde-ci, dominé par le pouvoir du Mal – qu’il appelait le diable, ou Satan, comme tous les juifs.

          Non seulement ce monde-ci (dominé par Le Mal) va finir, mais en fait pour Jésus il est déjà fini. Puisque, dit-il, « Les aveugles voient, les paralytiques marchent, les sourds entendent ».

          Témoin de l’épuisement du judaïsme de son temps, il semble avoir pensé qu’il était impossible de transformer une société : il s’accommode de l’esclavage, du capitalisme sauvage, refuse de s’engager politiquement. En revanche, il multiplie les guérisons individuelles : leur aspect spectaculaire est toujours pour lui la face visible d’une guérison intérieure, celle qui compte avant tout à ses yeux. Quand il guérit, il affirme qu’il n’y a pas de fatalité : tout malade qui se relève est une preuve vivante du nouveau monde, celui d’après.

          Sa façon de réagir face à la fin du monde n’est pas collective, mais individuelle.

          Après moi le déluge ? Notre génération est la dernière à pouvoir le dire.

         Aucun espoir d’y échapper ? Si.
          L’espoir que suffisamment d’hommes et de femmes sur cette planète seront debout intérieurement, pour faire face aux bouleversements qui nous attendent.

          En refusant de s’attaquer aux structures du pouvoir politique et financier de son temps, en s’attachant d’abord à la transformation intérieure de chaque individu, Jésus a-t-il fui sa responsabilité de prophète ?

          L’avenir le dira.

                                                    M.B., 27 nov. 2009

L’ÉCOLOGIE, JÉSUS ET NOUS (Jésus à Copenhague ?)

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          Les évangiles ont-ils quelque chose à dire sur l‘écologie et le développement durable ?


I. Jésus dans son environnement

          Les évangiles décrivent

          -a- Une société rurale

          Des petits paysans propriétaires de leur lopin de terre, vivant en autosuffisance.

          De gros propriétaires terriens, employant des ouvriers agricoles journaliers qui sont au bas de l’échelle sociale : chômeurs, ils n’ont aucun emploi fixe, attendent à la porte des fermes de se faire embaucher. Jésus fait l’éloge d’un de ces propriétaires qui paye le salaire d’une journée pour une heure de travail : aucune critique du système de latifundia, une justification tacite du chômage des uns et du paternalisme des autres.

          -b- Une société artisanale

          Des pêcheurs pauvres (Pierre et André) qui possèdent leur barque mais travaillent seuls, très dur et parfois sans rien ramener à la maison.

          Des petites entreprises de pêche (Les fils Zébédée, Jean et Jacques), avec quelques ouvriers autour du patron-pêcheur : ils vivent sans doute mieux que les premiers.

          Des artisans : Jésus lui-même est tecton (petit entrepreneur en bâtiments) alors que se produit autour de lui un boom immobilier : reconstruction de la ville de Sépphoris rasée en l’an 12, construction de Tibériade. Il en a certainement profité, ce n’est pas un pauvre, il vivait mieux que les autres artisans de son pays.
          Il lui en est resté son carnet d’adresses, d’anciens clients fortunés : d’où l’aisance dont il fait preuve dans ses contacts avec les riches, qui le soutiendront économiquement et financièrement quand il décidera de mener une vie itinérante.

          -c- Un commerce mondialisé ?

          Depuis plus d’un siècle, s’était mis en place dans le bassin méditerranéen un réseau de production qui drainait les matières premières de tout l’Empire vers Rome : blé, vin, huile, métaux (cliquez). Comme aujourd’hui, des pays « sous-developpés » étaient exploités à fond par une puissance dominante. Qui redistribuait le produit des impôts prélevés sur les pauvres aux gros commerçants et transporteurs. Les ports Tyr, Sidon, Césarée de Palestine s’enrichissaient, mais ce commerce était aux mains d’une oligarchie de langue grecque, dont faisaient partie des juifs hellénisés considérés comme « étrangers » par le petit peuple – lequel ne bénéficiait aucunement de la mondialisation de l’époque.

          La situation était donc comparable à la nôtre : une petite minorité qui s’enrichit grâce au travail de l’immense majorité pauvre, confisque la richesse produite à son seul profit et spécule sur les matières premières sans aucun contrôle.

          La différence, c’est que toute l’économie d’alors reposait sur des produits renouvelables. La métallurgie était encore embryonnaire, quelques mines à ciel ouvert suffisaient à l’alimenter, l’idée que ces minerais pourraient s’épuiser était impensable. La déforestation n’était pas inconnue : on sait que la construction du Temple de Jérusalem a coûté cher à la forêt libanaise, et le développement de la flotte commerciale continuait à dépeupler les forêts, de la Galilée à la Syrie.
          Mais personne ne pouvait imaginer que le bois pourrait un jour venir à manquer.

-d- Jésus écologiste ?

          Dans ce contexte, la question de l’écologie ne se posait donc pas.

          Dans son enseignement Jésus, artisan semi-urbain, emploie très peu d’images tirées de son métier (sauf la construction d’une tour) ou d’un autre artisanat, poterie, forge, pêche, etc. La plupart des comparaisons de ses paraboles viennent de l’agriculture, quelques unes du commerce ou de la finance.

          Il apparaît comme un homme en harmonie totale avec la nature qui l’entoure, dont il goûte et décrit la beauté avec un plaisir évident.
          Pour lui il n’y a pas de rupture entre l’écosystème, les humains qui en vivent et la dimension spirituelle du monde.
          Non seulement il vit en harmonie avec la nature, mais – comme tous les juifs – il voit en elle un langage qui parle de Dieu.

          Un temple dans lequel Dieu réside, plus et mieux que dans celui de Jérusalem.

          Dans le contexte d’après-Copenhague, c’est cela que nous pouvons retenir de lui : la nature n’est pas seulement une ressource épuisable, elle est l’une des façons dont nous percevons la présence et la réalité de Dieu.
          Et ceci, hors de tout cadre proprement « religieux ».

          La nature : pas seulement une richesse à gérer avec parcimonie, de façon équitable.      
          Mais aussi le langage universel par lequel Dieu parle aux humains.

II. Copenhague, symptôme de la faillite des Églises

            Ces remarques à la louche montrent comment l’enseignement de Jésus aurait pu prendre sa place dans la réflexion de Copenhague.

          Car pour la première fois de son histoire l’ensemble de la planète s’est mobilisé, des milliers d’ONG issues des peuples, des partis politiques, des chefs d’États, une couverture médiatique exceptionnelle. Jamais encore on n’avait vu cela, l’humanité haletante se préoccupant de sa survie. Et si la montagne a accouché d’une petite souris, le fait même qu’elle ait pu être enceinte est une immense avancée.

          Tous étaient présents à ce rendez-vous universel.

          Tous, sauf les Églises.

          Les commentateurs ont souligné que l’aspect commercial de la négociation l’avait emporté sur tous les autres : un sommet privé de respiration.         

           Or vingt quatre heures après son échec relatif, l’Église catholique a communiqué. Allait-elle apporter ce supplément d’âme qui a tellement manqué à Copenhague ?

