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Jésus d’après les recherches récentes

FAUT-IL S’INTÉRESSER AU SUAIRE DE TURIN ?

Peut-on régler une fois pour toutes cette histoire du Suaire de Turin ?

          Que mes lecteurs me pardonnent et qu’ils veuillent bien attacher leurs ceintures : on va faire un peu d’exégèse (1).

 I. Les coutumes funéraires juives au I° siècle

           Nous avons peu de documentation, indépendante des Évangiles canoniques, sur la façon dont un cadavre était préparé en Palestine, à l’époque de Jésus.

           L’historien grec Hérodote, mort en 420 avant J.C., dit que chez les Juifs, “le corps est lavé et entouré, de la tête aux pieds, avec des bandelettes de lin fin, imprégnées de résine.” (Histoire, II,86)*

          Tacite, annaliste Romain mort en 120 après J.C. : “Les Juifs choisissent d’enterrer plutôt que de brûler leurs morts, suivant en cela la coutume égyptienne – avec laquelle ils s’accordent pour l’attention qu’ils portent aux morts.” (Histoires, V, 5)*

          Évangile de Nicodème, apocryphe grec du IV° siècle : « Je suis Jésus. Tu as demandé mon corps à Pilate, puis tu m’as enveloppé dans un pur linceul et tu as couvert mon visage d’un suaire. »*

          Les archéologues de l’Université Hébraïque de Jérusalem ont trouvé les morceaux d’un linceul dans une tombe de la première moitié du premier siècle, située dans la vallée de Hinnom. Malheureusement, leur interprétation est orientée par le souci de justifier la théorie du Suaire de Turin.

          Le rituel juif actuel n’apporte aucune indication : il dépend de la Mishna (III° siècle après J.C.) : le cadavre est enveloppé dans un linge qui ne doit être ni noué, ni fixé de façon contraignante.

           On est donc en présence de deux coutumes funéraires différentes :

          – D’origine égyptienne, le cadavre est lié avec des bandelettes.

          – Autochtone ( ?), le cadavre est enveloppé dans une pièce de drap, le linceul.

          En revanche, on sait qu’un linge était toujours placé directement sur le visage du mort : le suaire.

 II. Le témoignage des Évangiles

           Ces deux coutumes sont décrites dans les Évangiles : la coutume du linceul dans les synoptiques, la coutume égyptienne dans le quatrième Évangile, dit selon saint Jean. Pour chacun, nous décrirons d’abord la nature des linges ou bandelettes utilisés, puis leur agencement.

 1) Les synoptiques

 – Marc 15, 45 : Joseph d’Arimathie « enveloppa [le cadavre] dans le linceul », én-eilesen tê sindoni.

– Matthieu 27, 59 : il « l’enveloppa dans un linceul pur », én-etylidzen autô sindoni katharà.

– Luc 23, 52 : Joseph « l’enveloppa d’un linceul », én-etylidzen auto sindoni.

           Description du linceul : tous trois utilisent le terme sindôn, σινδών, dont le sens est donné par Marc 14,51 quand il décrit un jeune homme « revêtu d’une étoffe, (sindona) sur lui [étant] nu ». Sindôn est donc bien une pièce d’étoffe pouvant couvrir tout le corps.

           Son agencement : Marc emploie én-eileô qui signifie « envelopper, rouler dedans ». Matthieu et Luc utilisent én-etylidzen qui a le même sens.

           Marc a écrit un peu avant 70. Matthieu et Luc, qui écrivent vers 80, dépendent ici de lui.

          Tous trois témoignent d’une même tradition, selon laquelle le cadavre de Jésus aurait été enveloppé dans une pièce d’étoffe, le sindôn, de nature indéterminée (2), qui pourrait être le Suaire de Turin.

 2) Le quatrième Évangile

           Il décrit à deux reprises les coutumes juives : « résurrection » de Lazare et tombeau de Jésus.

 -a- Lazare, Jean 11, 44 : « Le mort sortit, [ayant été] attaché (dedeménos) aux pieds et aux mains par des bandelettes (keiriais), et son visage [ayant été] enveloppé (peri-edédeto) par un suaire (soudariô). »

          Keiria signifie ‘’bandelette, sangle de lit’’. Soudàrion est un terme générique pour ‘’linge’’.

          Dedeménos et peri-edédeto dérivent tous deux du même verbe déô (δέω) qui signifie  »lier, attacher, être lié juridiquement ».

 -b- Le tombeau, Jean 19, 40 : Joseph et Nicodème « prirent le corps de Jésus et le lièrent (hédesan) par des bandelettes (othoniois) avec des aromates, suivant l’usage des juifs pour ensevelir »

20, 5-6 : le disciple que Jésus aimait « se penchant voit posées là les bandelettes (othonia)….  Pierre… « entra dans le tombeau et il contemple les bandelettes (othonia) posées là, et le suaire (soudàrion) qui était sur sa tête [de Jésus], non pas posé là, mais à l’écart, [ayant été] plié dans un autre lieu. »

           Description des linges :

          Pas d’hésitation pour Lazare, ses bras et ses jambes ont été liés, serrés le long du corps par des bandelettes (keiria). Pas de drap (sindôn) autour du corps.

          Son visage a été enveloppé (peri-edédeto, littéralement ‘’lié tout autour’’) par un linge de tête (soudariô), le suaire. : Lazare a été enterré selon une coutume de type égyptien.

           En a-t-il été de même pour Jésus ?

           Avec quoi a-t-il été préparé ? En grec de la koiné (3), othone (ὀθόνη) désigne habituellement une pièce de toile ou une nappe, comme en Actes 10, 11. Mais son diminutif, othonion (ὀθόνιον) désigne une bande taillée dans la toile : une bandelette.

          C’est ce mot, othonion, qui est utilisé dans le quatrième Évangile pour désigner la façon dont Jésus a été préparé au soir du 7 avril 30. Il est au pluriel (othonia), ce qui montre bien qu’il y avait plusieurs bandelettes, et non pas une seule pièce de toile.

           L’agencement des bandelettes :

          Pour Lazare, ses membres ont été attachés au corps, dedeménos qui vient du verbe déô (δέω), utilisé à deux reprises (bandelettes et suaire).

          Pour Jésus : Joseph et Nicodème « prirent le corps et le lièrent, hédesan » : hédesan vient du même verbe déô (δέω) utilisé chez Lazare : la technique de préparation est la même dans les deux cas.

           Ầ la découverte du tombeau vide, le témoin précise que les bandelettes étaient « posées là » : keimena, ce qui peut aussi se traduire par « laissé là », « laissé tel quel » – en opposition au suaire qui est, lui, soigneusement plié à part.

           Conclusion : Comme Lazare, Jésus a été préparé en suivant le rituel de type égyptien décrit par Hérodote et Tacite.

 3) Une contamination « johannique » dans l’Évangile de Luc

           Luc, on l’a vu, suit la même tradition que Matthieu, qui remonte à Marc. Voici pourtant comment il décrit l’inspection par Pierre de l’intérieur du tombeau : « Pierre… courut au tombeau : se penchant, il voit les bandelettes (othonia) seules… » (Luc 24, 12) C’est un copié-collé du quatrième Évangile : Pierre court au tombeau, mais c’est lui (et non le disciple que Jésus aimait, absent de la scène) qui se penche sans entrer et voit les bandelettes.

           Ce petit récit appartient à une péricope (4) qui contredit la précédente, laquelle parle de linceul et non de bandelettes. S’agit-il d’une contamination de la tradition synoptique par la tradition johannique, ou bien Luc prend-il directement sa source dans une tradition pré-évangélique, la même que celle du quatrième Évangile ? Ce genre de question est toujours difficile à trancher.

 4) Quelle tradition choisir ?

           Celle dont témoignent les synoptiques, un linceul de la taille d’une nappe, enveloppant tout le corps… ou bien des bandelettes, maintenant les membres serrés le long du corps comme en témoigne le quatrième Évangile ?

          J’ai pu reconstituer, à l’intérieur de cet Évangile, sa partie la plus ancienne (5). Il apparaît que les deux épisodes, « Lazare » et le tombeau vide, appartiennent tous deux à ce noyau initial – dont l’auteur est sans doute le disciple que Jésus aimait.

          Quand, avec sa minutie habituelle, John P. Meier dissèque l’épisode « Lazare » (6), il conclut que sa description des coutumes funéraires appartient à une tradition pré-évangélique, c’est-à-dire non remaniée : autrement dit, il conforte l’hypothèse à laquelle je vais me ranger.

           Des deux traditions en présence (linceul ou bandelettes), je choisis sans hésiter celle dont témoigne le quatrième Évangile (et Luc 24, 12). Parce que, contrairement aux synoptiques, elle semble provenir d’un témoin oculaire direct des événements, celui qui a vu (Jean 19,35).

          Et qui raconte ce qu’il a vu.

           Tandis que les synoptiques élaborent après-coup un récit à partir de traditions orales/écrites, qui véhiculent des éléments non-visuels et font souvent appel à des coutumes qui n’étaient pas en vigueur dans la Palestine des années 30.

 III. Conclusion

           Si l’on suit sur ce point le quatrième Évangile parce que plus fiable historiquement que les synoptiques, Jésus a été déposé dans le tombeau de Joseph d’Arimathie en suivant les coutumes funéraires dont bénéficia également Lazare : les membres serrés dans des bandelettes enduites d’onguents, un linge posé sur son visage.

          Pas de linceul enveloppant tout le corps.

          Ce sont les coutumes d’origine égyptienne. On sait que les deux propriétaires de tombeaux, Joseph d’Arimathie et Lazare, étaient riches (et donc plus éduqués que la moyenne). Ầ cette époque et à Jérusalem, la coutume égyptienne était-elle adoptée par les classes aisées ? Ou bien était-elle suivie par l’ensemble des juifs, comme semble l’indiquer le quatrième Évangile quand il témoigne que le cadavre de Jésus fut préparé « suivant l’usage des juifs pour ensevelir » (19, 40) ?

          En l’état actuel des connaissances, on ne peut pas trancher.

           En revanche, c’est un fait établi que cette coutume égyptienne a été utilisée pour Lazare et pour Jésus.

           Ceux qui sont venus chercher son cadavre à l’aube du 9 avril (7) ont défait les bandelettes pour pouvoir transporter le corps. Ils les ont laissées telles quelles sur la table centrale du tombeau. Mais ils ont plié le linge de face (suaire) et l’ont soigneusement mis de côté.

           Il n’ya a jamais eu de linceul enveloppant le corps de Jésus mort.

          Certes, le Suaire de Turin est un objet archéologique surprenant, dont l’origine n’a jamais pu être prouvée avec certitude.

           C’est un buisson, qui cache la forêt des textes.

          Un parasite, dans la recherche exégétique.