          Non. Elle a fait savoir officiellement que le pape en fonction songeait à béatifier son prédécesseur Jean Poldeux, et son autre prédécesseur Pie XII.
          Dont chacun connaît le silence assourdissant sur les atrocités nazies, et dont on passe sous silence la complicité dans la filière d’évasion des criminels de guerre.

          Cela fait des années que la planète s’interroge, prend lentement conscience des conséquences de l’activité humaine sur la planète. Dans la réflexion, dans l’esprit de millions de gens, les choses ont changé.
          L’Église catholique, ses penseurs, ses théologiens, ont-ils pris leur part à cet immense effort collectif ?
          Non. En revanche, elle se préoccupe de la béatification de ses papes.

          D’ailleurs, quels théologiens, quels penseurs ? Tous ce qui pouvait penser a été méthodiquement stérilisé pendant le long pontificat de Jean-Paul II et de son bras droit, Benoît XVI.
          L’absence de l’Église catholique dans une réflexion planétaire est un exemple de plus qu’elle n’a plus rien à dire
          Un immense capital de confiance et de crédibilité, accumulé pendant des siècles, s’est évanoui en l’espace d’une génération – la nôtre.

          Personne ne s’en réjouit.

                  
                             M.B. 20 déc. 2009.

L’OMBRE DE LA MORT DANS LE CHRISTIANISME ET L’ISLAM

          La mort est notre seule certitude.

          Pour l’Ancien Testament, la mort est une punition infligée par Dieu à l’homme et à la femme, parce qu’ils ont voulu savoir ce qu’il fallait ignorer afin de ne jamais mourir : où se situe la frontière entre le bien et le mal.

          C’est-à-dire qu’il existe un Mal, un Mauvais, un Shatân à l’œuvre dans la création. Faire sa connaissance c’est le rencontrer, le rencontrer c’est être brûlé par lui à jamais .

          Tandis qu’ignorer Le Mal, c’est être ignoré par lui et ne pouvoir être atteint par lui. « Le Mal c’est mon affaire dit Dieu, certes il existe mais vous ne devez savoir ni d’où il vient, ni s’il est comme vous une créature que je tolère ou puis seul soumettre. Ne lâchez pas ce fauve, sinon il vous dévorera. »

           On connaît la suite : la femme séduite par le charme du Mal, lui fait de doux yeux et la fracture s’installe pour toujours dans une création jusque là unifiée par le sommeil du dia-bolos, celui qui sépare, qui divise.

          Désormais, la mort sera l’horizon du peuple juif. Elle met un terme à la vie, mais rien n’est perdu puisqu’un Messie reviendra, qui restaurera l’ordre ancien de la création, perdu par l’acquisition de la connaissance.

          La Bible est fataliste, mais point désespérée : l’attente du Messie permet de supporter celle de la mort. On s’en accommode sans s’en inquiéter outre mesure. Se l’infliger ou l’infliger à autrui est un crime, qui conduit tout droit à l’enfer.

           Au milieu du 1er siècle, le rabbi Jésus s’insurge contre la mort. Il fait preuve à son égard d’une absolue détestation : quand il la rencontre aux portes du village de Naïm ou devant la pierre tombale de Lazare, quand elle menace une femme à l’instant de sa lapidation pour crime d’amour, quand elle attend des malades condamnés par l’absence de médecine, il fait tout pour s’opposer à elle : il ranime, il prend la défense de l’accusée, il guérit.

          A-t-il souhaité mourir, s’est-il suicidé ?

           Ce refus de l’acceptation de la mort comme châtiment inéluctable, inévitable, cette insoumission devant l’œuvre du Shatân est la marque de Jésus. Elle le classe à part dans le judaïsme, et à vrai dire dans la lignée des grands Éveillés.

           En s’imprégnant du messianisme exalté qui s’était développé autour des esséniens un siècle auparavant, le christianisme naissant abandonnera (ou plutôt, n’adoptera jamais) le rejet de la mort manifesté par Jésus.

          Les choses se compliquent quand Paul de Tarse introduit dans le dogme chrétien naissant des pans entiers de la religiosité orientale – donnant naissance au christano-paganisme qui est toujours le nôtre aujourd’hui.

          La mort n’est plus le châtiment de la connaissance : elle sanctionnera désormais le refus d’adopter les dogmes, les sacrements et les pratiques chrétiennes. l’Église s’est substituée à Dieu, elle est la seule à posséder le savoir. « Si tu le suces à son sein et nulle part ailleurs, tu entreras au paradis. Sinon, c’est l’enfer plus tard – et déjà maintenant, puisqu’on te brûlera si tu oses mettre en doute le monopole de la vérité détenu par l’Église ».

          Hors de l’Église, pas de salut : n’attendez plus le Messie, il est déjà là, il a pris corps dans une corporation qui s’identifie à lui et rend son retour inutile.

          Les chrétiens ne désirent pas la mort, ils la condamnent et la craignent. Mais ils s’agrippent à la barque de Pierre pour ne pas s’y noyer.

           Le Coran marque l’aboutissement final du messianisme judéo-chrétien.

          Ầ ses yeux non plus, le Messie n’aura pas à revenir puisqu’il vient d’arriver : c’est l’Umma, la communauté musulmane, « la meilleure communauté suscitée par Allah sur terre ». Le croyant coraniste ne peut vivre qu’à l’intérieur de l’Umma : tout ce qui se trouve en-dehors, le dar-al-harb, c’est un monde de ténèbres où règne le Shatân. Plutôt mourir que d’en franchir l’immatérielle frontière.

          S’infliger la mort pour demeurer fidèle à l’Umma, c’est être assuré d’entrer au Paradis.

          L’infliger à autrui pour préserver l’Umma, ce n’est pas un péché mais une bonne oeuvre.

          Hors de l’Umma, pas de salut.

           Et comme chaque Infidèle – chaque être humain vivant hors de l’Umma – est habité par le Shatân, bien plus, comme il défend et propage sans le savoir l’œuvre de Shâtan, il faut en tuer le plus possible.

          Tuer les infidèles, c’est faire reculer le royaume de Shatân, c’est accélérer la venue du ciel sur la terre, quand il n’y aura plus que des muslims, des hommes et des femmes soumis à Allah.

          La mort est un bien désirable, se l’infliger pour Allah c’est aller au Paradis, l’infliger au nom d’Allah c’est protéger l’Umma.

          Donner la mort ou la recevoir dans le « Chemin d’Allah », c’est l’idéal de tout croyant coraniste.

           Parce qu’il a été travesti par les chrétiens, ignoré par le Coran, le message de Jésus n’a jamais eu aucune chance d’être entendu, et encore moins mis en pratique.

           Shatân lâché en liberté, l’ombre de la mort ne nous quitte plus.

          Chrétiens ou musulmans, musulmans contre chrétiens, nous sommes condamnés à patauger dans le sang et la violence des ‘’Voies du Seigneur’’ de l’Église ou du ‘’Chemin d’Allah’’ du Coran.