                    P.S. : Le quatrième Évangile témoigne sans ambiguïté possible qu’un linge (soudarion) était placé directement sur le visage de Lazare comme sur celui de Jésus. Comment donc, si le cadavre de ce dernier avait été enveloppé dans un linceul (sindôn), l’empreinte de son visage aurait-elle pu traverser ce suaire pour s’imprimer sur le linceul ? Et l’image du suaire d’Oviedo (supposé être LE suaire de Jésus) est-elle exactement superposable à celle qu’on discerne sur le Suaire de Turin ?

          On perd son temps.

                                                     M.B., 23 mars 2012

 * D’après la traduction anglaise. Je n’ai pas pu vérifier les originaux grecs ou latins.

 (1) Afin de préciser ce qui manquait, sur ce point, dans ma critique du Jésus de J.C. Petitfils, cliquez.

(2) A moins que l’ajout de Matthieu (repris par l’Évangile de Nicodème), « un linge pur », puisse être interprété comme un linge de lin ? Pour ma part je pense que Matthieu, qui écrit en milieu judéen, désigne plutôt ici un linge « casher ».

(3) Grec colloquial (légèrement différent du grec littéraire) utilisé par les rédacteurs des quatre évangiles tels qu’ils nous sont parvenus.

(4) Petite unité littéraire ayant circulé de façon indépendante, d’abord oralement puis par écrit, avant d’être intégrée dans le texte final par « l’évangéliste. »

(5) Dans un essai exégétique que j’ai, pour l’instant, du mal à faire publier !

(6) John P. Meier, Un certain juif Jésus, tome II, Cerf 2005, pp. 588-627.

(7) J’ai longuement relaté ce qui a dû se passer à l’aube de ce 9 avril dans Dieu malgré lui : cliquez.

JÉSUS A LA LUMIÉRE DE LA RECHERCHE CONTEMPORAINE (Jésus et le Bouddha)

Conférence donnée au Cercle Renan, St Germain-des-Près (Paris)

 I. La Quête du Jésus historique

           Pendant vingt siècles, la chrétienté n’a reconnu que « Le Christ » : la réalité historique du nazôréen s’effaçait derrière l’icône du Dieu fait homme, sur lequel s’est construite la culture occidentale. Une fois mis sur orbite divine à la fin du 1er siècle, Jésus avait perdu toute son identité et son enracinement juifs.

           C’est pourtant un Juif (Jacob Emden, † 1776) qui le premier affirma que « le nazôréen a apporté un double bienfait au monde : d’une part, il a renforcé majestueusement la Torah de Moïse… d’autre part, il a fait du bien aux païens en les éloignant de l’idolâtrie ». C’est un autre Juif, Moses Mendelssohn († 1786), qui affirma que Jésus n’avait jamais voulu créer une religion nouvelle. Au même moment, Hermann Reimarus publiait le premier ouvrage écrit par un chrétien, qui reconnaissait explicitement que Jésus était juif.

           Le ‘’fondateur’’ du christianisme, un Juif ? L’idée allait cheminer, lentement.

           En 1865, David Srauss publia un ouvrage au titre programmatique, Le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire, tandis que Renan faisait entrer la  »Quête du Jésus historique » (cliquez) dans l’arène publique par sa Vie de Jésus (1863). Excellent hébraïste, il connaissait mal la tradition rabbinique-talmudique mais avait tout compris : « Ses disciples, écrit-il, ont fait de Jésus ce qu’il y a de plus anti-juif : un homme-Dieu ».

           Au début du XX° siècle se développa une « Jewish reclamation of Jesus », une volonté juive de se réapproprier la personne de Jésus sans haine ni ressentiment. En 1933, Joseph Klausner écrivit en hébreu un Jésus de Nazareth qui s’efforçait de donner une image du Jésus historique qui ne soit « ni celle de la théologie juive, ni celle de la théologie chrétienne ».

          À partir des années 1960-70, les choses s’emballèrent. Robert Aron intéressa le grand public français par ses Années obscures de Jésus (1960) et Ainsi priait Jésus (1968), l’israélien Schalom Ben Chorin publia Bruder Jesus (1967). Mais les réticences catholiques restaient vives : quand en 1975 j’ai proposé à Rome mon sujet de thèse en doctorat, « La liturgie juive et la judaïté de Jésus », le Vatican a rejeté ce projet. Pourtant peu après, le catholique Laurenz Volken écrivait un Jesus der Jude (1985).

          Dans les années 1990, avant de mourir le dominicain français Marie-Émile Boismard publia quelques ouvrages savants sur les évangiles, au contenu déstabilisant pour le dogme catholique. En Allemagne, le sociologue Gerd Theissen donna un délicieux roman, L’ombre du Galiléen (1988), l’une des rares œuvres de fiction qui tenait compte (avec les miennes) de la recherche historique sur Jésus. Et Eugen Drewermann publia plusieurs ouvrages marquants, dont Psychanalyse et exégèse (2000).

           Dans le domaine purement exégétique, c’est aux USA que les choses avancent depuis 1990. Malgré le Jesus Seminar qui fourvoyait son monde sur une fausse piste, des exégètes de haut niveau comme James Charlesworth, John-Dominic Crossan ou Raymond E. Brown placèrent la recherche sur les bons rails. Ils permirent à John P. Meier d’entreprendre son monumental A marginal Jew, Jesus, véritable encyclopédie de la Quête du Jésus historique dont 4 tomes sont traduits en français (1).