                                                                    M.B., 21 août 2013

2° LETTRE A UNE AMIE : la foi et les mots

          En répondant à ma première lettre tu t’es abritée derrière des mots, ceux que tu manipules depuis ton enfance, ceux par lesquels tu as toujours dit ta foi avant de la perdre. La question de la foi, c’est donc bien celle des mots de la foi : permets-moi d’y revenir un instant.

L’INTELLIGENCE ET L’EXPÉRIENCE

          Au cours des siècles, la théologie chrétienne occidentale a mené un effort obstiné, gigantesque, pour comprendre la nature de Dieu. Effort que résume un aphorisme attribué à saint Anselme : crede, ut intelligas ; intellige, ut credas. Crois d’abord, afin que ta raison puisse éclairer ta foi ; comprends ce que tu crois, afin de mieux croire.

          Quel que soit le point de vue, l’intelligence était au coeur de l’acte de foi : et par intelligence, on entendait l’intelligence scientifique, l’usage de la raison codifiée par
Aristote. Comme c’est elle qui a assuré le succès de la civilisation occidentale et de sa technologie, on n’a jamais cessé de tout miser sur cette intelligence dite conceptuelle, c’est-à-dire basée sur des mots.
          Puis, les mots s’avérant trop opaques, on a fait appel à des symboles abstraits : les mathématiques sont un langage sans mots, mais c’est toujours un langage.
          Certains prétendaient pourtant parvenir à une expérience de Dieu au-delà des mots : une expérience directe, qu’aucun mot ne pouvait décrire de façon satisfaisante. On les appelle les mystiques, et les appareils d’Église les ont toujours considérés avec méfiance, voire condamnés.
          Le conflit entre l’intelligence et l’expérience est aussi ancien que l’humanité : il est transversal, on le retrouve dans toutes les religions.

SIDDHARTHA ET L’IMPUISSANCE DES MOTS

          Le Bouddha Siddhârta est le premier à avoir abordé cette question, il l’a fait de façon définitive.
          Ses disciples lui demandaient sans cesse : « Mais en quoi consiste le Nirvâna, cet aboutissement de toute l’existence humaine ?  » Siddhartha refuse de répondre, parce que – dit-il – le langage humain est trop pauvre pour pouvoir exprimer ce genre de réalité. Notre langage a été créé et utilisé par la masse des êtres humains pour exprimer des choses et des idées qu’éprouvent leurs sens et leurs esprits. Tout ce qui n’est pas du domaine des apparences échappe au pouvoir des mots.
          Et Siddhartha utilise une parabole : « La tortue dit à son ami le poisson qu’elle venait de faire une promenade sur la terre ferme. « Bien entendu, répond le poisson, tu veux dire que tu y as nagé ! » La tortue essaya d’expliquer qu’on ne peut pas nager sur la terre ferme, qu’elle est solide et qu’il faut y marcher. Mais le poisson ne pouvait comprendre pareille chose : « Le monde est liquide, disait-il, on ne peut qu’y nager, il n’existe pas de « terre ferme », ces mots n’ont aucun sens »
          Et quand ses disciples le pressent de questions sur la nature de l’invisible, Siddhartha, toujours incapable de dire ce qu’il est, se contente de dire ce qu’il n’est pas.
          Les théologiens chrétiens d’Orient ont développé cette intuition, c’est ce qu’on appelle la théologie apophatique. Elle consiste à accumuler les images, pour dire ce que Dieu n’est pas. Puisqu’aucun mot ne peut dire ce qu’il est, on déploie autour de lui une sorte d’écran de fumée de mots négatifs, pour essayer de discerner ses contours par un jeu d’ombres.

L’ENSEIGNEMENT DE JÉSUS

          Le judaïsme dans lequel Jésus a été éduqué avait complètement oublié l’enseignement du « petit ruisseau prophétique« , né de la rencontre entre Moïse et le buisson ardent. Les pharisiens de son temps passaient leurs journées à chercher des mots pour exprimer Dieu, et pour tracer, avec des précisions de cartographes, les plans du chemin qui mène à lui.
          Dans les Évangiles, on voit à deux reprises un homme riche et un théologien poser la question à Jésus : « Que dois-je faire pour expérimenter Dieu ? « . Jésus sait qu’ils sont juifs, il connaît son monde. Sa première réponse : « Tu es juif ? Alors, quels sont les mots de la loi juive ?  » Et quand on lui a récité les mots de la foi, il répond : « Eh bien, conforme-toi à ces mots ! »
          Mais l’un et l’autre interlocuteur ne se contente pas de cette réponse : « Tout cela je l’ai déjà fait, objectent-ils, et je n’en suis pas satisfait »
          Alors on voit Jésus s’arrêter, les scruter de son regard. Et le dialogue prend soudain une intensité nouvelle : : « Si tu veux aller plus loin, dit-il, laisse tout – et suis-moi« 

1- « Laisse tout » : l’abandon de toutes choses – les certitudes, les repères mentaux, les habitudes verbales – c’est l’entrée dans le rien, l’anatta dont Siddhartha fait la condition de l’Éveil, en même temps que la marque de sa réalisation.

2- « Et suis-moi » : Mais Jésus va plus loin que Siddartha. Le « rien » n’est pas pour lui un aboutissement. C’est la condition d’une nouvelle étape, en même temps que sa conséquence : c’est un saut dans l’inconnu. Car une personne humaine, ce n’est pas un programme défini d’avance. C’est un mystère en perpétuelle évolution, qu’on n’a jamais fini de découvrir. Suivre une personne, c’est s’engager dans le mouvement. C’est faire passer l’expérience de la rencontre avant le respect d’un programme écrit.
          Personne n’a si clairement exprimé à la fois l’absolue nécessité de dépasser les mots de la foi (« laisse tout »), et la nécessité d’être guidé, accompagné dans l’au-delà des mots. La fidélité à la personne de Jésus offre, dans ce domaine de l’invisible où tout est possible, une incomparable sécurité.
          Et c’est pourquoi, avec quelques autres, je m’obstine à chercher la réalité du « Jésus historique » derrière le mythe du Christ.

           Maintenant tu me diras que pour te dire cela, j’ai aligné pas mal de mots. Et tu as raison : je me tais donc.
                                    M.B., 4 avril 2008

DIALOGUE AVEC LUC FERRY : fin

          Si l’exégète met fin à son dialogue avec le philosophe, c’est qu’apparaît de mieux en mieux son principal écueil : nous ne parlons pas de la même chose, et pour rien au monde je ne voudrais qu’un dia-logein se transforme en cata-logein, une nomenclature d’oppositions.
         
          Pour s’en expliquer, reprenons une comparaison déjà utilisée dans ce blog, celle du christianisme et du communisme (1).
          Marx présentait une idée, à la fois construite et généreuse, celle d’une société bâtie sur l’égalitarisme socio-économique (2). Dès lors que des États ont voulu incarner cette idée dans un système politique, ils se sont transformés en totalitarismes, perversions absolues de l’idée de départ.