          On s’aperçoit que ces exégètes savent tout ou presque du Jésus historique, mais ils ne peuvent pas tout dire, parce qu’ils font tous partie d’une Église chrétienne. N’ayant pas les mêmes contraintes, je me suis aventuré là où ils ne peuvent aller. En 2001, j’ai publié Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus : bien que ne bénéficiant pas encore des travaux de Meier, cet ouvrage reste valable pour l’essentiel. Je l’ai mis à jour par Jésus et ses héritiers et il a donné naissance à deux romans, Le secret du treizième apôtre et Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers) qui est comme une synthèse de tous ces travaux et met en lumière l’originalité de l’enseignement de Jésus. Bientôt va paraître L’évangile du treizième apôtre, aux sources de l’évangile selon s. Jean . Dans tous ces livres, je cherche à retrouver la réalité historique de l’homme Jésus.

 II. La boîte à outils : le critère politique

           Les exégètes de la Quête du Jésus historique utilisent des critères scientifiques, sorte de « boite à outils » qui a totalement renouvelé notre compréhension des évangiles et de la façon dont ils se sont formés.

          L’un de ces outils est le « critère d’attestation multiple », qui analyse les points communs et les divergences des synoptiques. Il permet de remonter très haut, jusqu’à la transmission orale qui a donné naissance à des livrets qui devaient ressembler à l’Évangile selon Thomas ou à la Source Q, récemment publiés. On peut alors tenter d’identifier l’empreinte de celui – ou de ceux – qui, à partir des traditions communes aux évangélistes, ont par la suite élaboré les textes tels qu’ils nous sont parvenus.

           Autre critère très efficace, le « critère d’embarras » : il permet d’authentifier des traditions qui auraient trop embarrassé les Églises en formation, pour qu’elles aient pu songer à les inventer. Par exemple, le baptême de Jésus par Jean-Baptiste : quand on commença à diviniser Jésus, il était incongru de faire savoir qu’il s’était soumis, comme n’importe quel Juif, au baptême administré par l’ermite du Jourdain. L’attestation de ce baptême par les trois synoptiques en fait pourtant un événement historiquement indiscutable. On ne s’étonnera pas de voir qu’il a été supprimé du IV° évangile, dit selon s. Jean, dans sa version finale qui date d’environ l’an 90 : les ‘’correcteurs’’ commençaient leur travail de relecture des faits, Jésus était déjà divinisé, il ne pouvait pas en être passé par Jean-Baptiste et son rituel typiquement juif.

           Ce critère est complété par le « critère de discontinuité », qui permet d’identifier des éléments étrangers aux milieux juifs ou grecs dans lesquels les évangiles ont pris naissance. Par exemple, l’attitude critique de Jésus concernant certaines prescriptions de la Torah, le sabbat, les serments ou le divorce.

           En appliquant ces critères, on parvient à distinguer ce que Jésus a dit de ce qu’on lui a fait dire, ce qu’il a fait de ce qu’on lui a fait faire (cliquez). Mais alors, se pose une question toute simple à laquelle les exégètes chrétiens ne peuvent pas répondre sans cesser immédiatement d’appartenir à leur Église : pourquoi les premières générations chrétiennes ont-elles ainsi modifié, altéré, corrigé les paroles, les gestes et la personne même de Jésus ?

          C’est qu’elles obéissaient à un objectif politique : créer dans l’Empire une nouvelle religion, afin de prendre le pouvoir (ce qui a parfaitement réussi). L’idée que les Douze étaient animés d’une ambition politique – prendre la première place – parcourt tous les évangiles. Si l’on intègre ce critère politique dans la lecture et la compréhension du Nouveau Testament, on n’est évidemment pas très populaire chez le

III. L’identité de Jésus

           La lecture historico-critique des textes permet d’aborder sous un jour nouveau la question qui a agité l’Occident pendant 7 siècles : qui était Jésus ?

           1) Jésus est-il le Messie ?

            Le christianisme a emprunté au judaïsme sa caractéristique principale : c’est une religion messianique. Un nouveau monde est attendu, qui remplacera celui-ci au prix d’une apocalypse, un déluge de feu et de sang. La venue du Messie précèdera ou accompagnera cette apocalypse. Il prendra la tête des Fils de Lumière pour mener une guerre d’extermination au cours de laquelle les fils des ténèbres seront tous massacrés. Vous reconnaissez dans ces termes l’idéologie essénienne, qui a joué un grand rôle dans la construction du premier christianisme (2) – bien que Jésus, lui-même, n’ait jamais été essénien.

           On sait que cette première génération chrétienne a vu en Jésus le Messie attendu. Mais lui-même, qu’en a-t-il dit ? La réponse se trouve dans un texte remanié par Matthieu et Luc, mais dont Marc donne l’énoncé original. Jésus était parfaitement au courant de l’obsession messianique juive de son entourage : « Qui dites-vous que je suis ? » demande-t-il à ses suiveurs. « Pierre lui dit : toi, tu es le Messie ! » Et il les menaça (épitimesen) afin qu’ils ne disent à personne [une chose semblable] à propos de lui » (Mc 8,30).

          Épitimesen est un verbe fort : ici, comme dans quelques autres passages non retouchés des évangiles, Jésus refuse nettement, catégoriquement, d’être pris pour le Messie attendu par ses compatriotes.

           2) Jésus est-il de nature divine ?

            La divinisation d’un homme était inimaginable en contexte juif : c’est la 2e génération chrétienne qui a progressivement transformé le fils de Joseph en Dieu, né de Dieu. Mais la Palestine au temps de Jésus était en contact avec les religions gréco-romaines et orientales qui divinisaient toutes des héros mythiques. Une rencontre que fait Jésus n’a donc rien d’étonnant, là aussi il faut la lire chez Marc car Matthieu et Luc modifient subtilement le texte.

Quelqu’un s’agenouille devant lui et lui demande : « Maître, toi qui es Le Bon, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? »

          Sachez que c’était l’habitude, quand on rencontrait un ‘’maître’’ en Israël, de lui poser cette question – plus tard, elle sera reprise par les Pères du Désert. Mais notez la façon dont l’homme appelle Jésus : Didascale àgathé, c’est une apposition qu’il faut traduire comme je l’ai fait « toi qui es Le Bon », et non pas « bon maître ». Et j’ai mis des majuscules, car ‘’Le Bon’’ était l’une des façons dont le judaïsme nommait Celui dont le nom ne peut pas être prononcé – on disait aussi ‘’la Puissance’’, ‘’la Gloire’’, etc.

           Autrement dit, l’homme donne spontanément à Jésus un nom divin, ‘’Le Bon’’. Et lui, avant de répondre posément à sa question, réagit vivement : « Pourquoi m’appelles-tu ‘’Le Bon’’ ? Nul n’est ‘’Le Bon’’ si ce n’est l’Unique, Dieu » (Mc 10,17).

          Dans ce passage comme dans d’autres, Jésus refuse nettement, catégoriquement, d’être pris pour un Dieu.

 IV. Le Dieu de Jésus

           Si Jésus n’est qu’un homme parmi les hommes, qui donc est Dieu pour lui ?

          La réponse est nette : le Dieu du Juif Jésus est le Dieu de tous les Juifs, le Dieu de Moïse et d’Abraham.

          Les discours sur Dieu attribués à Jésus, surtout dans l’évangile dit selon s. Jean, sont en fait des catéchèses chrétiennes de la fin du I° ou du début du II° siècle. Il est frappant de remarquer que Jésus lui-même n’a jamais parlé directement de Dieu – et pourquoi l’aurait-il fait, Juif s’adressant à des Juifs croyants ? Jésus n’est pas un théologien, il n’a donné aucune définition de Dieu, il ne l’a jamais décrit dans ses attributs divins.

          Quand il en parle, c’est indirectement, dans des paraboles où il ne décrit pas Dieu, mais où il propose une nouvelle relation avec Lui.

          Son Dieu n’est pas le Dieu lointain, juge terrifiant et impitoyable de la Torah, mais un Dieu proche avec lequel il entretient la relation confiante et abandonnée d’un petit enfant envers son père ou sa mère.

           C’est la parabole du fils prodigue de Luc 15. Après avoir quitté la maison paternelle et avoir dépensé tout son avoir dans la débauche, le fils fait retour sur lui-même et décide de rentrer chez son père. Chemin faisant, il prépare un petit discours : « Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Mais traite-moi comme l’un de tes serviteurs… »

          Pendant tout ce temps, jour après jour, le père rongé d’anxiété l’a attendu devant la porte de la propriété, guettant sa silhouette. Quand il le voit au loin, il le reconnaît immédiatement, court vers lui, ferme la bouche à son petit discours de repentance, l’embrasse tendrement et ordonne qu’on prépare pour lui, sans attendre, un festin de bienvenue.

          Car le ‘’Royaume’’, le paradis selon Jésus, c’est un repas de fête où chacun se retrouve dans la convivialité auprès de l’hôte, le Père aimant (3).

          Et pour bien marquer la nouveauté de cet enseignement, quand Jésus donne à ses disciples une formule de prière, il leur dit d’appeler Dieu Abba, mot qu’il faut traduire par quelque chose comme ‘’petit papa’’, ‘’daddy’’. Nous avons ici une nouveauté absolue dans l’histoire des religions. Jusque là, le dieu rendait possible la séparation de l’univers entre sacré et profane. Je vous renvoie à l’œuvre de René Girard : le dieu appartenant à la sphère du sacré (qu’il crée, en quelque sorte), une forme de violence était rendue nécessaire pour réconcilier l’univers avec lui-même. On sacrifiait une victime au dieu, victime qui assumait la culpabilité de l’humanité mais se voyait divinisée puisque par sa mort elle rétablissait le lien entre le dieu et les hommes, entre le sacré et le profane.

          Un dieu proche, un Abba qui refuse la victimisation de son fils mais lui offre la rédemption (le retour à la maison) par sa tendresse, cela n’existait nulle part. En tout cas, pas dans le judaïsme qui ne s’adresse jamais à Dieu par ce petit nom, jugé familier et indigne du Dieu de Moïse.

          En un seul mot, Abba, Jésus résume tout son enseignement sur Dieu. Il introduit une révolution qui n’a été, hélas, ni comprise ni suivie d’effets.

 V. L’approche hindo-bouddhiste

           Pour aller plus loin, je vous propose de comparer, non pas le christianisme et le bouddhisme, confrontation de deux systèmes idéologiques qui mène à une impasse. Mais l’expérience vécue par deux hommes, Jésus à la lumière de la recherche historico-critique et le Bouddha Siddhârta tel qu’on le devine à travers les dialogues du Tipitaka, qui sont proches de l’enseignement du maître lui-même (4) . On se trouve alors en présence de deux conceptions de l’Homme et du monde, deux anthropologies fort différentes.