          Jésus, l’homme qui enseigna entre l’an 27 et l’an 30 de notre ère – mais qui fit aussi des choix de vie conformes à son enseignement -, n’a jamais fondé de système religieux. En fait, tout son enseignement et ses choix de vie apparaissent comme un rejet du système religieux dans lequel il était né, avait été éduqué, et qui structurait la société juive de son temps.
          Il rejette le culte du Temple, qui était le fondement identitaire des juifs résidant en Palestine comme de ceux de la diaspora. Il rejette le primat de la loi écrite ou orale, spécialité pharisienne, au profit d’une « loi du cœur » qu’il propose, sans rien dire de sa possible mise en œuvre sociale. Il rejette l’action politique, accepte de rendre à l’État ce qui revient à l’État : c’est ainsi qu’ il a pu être perçu comme collaborateur par les patriotes juifs de son temps. Mais il rejette aussi toute primauté d’un État quelconque (même de l’autorité fantoche juive de Caïphe), au profit d’un « royaume » sans réalité sociale ou politique. Il rejette la morale commune d’alors, qui voulait qu’une femme adultère fut lapidée : mais la morale qu’il propose paraît, au législateur de son temps, insaisissable.

          Bref, et pour reprendre le vocabulaire d’Alain Badiou (1), Jésus proposait une idée, non pas un système incarné dans une organisation socio-politique. On peut l’appeler une utopie, puisqu’elle n’existe nulle part à l’état de réalité : si Jésus dit que le royaume est déjà présent en lui et dans ses gestes, il l’annonce aussi comme une réalité à venir – et à venir jusqu’à la fin des temps.
          Réalisable au plan individuel, jamais réalisée (irréalisable ?) dans le monde tel qu’il est.

          Ce sont des penseurs géniaux de la 1° et 2° génération chrétienne (Paul de Tarse, ses Églises, le dernier rédacteur de l’évangile selon saint Jean) qui inventent – en invoquant la mémoire de Jésus – une idéologie religieuse (théologique et mystique) et morale, qui va devenir le christianisme. Un système de pensée, seul capable de donner naissance à un système religieux, moral puis très vite politique, que j’ai appelé le « Moyen-christianisme »
         
          A quoi ressemblait l’idée, l’utopie proposée par Jésus ?
          Depuis peu de temps, nous disposons des moyens d’en cerner les contours. Depuis trop peu de temps pour qu’une prise de conscience ait pu naître dans les milieux aussi bien chrétiens que philosophiques.

          La recherche de Luc Ferry, il faut le répéter, est non seulement pointue, respectueuse des données en présence, honnête, cordiale autant qu’intelligente. Mais elle porte sur un système, le Moyen-christianisme en quoi consiste l’idéologie chrétienne telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous, et telle qu’il la connaît (mieux que beaucoup d’autres).
          L’exégète ne s’intéresse pas à cette cathédrale systémique, mais à Jésus tel qu’il fut. A cet électron libre, tellement libre qu’il fut très vite éliminé par les systèmes de son temps, le judaïsme et l’Empire romain. Tellement libre, que le système qui se réclame abusivement de lui (le Moyen-christianisme) n’a pu triompher qu’en remisant Jésus au placard.
          Et quel triomphe ! L’Église, Nouvel Israël, remplaçant l’appareil juif contre lequel Jésus s’était élevé. Les États chrétiens remplaçant Rome, et intégrant dans leurs structures (morales et parfois idéologiques) l’essentiel de l’idéologie chrétienne.

          Non, l’exégète et le philosophe ne parlent pas de la même chose. Peuvent-ils dialoguer ? Avec un homme tel que Luc Ferry, tout semble possible. Mais il faudra trouver les passerelles, sémantiques, conceptuelles, symboliques, qui permettent un vrai dialogue entre le juif résolument non-philosophe, non-théologien, et l’orfèvre qui pèse attentivement les idées sur la fragile balance de l’esprit.


                                                M.B., 13 mai 2009

(1) Voir le livre récent du philosophe Alain Badiou sur L’idée communiste.

DIALOGUE AVEC LUC FERRY (III.) : Lazare et le « Moyen-Christianisme »

          Un néologisme pour poursuivre ce dialogue avec Luc Ferry :  de même qu’on parle de Moyen-platonisme, je propose la notion de « Moyen-christianisme ».

I. Le « Moyen-christianisme »

          Aux origines du christianisme il n’y avait pas une Église, mais des communautés disséminées, des groupes sectaires éclatés en tendances opposées. A la fin du IV° siècle, et grâce à l’appui décisif du pouvoir impérial, une de ces tendances va l’emporter sur les autres : l’Église est une secte qui a réussi, par exclusions successives et violentes.
          Elle a navigué entre deux périls :

1) Le péril juif

          Paul de Tarse l’écarte dès les années 50, non sans ambiguïté. D’un côté, il souhaitait que la nouvelle religion soit un greffon du judaïsme, mais de l’autre il reconnaissait qu’elle ne pouvait que scandaliser les juifs. Il rêvait d’une originalité dans la continuité : la greffe n’a pas pris, il n’y aura pas continuité. Et l’Église née de ses efforts s’orientera très vite vers un antijudaïsme de plus en plus prononcé.

2) Le péril philosophique 

          Paul en était conscient : pour exister, il devait s’opposer aux philosophies, répandues sous forme de mythes et de religions à mystères, qui imprégnaient la culture de son époque.
          Il a voulu leur tourner le dos, en proposant une « folie » qu’il prétendait plus sage que la sagesse philosophique. Mais il lui fallait penser le christianisme naissant : maîtrisant parfaitement le mode de raisonnement rabbinique, il s’est rendu compte que son Église ne serait jamais universelle, resterait enfermée dans le petit monde juif, s’il ne faisait pas appel, même timidement, au vocabulaire et à quelques notions de philosophie populaire.
          Dans cette brèche se sont engouffré les communautés qu’il a créées, puis les premiers penseurs chrétiens du II° siècle et tous ceux qui leur succèderont.

          Le christianisme est donc un moyen terme, un compromis dans lequel la dimension juive a rapidement été absorbée par un christiano-paganisme, pensé et enseigné dans le langage et avec les outils de la philosophie.
          Après avoir été séduite par Platon et Plotin, l’Église s’est tournée définitivement vers Aristote, dont Thomas d’Aquin a fait l’armature de sa pensée : à l’approche mystagogique du judaïsme (cliquez) , elle a préféré l’approche scientifique d’une philosophie devenue servante de sa théologie.

          Appelons « Moyen-christianisme » le résultat final, tel qu’il est parvenu jusqu’à nous : un choix fait entre judaïsme intuitif et raison, où l’approche philosophique l’a emporté. Un christianisme à la fois nostalgique du mystère évacué par la rigueur de sa pensée, hanté par son incapacité à appréhender raisonnablement ce mystère, et toujours fasciné par lui.
          C’est à ce Moyen-christianisme que s’affronte le philosophe : il peut le faire grâce à la tournure philosophique qu’a pris le christianisme au fil des âges, et qui fournit autant de points d’accroche à la recherche philosophique. Que dans les évangiles certains passages soient restés proches du jaillissement originel (la parole et les gestes du juif Jésus), alors que d’autres portent déjà l’empreinte d’un Moyen-christianisme en formation quand les textes ont pris leur forme écrite, cela n’est pas de son propos.