           1- L’anthropologie judéo-chrétienne

           Elle est linéaire. Avant la naissance, il n’y a rien, nous n’existons pas. Après la naissance, on va vers la mort qui met un terme définitif à la vie. Dans l’attente de la résurrection on végète dans le Shéol, qui n’est pas un lieu de punition mais d’attente de la fin du monde. Alors, viendra la résurrection générale : ce ne sera pas un retour à l’état qui était le nôtre avant la mort, mais une seconde création, celle d’un monde parfait, enfin délivré de la domination du Mal.

           2- L’anthropologie orientale

           Elle est cyclique : « Rien ne disparaît, tout se transforme ». Avant cette naissance-ci, nous en avons connu beaucoup d’autres. Si, au moment de la mort, nous n’avons pas apuré notre karma, nous devrons renaître dans une nouvelle vie pour accumuler des actions positives et effacer ainsi les traces des actions négatives du passé.

          Celui qui est parvenu à l’extinction des passions parvient à l’Éveil, le non-retour, le Nirvâna : « Tout est accompli ».

          Pour parvenir à l’Éveil, Siddhârta se base sur une connaissance approfondie de l’esprit humain et de son fonctionnement, notamment du rôle de la mémoire.

          La mémoire est le principal obstacle à l’unification de l’esprit. Par le rappel des émotions et des idées du passé, elle nous fournit les pensées qui nous encombrent et nous ramènent à la tyrannie des passions. Elle ne lâchera prise qu’au moment où l’Eveil est atteint.

          Lutter contre la mémoire est un objectif que la tradition chrétienne avait déjà identifié. Elle proposait deux types de méthodes :

 1- Tromper la mémoire : Répétition du kyrie eleison (Pèlerin russe), des psaumes (moines), du chapelet…

2- Reformater la mémoire : remplacer le matériau des expériences du passé

* par un matériau tiré des Évangiles (Exercices de St Ignace)

* par la visualisation : icônes de l’Orient.

           Dans chacune de ces traditions, la mémoire est détournée ou éduquée, mais elle subsiste. Notez que le bouddhisme tibétain connaît lui aussi la répétition (les mantras) et la visualisation (les thankas).

          Tandis que Siddhârta ne veut ni ‘’tromper’’ ni ‘’reformater’’ la mémoire, il veut la détruire. Cela se fait par étapes progressives :

 – observer la respiration.

– Distance prise par rapport au corps, aux sensations, à l’esprit, aux formations mentales (pensées).

– Disparition de tout lien entre le méditant et ces manifestations corporelles et mentales.

– Détaché du désir sensuel et des objets mentaux, le méditant continue à penser : dans l’étape finale, l’esprit s’unifie, il n’y a plus en lui ni pensée ni mémoire, le plaisir comme la souffrance disparaissent : c’est l’Éveil ou Nirvâna.

 VI. Siddhârta et Jésus : brève évaluation

           Ầ l’usage, cette méthode de contrôle mental s’avère très efficace. Peut-on la confronter à l’enseignement de Jésus ? (5)

          Je vois trois limites à l’enseignement de Siddhârta :

 1- Selon lui, l’extinction procurerait automatiquement la fin de la souffrance, et l’accès au Nirvâna. Or dans le domaine de l’esprit, il n’y a pas d’automatismes : nous sommes sur le terrain de la liberté la plus absolue.

          De son côté Jésus introduit, non pas la notion de ‘’grâce divine’’ telle que le catholicisme l’a élaborée, mais la nécessité d’une rencontre interpersonnelle avec lui, rencontre qui déclenche la démarche de retour vers le ‘’Père’’. En fait, une double démarche – rencontrer Jésus, puis se mettre en route – qui préserve totalement la liberté humaine de choix et de décision.

 2- Une fois franchie l’étape du Nirvâna, le ciel de Siddhârta est vide.

          Son bonheur total et absolu est une réalité négative : c’est l’absence de souffrance. Mais le vrai bonheur ne connaît ni accomplissement final, ni limite (ce qui serait une nouvelle souffrance). Il manque au ciel du Bouddha une Présence, qui entraînerait celui qui a cessé de souffrir vers des « commencements sans fin », un accomplissement sans limites.

          Cette Présence, avec qui (et de qui) être heureux, les mystiques l’ont appelée Dieu. Je comprends que Siddhârta récuse ce nom, et je comprends pourquoi. Mais il n’en reste pas moins que son bel édifice est un palais vide de présence.

          Tandis que pour Jésus, le ‘’ciel’’ est une convivialité heureuse des invités au repas, entre eux comme avec le maître de maison (Abba).

 3- La méthode de Siddhârta est extrêmement laborieuse, elle suppose une longue succession de renaissances (et de souffrances). C’est un escalier, à gravir péniblement, laborieusement, marche après marche.

          Sans faire l’économie de la purification morale ni de l’effort méditatif, Jésus remplace l’escalier par un raccourci qui tient en un seul mot : Abba.

          Dès l’instant où il a fait retour sur lui-même et décide de revenir chez son Abba, le fils prodigue constate qu’il est attendu. De son côté, dès qu’il l’aperçoit et voit qu’il a entrepris cette démarche, le père l’accueille sans plus attendre : la tendresse de Dieu réalise immédiatement la réintégration de l’égaré dans la chaleur du domicile familial. Elle lui permet de franchir en très peu de temps toutes les étapes de l’Éveil, dès l’instant où il a pris la décision de revenir vers son père aimant.