          Luc Ferry en convient, quand il avoue qu’il « lit les évangiles comme un enfant ». Son job de philosophe n’est pas de s’interroger sur la façon dont les évangiles ont été modifiés, dès leur écriture, par une pensée philosophique en formation. Ni de remettre en cause le Moyen-christianisme au travers duquel ces textes ont été lus, compris et interprétés au cours des siècles. Il les prend comme un produit fini, dans leur enrobage séculaire, et les questionne.

          C’est ainsi que pour mettre en lumière l’une des deux grandes révolutions qu’apporte selon lui le christianisme, il s’appuie sur l’épisode de la résurrection de Lazare dans l’évangile selon saint Jean, au chapitre 11.

II. Lazare et la « résurrection » de la chair

          Lorsque l’exégète lit ce texte, il sait qu’il se trouve en présence du compte-rendu d’un témoin oculaire, cas unique dans les quatre évangiles. Il s’aperçoit que le chapitre 11 a été extrait d’un récit primitif, éparpillé dans les chapitres 11 et 12 du texte actuel. Il remet les choses en ordre, et constate que Lazare n’est plus alors le héros central (comme il l’était dans le chapitre 11), mais que l’auteur a d’abord voulu témoigner des circonstances de la condamnation de Jésus par les autorités juives.

          En restituant le récit du témoin oculaire noyé dans l’actuel évangile selon saint Jean, il s’aperçoit que l’auteur était présent lors de trois guérisons, autour desquelles il a structuré son témoignage : la troisième, celle de Lazare, fait suite à celle d’un paralytique (chap. 5) et d’un aveugle-né (chap. 9).
          Nous sommes dans un cycle de guérisons : et pour marquer le caractère indéniable de celle de Lazare, le témoin rapporte qu’il « sent déjà ». Quand Luc Ferry conclut que s’il sent, c’est « parce que sa chair est déjà entrée en décomposition », il se fait l’écho du Moyen-christianisme qui a très tôt vu dans cette guérison la résurrection d’un mort – le retour à la vie d’une chair déjà putréfiée.

          Ce n’est pas ce que dit le texte, quand on le compare aux deux guérisons précédentes et quand on relit attentivement le dialogue entre Marthe, la sœur de Lazare, et Jésus. Les limites d’un blog m’obligent à sauter directement aux conclusions de l’analyse : dans l’esprit de l’auteur qui témoigne, il ne s’agit en aucun d’une résurrection de Lazare, mais d’une guérison. Quand Lazare sort du tombeau, ce n’est pas pour entrer dans l’éternité que les juifs attendaient, après à la résurrection « au dernier jour » : c’est pour célébrer sa guérison par un gueuleton, au cours duquel sa sœur Marie répand du parfum sur le héros du jour (Jésus), et auquel une foule de curieux viennent voir Lazare et constater sa guérison.

          Guéri, et non ressuscité : un jour, Lazare guéri devra mourir pour de bon.

          Si l’auteur relève l’odeur dégagée par le malade, c’est pour souligner les pouvoirs de guérisseur de Jésus. Ils étaient nombreux à l’époque, les charlatans qui exerçaient cette activité en Israël : l’auteur souligne que Jésus n’est pas le complice d’un pseudo-malade. Et que cette guérison-là, par son caractère spectaculaire, a été l’événement qui décidera les autorités juives à lancer contre Jésus un mandat d’arrêt, au moment où la fête de Pâque rassemble à Jérusalem des milliers de pèlerins toujours prêts à s’agiter.

          La résurrection du Moyen-christianisme a été inventée par Paul (cliquez) . Pour ce faire, il ne s’est appuyé ni sur la « résurrection » de Lazare, ni sur une autre « résurrection », celle du jeune homme racontée par Luc (7,11) : quand on sait (au dire du témoin oculaire) le remue-ménage causé à Jérusalem par la sortie de Lazare du tombeau, et le rôle déterminant joué par cette guérison dans la condamnation de Jésus, on imagine difficilement que Paul n’en ait jamais entendu parler. Une guérison n’apportait aucune eau à son moulin.

          Cela ne retire rien à la pertinence de l’affirmation de Luc Ferry : « Le message de l’évangile, c’est la résurrection, non seulement des âmes, mais des corps, de la chair ». C’est « ce que le Christ nous promet ».
          Le Christ (de Paul) : oui.
          Jésus ? L’idée ne pouvait même pas lui venir à l’esprit.

          L’idée d’une résurrection de la chair appartient au Moyen-christianisme. En l’analysant, Luc Ferry confronte philosophie avec philosophie. Quand il y découvre un appel de sens qui secoue certaines impasses philosophiques, c’est avec une joie qu’il sait nous communiquer, et dont il faut lui savoir gré.

          Le Moyen-christianisme s’est construit indépendamment de la personne et du message du juif Jésus. Luc Ferry commençait en montrant que les philosophies sont toujours nées par un processus de laïcisation des religions ambiantes. Peut-on dire que le Moyen-christianisme est, lui aussi, une laïcisation de l’intuition religieuse fulgurante portée par Jésus ? Une trahison (par la pensée raisonnante) de cette intuition, qui nous est connue par les choix de vie de cet homme et par ses paraboles, simples histoires à la portée des enfants ?

          Il convient à un dialogue de ne pas répondre aux questions qu’il pose.


                                          M.B.,  3 mai 2009

(à suivre)

FETES DU NOUVEL-AN ET DÉSENCHANTEMENT DU MONDE

          Les fêtes de Noël et du Nouvel-An viennent de ruisseler sur nous comme les chutes du Niagara sur de jeunes mariés américains. On s’en remettra.

          Depuis l’essor de l’archéologie, nous savons que les peuplades les plus anciennes, les plus archaïques, possédaient toutes des mythes étroitement reliés au cycle du soleil. Dans notre Occident, les Celtes célébraient déjà la fin d’une année et le commencement d’une autre. En Orient, je crois que les Hindous eux aussi marquent depuis des millénaires la succession des cycles annuels par des rites colorés.

          Profondément enfouis dans la nature humaine, ces rites exploitent la banalité des saisons pour exprimer les mythes d’une civilisation. Des mythes qui donnent à nos vie l’arrière-plan, la profondeur qui leur manqueraient sans eux : l’infini du cosmos.
          Et au-delà, Dieu ou ce qui en tient lieu.

          Dans le monde gréco-romain du 1° siècle, la mythologie était omniprésente. La succession du temps, qui est à deux dimensions – avant et après – en recevait une troisième dimension, au-delà.
          Le judaïsme ajoutait un élément qui n’était pas absent des autres cultures mais auquel il donnait une place prépondérante : dans ce monde à trois dimensions, Le Mal danse et entraîne les humains dans sa farandole. Et à partir du IV° siècle avant J.C. environ les juifs l’ont personnalisé, en l’appelant le Satan – souvent traduit dans les versions grecques de la Bible par le Diabolos, « celui qui divise ».

          Un monde enchanté par la lutte du bien contre le mal, personnifiés en figures hautes en couleur et qui s’affrontaient quelque part au-dessus de nos têtes : nous étions spectateurs impuissants, et toujours victimes, de ce combat des Titans (ou des Anges) qui se déroulait en-dehors de nous, dans un ailleurs inaccessible. C’était le sort, ou le destin, le fatum des romains : une fatalité à laquelle nous étions soumis, sans action possible sur elle.