          Même enseignement dans l’anecdote du ‘’bon larron’’ : elle n’est peut-être pas historique, mais sè non è vero, è ben trovato . Cloué sur sa croix, quelques minutes avant de mourir un brigand accomplit d’un seul coup tout le chemin vers l’Éveil : « Ce soir, tu seras avec moi », lui dit Jésus.

           On trouve dans le Tipitaka une anecdote similaire. Un village était terrorisé par un bandit, Angulimalla, qui avait commis plusieurs meurtres. Un jour, Siddhârta vient à traverser le village et s’étonne de le trouver portes closes, volets tirés. Ses disciples l’informent : « C’est à cause d’Angulimalla, tous les habitants se terrent chez eux ! » Ầ cet instant, Angulimalla lui-même déboule devant le Bouddha : « Maître, lui dit-il, j’ai entendu ton enseignement sur l’Éveil : je veux abandonner ma vie de banditisme et te suivre ».

          « Mais Maître, s’inquiètent les disciples, il ne peut pas devenir l’un des nôtres ! C’est un meurtrier ! » – « Laissez-le », dit le Bouddha – et il accueille avec bonté Angulimalla dans sa communauté, la Sangha.

          Six mois plus tard, Angulimalla mourut de maladie. « En vérité, dit le Bouddha à la Sangha, je sais qu’Angulimalla ne renaîtra pas : en peu de temps, il a franchi toutes les étapes de l’Éveil ».

           La sagesse consisterait sans doute à prendre le meilleur de l’enseignement de ces deux immenses maîtres. Mais j’avoue qu’étant d’un naturel paresseux, et traînant derrière moi quelques casseroles de mon passé karmique, je suis infiniment séduit par l’enseignement de Jésus.

                                   M.B. (17 janvier 2013)

(1) Un certain Juif, Jésus – Les données de l’Histoire, Cerf, 2004-2009.

(2) Comme dans le Coran : voir mon essai Naissance du Coran, aux origines de la violence, à paraître.

(3) Tout cela est développé dans Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers)

(4) Je me base surtout sur le Dîgha Nikâya, grâce à l’excellente traduction de Maurice Walshe, Thus I have heard, Wisdom Publications, London 1987. Voir aussi Môhan Wijayaratna, plusieurs publications au Cerf & chez LIS, et Walpola Rahula, L’enseignement du Bouddha, Seuil-Sagesses, Sa 13.

(5) Voir la deuxième partie de Dieu malgré lui, intitulée  »Un Bouddha juif »

JÉSUS ÉTAIT-IL NAZORÉEN ?

          Dans mes derniers ouvrages (voir les sources dans L’évangile du 13e apôtre), j’affirme sans hésiter que Jésus était nazôréen : il me faut revenir sur cette affirmation.

          On sait qu’il existait à son époque une secte juive de ce nom. Au 4e siècle après J.C., Épiphane écrit: « Ils s’appellent eux-mêmes nazaraïoi. Il y eût en effet une secte des nazaraïoi avant le Christ, et elle ne connut pas le Christ ». Pline l’Ancien (né en l’an 23) signale, en Syrie, une « province des Nazerini », nazerinorum. L’hébreu n’utilisait pas les voyelles : nazôréens, nazâréens, nazîréens, l’appellation hébraïque varie selon les versions grecques, mais le Nouveau Testament semble formel : Jésus aurait été perçu, de son vivant, comme membre d’un groupe portant ce nom.

           Quelle que soit l’orthographe, cette secte est donc antérieure à Jésus. Épiphane avoue ne pas savoir à quel moment elle a pris naissance : il pense qu’il faut les distinguer des nazîréens de l’Ancien Testament, auxquels Jean-Baptiste lui-même aurait appartenu.

          Est-ce en tant que disciple de Jean-Baptiste que Jésus aurait été nazîréen ? C’est-à-dire que ses parents auraient prononcé pour lui, à sa naissance, le vœu de nazirat ? Les nazîrs ne devaient ni couper leurs cheveux, ni boire de l’alcool – et l’on voit qu’à Cana, Jésus semble être le seul de la noce à être resté sobre. On sait aussi avec certitude que son frère Jacques était nazîr : si le cadet l’était, l’aîné devait l’être également.

          Mais les nazîréens ne doivent pas être confondus avec les nazôréens, rappelle Épiphane. On revient au point de départ : Jésus était-il nazôréen ?

           Il a été formé par des pharisiens provinciaux avant de devenir disciple de Jean-Baptiste. Puis il se sépare de son maître, adopte une attitude et un enseignement très différents de ceux du Baptiste, et s’éloigne des pharisiens ses premiers maîtres. Il se veut totalement indépendant, continuateur mais aussi rénovateur du judaïsme. Cette volonté d’indépendance, cette conscience d’apporter quelque chose de nouveau qui accomplit (et dépasse) la religion de son enfance, sont-ils compatibles avec son appartenance à l’une des sectes juives, par ailleurs mal connue ?

          Un indice permet peut-être d’y voir plus clair. Les Actes des apôtres 24,5 – et ils sont les seuls – désignent Jésus comme « chef de file de la secte des nazôréens ». Désignation hautement improbable, quand on sait que Jésus a refusé d’être assimilé à l’une quelconque des sectes juives de son époque, Zélotes, Hérodiens ou Esséniens.

          Voici donc ce qui a pu se passer.