          L’enseignement de Jésus désenchante ce monde de mythologies.
          Juif, il sait que Dieu est une chose, et l’humain une autre : il ne les confond pas, ne cherche pas à les faire découler l’un de l’autre – ce qui est la tendance de toutes les mythologies.

          Dieu est dans les Shamaïm – que nous traduisons, faute de mieux, par « le ciel » – et nous autres nous sommes sur terre. Ceci, qui est juif, il le corrige de façon révolutionnaire :

          1) Pour un juif de son temps, le frère était un autre juif – à l’exclusion des non-juifs. Pour les Esséniens, un membre de sa secte – à l’exclusion des autres juifs. Pour les Zélotes, celui qui se révoltait comme lui et avec lui, en prenant les armes.

           Pour Jésus, le prochain est tout homme, ou toute femme dont on croise la route. Ni le frère de sang, de fanatisme, ou le frère d’armes : celui (ou celle) qui est , sur mon chemin.

          2) Ce prochain sans distinction, il en fait le convive invité à un repas festif qu’il décrit comme son « Royaume » : le monde accompli, réalisé, enfin libéré de la danse du Mal.

          3) L’hôte qui invite à ce repas est au centre de la fête, il l’organise et en fixe l’ordonnancement, le déroulement concret.
           Parabole : cet hôte, c’est Dieu.

          4) Nous sommes les seuls responsables du bien (ou du mal) qui se fait en nous et autour de nous. Notez que c’est aussi l’enseignement du Bouddha.

                   Dieu ne s’anéantit pas pour devenir semblable à ses convives (c’est la Kénose du Nouveau Testament). Les convives n’aspirent pas à être divinisés. Chacun reste à sa place, avec sa nature propre, mais l’Un reçoit les autres dans son intimité.

          Monde désenchanté, parce qu’il ne laisse aucune place à des puissances maléfiques (ou bénéfiques) imaginaires. Mais monde réenchanté par la magie des paraboles, qui décrivent le bonheur comme une réalité familière, et font chanter l’imagination en lui ouvrant le mystère de la convivialité avec Dieu.

          Jésus a désenchanté le monde mythique de l’Antiquité.

          Il l’a réenchanté, non pas en créant d’autres mythes, mais en le décrivant par des paraboles enchanteresses.

          Ce monde désenchanté, le christianisme s’est hâté de le réenchanter

           – En incarnant Dieu et en divinisant l’homme

          – En donnant à des sacrements, dont la clé se trouve dans les poches des Églises, le pouvoir quasi-magique d’accéder à la divinisation.

          – En adoptant la plupart des mythes païens pour les revêtir du manteau chrétien. Parmi bien d’autres, le Sol Invictus qui est devenu Noël, naissance du Christ.

          Sans ce réenchantement du monde, le christianisme ne se serait jamais développé. Tant il est vrai que nous avons besoin de mythes enchanteurs, pour survivre dans un monde qui n’a rien d’enchantant.

          A moins que… au monde désenchanté que nous connaissons depuis si longtemps, sans espoir, tétanisé par un futur de pénurie et d’affrontements, quelques-uns ne tentent de substituer un jour le monde désenchanté de Jésus, enchanté par sa parole à lui.

                                         M.B., 7 janvier 2010

L’HUMOUR ET LE MAL FRANCAIS

          Pour communiquer, nous utilisons des mots : quand parlons-nous sérieusement, et quand est-ce pour rire ? Comment nous comprenons-nous ?

 L’héritage d’Aristote

           Il a fondé ce qu’il appelait « la logique formelle » – l’une des disciplines de la philosophie.

           Dans le langage, il distingue le mot, qui n’est qu’une vibration orale ou un signe mis par écrit. Et son extension, qui est le sens généré par un mot chez celui (ou celle) qui l’entend ou le lit : le mot devient alors concept, ensemble de significations perçues par autrui.

           Le concept connaît plusieurs niveaux d’extension :

 -a- L’extension notionnelle : c’est sa signification à l’état pur, si j’ose dire. Cette extension peut être plus ou moins vaste : certains mots renvoient vers une seule signification, précise et restreinte, ce sont les termes univoques. D’autres au contraire renvoient vers toute une palette de sens qui s’appellent l’un l’autre : ce sont les termes équivoques.

          Lesquels n’ont rien à voir avec les synonymes. Par exemple, le mot « règle » : il peut désigner l’outil grâce auquel on tire un trait, ou une loi à observer, ou encore les indispositions féminines passagères. Chacun de ces termes possède son extension propre, c’est son contexte et son usage qui en précisent le sens.

 -b- La seconde extension est d’ordre affectif : un mot peut provoquer en nous des émotions très variées, qui n’ont rien à voir avec son extension notionnelle. Par exemple, le mot « sale » : c’est le contraire de « propre », et à ce stade il ne porte en lui aucune charge affective. Mais dites à quelqu’un qu’il est un « sale type », et il a le sentiment que vous ne l’aimez pas, ou même que vous l’insultez.

 Le mot, et la phrase

           Aristote a peu approfondi le fonctionnement des mots, une fois assemblés en phrases. Il s’est contenté d’étudier les syllogismes : « tout ce qui est rare est cher, or le diamant est rare, donc le diamant est cher ».

          Il a fallu attendre le XX° siècle pour que la logique devienne linguistique, et connaisse dans les années 60-70 l’explosion du structuralisme.

          Cette discipline étudie le sens (on ne parle plus d’extension) pris par les mots, quand ils sont associés en plusieurs phrases qui se suivent. On identifie un « champ lexical », qui peut être analysé indépendamment du sens de chaque concept ou même des séquences de mots.

           On prétend alors rationnaliser ce qu’on appelait communément le « style d’un auteur », notion vague qui ne cernait pas l’enchevêtrement des extensions de chacun des concepts formant une ou plusieurs phrases de cet auteur.

           Bien que le structuralisme ait partout fait long feu, la France continue encore à en faire le dogme de son enseignement secondaire. Comme le savent les parents, le résultat est catastrophique, car cette technique évacue totalement l’émotion générée par un assemblage de mots, et la notion de beauté d’un texte. Obligés d’analyser les auteurs de façon structurale, nos gamins passent à côté du message principal de la littérature : l’émotion qu’elle engendre, ce qui fait sa puissance transformante.

 Et l’humour ?

           Inventé par les anglais au début du XVII° siècle, il est peu familier aux français qui l’ignorent ou s’en méfient.

          Car la spécialité française, c’est la rigueur de la langue, et la Tragédie : même nos comédies classiques sont en fait des tragédies de caractères. Lorsque nous sortons du sérieux univoque de la gravité, c’est pour pratiquer l’ironie, dont Voltaire fut le maître.

           L’ironie tente d’échapper à la gravité d’une situation en se moquant des protagonistes, et en mettant en lumière leurs ridicules. L’autre est devenu l’adversaire à abattre : on fait sur son compte des « bons mots », qui peuvent tuer.

          On tente d’échapper à l’insupportable par une guerre d’esquive verbale, basée sur l’allusion biaisée : « Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vesphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres (175 Kg), s’attirait par là une très grande considération » (Candide).

           En revanche, l’humour n’attaque jamais directement l’autre. On s’en défend en se moquant d’abord de soi : « Voyez, je suis de si peu d’importance que vous n’aurez pas de prise sur moi : vous ne pouvez pas faire de mal à quelqu’un de si insignifiant par rapport à vous »

                   En 1793, Mme Du Barry monte sur l’échafaud. Arrivée en haut, elle se jette aux pieds du bourreau et le supplie : « Monsieur le bourreau, je vous prie, encore une minute ! ».

          Tout le monde pleure sur le sort de l’infortunée maîtresse de Louis XV, qui ne méritait pas cela, et maudit le bourreau.

          Situation tragique.

          Ầ Londres, Sir Thomas More parvient au pied de l’échafaud. D’en bas, il s’adresse au bourreau qui va le décapiter: « Monsieur le bourreau je vous prie, veuillez m’aider à monter. Car, pour descendre, je m’arrangerai bien moi-même ». (cliquez)

          On sourit : il a échappé au bourreau, et meurt libre.

          Humour.

           L’humour introduit dans le langage un troisième type d’extension des concepts. Leur sens reste univoque. On ne joue pas sur l’affectivité – au contraire, on s’en garde. Les mots ne changent pas de sens, mais ils signifient l’inverse de leur extension habituelle, entraînant l’auditeur dans un domaine tout autre, généralement de haute teneur morale ou philosophique.

           L’attaché militaire de De Gaulle lui dit, au moment de son débarquement en France : « Mon général, enfin, on va pouvoir tuer tous les cons ! » Le grand Charles répond, imperturbable et d’une voix sépulcrale : « Vaste programme, mon ami, vaste programme ! »

           L’humour suppose une connivence entre celui qui le pratique et celui qui le reçoit. Sans cette connivence (le plus souvent, celle de l’amitié ou de la camaraderie), l’humour tombe à plat : l’auditeur ne franchit pas la barre du sens premier, il en reste à l’extension usuelle des mots.

          Et si, dans un deuxième temps, il se rend compte qu’il n’a pas joué le jeu de la connivence, il est furieux : « On se moque de moi, on me prend pour un idiot  !» – puisque je suis resté collé à l’extension notionnelle ou affective des mots, comme une moule à son rocher.

          L’humour se pratique donc à plusieurs : c’est un jeu, subtil, où chacun se défend contre les impasses de la vie en faisant appel à la complicité de l’autre.

           Mais c’est aussi un jeu d’hommes libres : puisque par l’humour, j’échappe à la provocation ou au combat – et j’échappe par le haut, en obligeant l’autre à prendre du recul.

           Jésus se trouve face à une meute de dignitaires religieux qui veulent tuer à coup de pierres une femme convaincue d’avoir péché. Alors qu’ils lui demandent de prendre parti dans ce drame, il répond : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! ».

          Ce n’est pas un hasard si la démocratie moderne est née en Angleterre, avec le raffinement de la politesse préservée jusqu’au bout. Dans une fameuse bataille rangée, des fusiliers français faisaient face aux anglais, à trente pas. Deux versions nous sont parvenues de l’ordre donné alors à ses soldats par l’officier français :

          L’une, transmise par son homologue anglais qui se trouvait face à lui : « Messieurs les anglais, aurait entendu l’anglais, tirez les premiers ! »

          L’autre, rapportée par les frenchies : « Messieurs ! Les anglais ! (aurait hurlé l’officier français) : tirez les premiers ! ».

          D’un côté, « Gentlemen, je vous en prie, vous d’abord !”. De l’autre :”Les gars, dégommez-moi les premiers ces salaupiauds! ».

           Les premiers éduqués par l’humour, les seconds l’ignorant.

             L’humour apprend à voir la réalité en face, parce qu’elle transcende toujours l’individu et son narcissisme.

          Pétain : « Je fais don de ma personne à la France ». Le même jour, Churchill au peuple anglais : « Je ne vous promets que de la sueur, des larmes et du sang ».

           La vie politique française ne se porterait-elle pas mieux, si nos dirigeants cultivaient un peu plus la pratique de l’humour ?

                     M.B., août 2010

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LE PREMIER « PROGRAMME DE GAUCHE » : un échec retentissant

          C’est à Jérusalem, peu de temps après la mort de Jésus, qu’a été essayé en grandeur nature le premier ‘’programme de gauche’’ : l’égalité absolue entre tous.

          On ne peut pas comprendre cet épisode si on ignore l’existence en Israël à cette époque d’un puissant courant messianiste : tous les Juifs attendaient le relèvement de leur pays, grâce à la venue d’un Messie miraculeux. Chez les premiers chrétiens, cette attente avait pris une coloration particulière : Jésus allait revenir sans tarder, le ‘’Grand Soir’’ était imminent.

          C’était la lutte finale, elle avait déjà commencé.

 I. Jésus et le ‘’système’’

           Jésus lui-même a clairement et explicitement refusé le titre de ‘’Messie’’ que ses disciples voulaient lui attribuer. Il n’a jamais eu de programme social.

          Pourtant, dans la Palestine comme partout ailleurs au I° siècle, régnait un capitalisme sauvage. Or Jésus ne s’est pas attaqué à ce système, il n’a jamais dit qu’il fallait  »prendre aux riches pour donner aux pauvres », n’a jamais condamné les riches parce qu’ils étaient riches.

          Au contraire, il était entouré d’amis fortunés qui le subventionnaient généreusement. Selon Matthieu, il a fait l’éloge de serviteurs qui spéculaient pour le compte de leur maître – lequel, quand il estime que l’un d’eux a mal géré son capital, le fait jeter… en enfer (25,14-30).

          Ailleurs, il a loué un patron qui profitait du taux de chômage élevé pour embaucher des intermittents quand ça l’arrangeait, et les payait sans tenir compte des conventions collectives en usage. Ses ouvriers sous contrat venaient-ils protester ? Il leur répondait que « tel était son bon plaisir » et qu’il « disposait de ses biens comme il lui plaisait. » (20, 1-15).

           Matthieu écrivait en milieu juif, tandis que Luc vivait à Antioche. Est-ce l’influence des mœurs romaines ? Son Jésus semble trouver normal qu’un maître donne « un grand nombre de coups » à ses serviteurs désobéissants, et « seulement un petit nombre » aux fautifs par erreur (12, 47-48). Ailleurs, il raconte l’histoire d’un homme riche qui avait un intendant malhonnête. Dénoncé, que fait l’intendant ? Tant qu’il dispose du livre de comptes, il continue de tromper son maître en annulant dans la colonne de gauche les dettes de ses créanciers. Le Jésus de Luc fait l’éloge de cet intendant doublement malhonnête : « Et moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l’argent trompeur. » (1)

           On ne lit dans les Évangiles aucune de ces condamnations radicales du système, qu’on attendrait aujourd’hui d’un prophète de monde meilleur, plus juste, plus égalitaire.

           Ce que Jésus a enseigné, c’est la nécessité de l’aumône.

          La richesse est fragile dit-il, « les mites font tout disparaître et les voleurs dérobent » : par l’aumône faite aux pauvres, on « s’amasse des trésors dans le ciel » (Mt 6,19-21).

          Ce capitalisme spirituel était une règle ancienne, traditionnelle, du judaïsme : en la faisant sienne Jésus n’a rien innové, sauf dans la radicalité de cette aumône. Ce que la Loi juive ne demandait nullement, il conseille de « vendre tout ce qu’on a, et de le distribuer aux pauvres » (Mt 19,16-30). Ce n’était là qu’une illustration concrète de son choix de vie particulier, inhabituel en Israël, et qu’il donnait en exemple à ceux qui voudraient l’imiter : ne pas chercher à faire advenir le Grand Soir social, ne pas dénigrer la richesse des riches, mais tout quitter pour vivre à la grâce de Dieu.

          Il n’a pas cherché à ‘’changer le système’’ : c’est lui-même qu’il a changé, en choisissant de vivre à sa marge.

          S’il a apporté un souffle d’air frais dans ce monde, c’est en lui tournant le dos.

           Un prophète prêche d’abord par son choix de vie et de valeurs. Parvenue jusqu’à nous, l’onde de choc qu’il a provoquée vient de sa désintégration sociale personnelle, voulue, assumée.

 II. L’Église primitive et le ‘’Grand Soir’’

           Quand le même Luc écrit les Actes des apôtres, il décrit une Église en formation qui est profondément traversée par une idéologie messianiste dont témoignent les textes contemporains retrouvés à Qumrân. Une utopie totalitaire, qui a eu des conséquences ravageuses (cliquez) : on allait créer un monde nouveau (cliquez) , un ‘’non-système’’ où tout serait beau, tout serait parfait.

          L’égalité de tous, dans le bonheur et la prospérité générale.

           Et les apôtres, à l’origine de ce programme gauchiste ? Ils avaient fermé boutique, quitté leur misérable petit gagne-pain pour suivre Jésus. Le Lider charismatique mort, finie pour eux l’hospitalité généreuse et quotidienne des riches admirateurs, finies les tables servies. Ils n’ont eu aucune envie de reprendre leur activité de pêcheurs gagnepetits : mais comment assurer leur subsistance et celle de leurs familles, sans retourner trimer jour et nuit sur les eaux décevantes du lac de Galilée?

           La réponse se lit dans les Actes : ils vont obtenir des croyants qu’ils mettent tout en commun (2, 44).

          S’agissait-il de ‘’prendre l’argent des riches pour le donner aux pauvres’’, premier slogan gauchiste ? Pas exactement. « Nul ne considérait comme sa propriété l’un quelconque de ses biens… Nul parmi eux n’était [plus] indigent : ceux qui possédaient des terrains, des maisons [ou des biens] les vendaient, apportaient l’argent et le déposaient aux pieds des apôtres. Chacun en recevait une part selon ses besoins » (4, 32-34).

          Ce n’était pas ‘’à chacun selon son travail’’, mais ‘’à chacun selon ses besoins’’ – autre slogan gauchiste, d’ailleurs minoritaire.

          Bien évidemment, les besoins des apôtres passaient en premier, on les voit voyager avec leurs femmes, être partout reçus… Ce fut donc la naissance d’un clergé socialement oisif, entretenu par les dons de travailleurs ayant choisi librement d’alimenter ce système-là, dans l’espoir de sortir de l’autre.

           Du côté des riches, nivellement social vers le bas, par abandon spontané (2) de leurs avoirs. Du côté des pauvres, enrichissement inespéré, immédiat, sans travail ni effort.

          Les riches ne l’étaient plus, les indigents cessaient de l’être : pour eux, ce fut un rêve éveillé, Noël de janvier à décembre, sept jours sur sept.

           Hélas, Noël ne dura pas. L’Église de Jérusalem, initiatrice et expérimentatrice du nouveau système, sombra rapidement dans la faillite.

          D’autant plus – manque de chance – qu’au moment même où l’utopie gauchiste (distribuer) prenait le pouvoir à Jérusalem, une crise éclata (3) : la réalité économique (produire) ne suivant plus, on se mit à manquer de tout. La situation se détériora au point qu’il fallut organiser une collecte dans le reste du ‘’monde’’, pour venir en catastrophe à l’aide des gauchistes de Jérusalem.

           Il n’y avait alors ni FMI, ni BCE et le SPQR (4) avait d’autres soucis que sa lointaine province de Judée. On se tourna donc vers les toutes jeunes Églises d’Asie Mineure.

          Elles venaient d’être fondées par un certain Paul de Tarse, qui leur avait donné dès le départ une consigne formelle : travailler, pour ne pas vivre d’assistanat (1Th 2, 9). « Dans la peine et la fatigue, de nuit comme de jour, travailler pour n’être à charge de personne » (2Th 3, 8).

          Paul lui-même organisa le programme d’aide aux « saints » de Jérusalem : « Le lundi, chacun mettra de côté chez lui ce qu’il aura réussi à épargner, afin que vous n’attendiez pas mon arrivée pour rassembler les dons… Quand j’arriverai », j’irai en personne les porter là-bas (1Co 16, 2-4).

          Est-il mal intentionné de penser que Paul, alors en conflit ouvert avec les apôtres de Jérusalem, songeait également à marquer des points sur ses rivaux, en arrivant chez eux les poches pleines d’argent frais à distribuer ?

           L’Église a retenu la leçon, et écarté définitivement tout relent gauchiste de son programme. Elle a étendu à la chrétienté l’impôt versé au clergé (qui s’est longtemps appelé ‘’la dîme’’). Et quand une portion de l’Amérique Latine s’est montrée prête à basculer dans la Théologie de la Libération (directement inspirée du texte des Actes) elle l’a d’abord condamnée, puis étouffée.

           L’utopie gauchiste, elle, n’est pas morte. Elle a resurgi brièvement au XIV° siècle, chez les Dolciniens d’Italie si bien décrits par Umberto Eco dans son Nom de la Rose. A été combattue par les Jacobins français, qui inscrivirent le droit à la propriété individuelle dans la constitution de la 1° République. S’est réveillée au XIX° siècle, d’abord en France, puis en Allemagne, avant de s’épanouir en Russie, en Chine, à Cuba… avec les succès que l’on sait.

           Les peuples oublient les leçons de l’Histoire. Et l’historien, de par son métier, n’est pas porté à l’optimisme.

                                                                     M.B., 22 avril 2012

 (1) Luc 16,1-9. Parole d’évangile que reprendra à son compte F. Mitterrand, quand, en 1981, il dénoncera à la télévision le « mauvais argent. »

 (2) Je passe pudiquement sous silence l’incident d’Ananie et Saphire (Actes 4) qui montre qu’à Jérusalem la spontanéité n’était pas toujours au rendez-vous. Ceux qui souhaitent connaître les détails de cet épisode crapuleux liront avec profit Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités .

 (3) Une succession de mauvaises récoltes dans le pourtour du Bassin méditerranéen.

 (4) Senatus Populusque Romanum : le gouvernement central de l’Empire.