           Les Actes sont écrits vers l’an 80, quand fait rage la controverse (qu’ils décrivent) entre Juifs et ‘’grecs’’ convertis à la nouvelle religion. A Jérusalem, on est judéo-chrétien, c’est-à-dire qu’on veut rester Juif, tout en étant disciple du Christ. Comme le dira plus tard Jérôme, ils « veulent être à la fois Juifs et chrétiens, mais ils ne sont ni Juifs, ni chrétiens ».

          Ces judéo-chrétiens, il les identifie sans hésitation : il les appelle nazôréens, et c’est en Syrie que Jérôme les a fréquentés.

          D’où mon hypothèse, qui me paraît mieux correspondre à ce que nous savons de Jésus, de la formation du Nouveau Testament et des tensions qui traversèrent l’Église chrétienne jusqu’au 5e siècle.

           Jésus, de son vivant, n’aurait été membre d’aucune des sectes juives répandues en Palestine : il trace une voie nouvelle, c’est un pionnier, un solitaire.

          Après sa mort, les premiers convertis se déchirent : faut-il d’abord être Juif, pour pouvoir devenir chrétien ? Se faire circoncire, pour pouvoir être baptisé ?

          A Jérusalem, les judéo-chrétiens répondent « oui », et se heurtent violemment à Paul de Tarse qui ne veut pas entendre parler de judaïsation comme préalable au baptême.

          Certains de ces judéo-chrétiens sont les nazôréens. Comment se rattachent-ils à la secte juive antérieure du même nom, et que signifierait ce rattachement ? La question reste sans réponse.

          Mais c’est après-coup, quand on écrit la version finale du Nouveau Testament (entre l’an 70 et 90), qu’on fait de Jésus le « chef de file de la secte des nazôréens » : victoire des judéo-chrétiens sur leurs opposants ‘’grecs’’, et victoire ambigüe puisque la version grecques des évangiles trébuche partout sur le nom exact de la secte.

          Nazôréens, nazîréens, nazaréniens ? C’est chez Matthieu qu’on trouve cette dernière orthographe, car il se croit obligé de faire de Jésus un habitant de Nazareth – pour éviter d’en faire un nazôréen, comme les autres

           Auteur du noyau initial de l’évangile selon s. Jean (cliquez), le Disciple que Jésus aimait est le seul qui ajoute sur l’écriteau de la croix la mention « Jésus le nazôréen » – mention totalement improbable, les autorités romaines ne s’intéressaient pas à l’appartenance d’un condamné à une secte juive, dont ils devaient d’ailleurs tout ignorer. L’écriteau de la croix portait seulement, comme c’était la jurisprudence, le motif de la condamnation : « Jésus, [qui s’est fait] le roi des Juifs ».

          Son insistance à qualifier Jésus de nazôréen m’a permis de suggérer que ce disciple aimé de Jésus était, lui, judéo-chrétien sous cette appellation. La communauté qu’il a regroupée autour de lui, et qui nous transmettra son témoignage dans l’évangile dit Selon s. Jean (cliquez), serait la communauté des nazôréens à laquelle font allusion les Actes des apôtres. Ce sont peut-être les « faux-frères » dont Paul parle, avec rage, dans son Épître aux Galates.

          Ces nazôréens, Jérôme les rencontre en Syrie à la fin du 4e siècle.

          Et on les retrouve dans le Coran, sous la transcription arabe nasâra. Dans mon étude à paraître, je mets en lumière le rôle considérable qu’ils ont joué dans la naissance du Coran.

           Pardon à mes lecteurs : il est vraisemblable que Jésus n’était pas nazôréen. Après la mort de Jean-Baptiste, il devient enfin lui-même dans son comportement comme dans son enseignement. Lui-même, c’est-à-dire totalement original. Il ne se rattache ni aux nazôréens, ni aux pharisiens, ni aux esséniens : il se rattache exclusivement à Celui qu’il appelle Abba, et qu’il a découvert au désert (cliquez).

          Abba, ce n’est pas un nouveau nom de Dieu, une autre définition de l’Invisible (cliquez). Par ce mot, Jésus indique seulement quelle était la nature de sa relation avec le Dieu de Moïse.

          Une relation totalement inédite dans le judaïsme, celle d’un enfant qui s’abandonne avec une totale confiance dans les bras de son papa – ou de sa maman (cliquez).

           Les chrétiens ne sont donc pas les héritiers spirituels des nazôréens, à travers Jésus qui en aurait fait partie. En revanche, le Coran est imprégné de ce qu’était devenue l’idéologie messianiste de ces judéo-chrétiens, au 7e siècle et en Syrie.

          Mais ceci est une autre histoire, de violence et de sang.

                                         M.B., 12 juillet 2013
Où l’on voit que l’exégèse, science historique, est affaire de nuances et d’interprétation. Et qu’un exégète peut être honnête dans sa recherche de la signification des textes.

JÉSUS S’EST-IL SUICIDÉ ?

          Au terme de ses deux années de prédication itinérante, le rabbi Jésus se trouvait enfermé dans une impasse totale. En faisant passer la compassion avant l’application stricte de la Loi, il s’était aliéné le clergé juif. En refusant de prendre le parti de la violence, il avait déçu les nationalistes zélotes, ses disciples et une partie du peuple. Son attitude ambigüe envers le pouvoir lui valait d’être recherché par la police d’Hérode. Mais surtout, son enseignement n’avait pas pris, ni sur les foules avant tout assoiffées de guérisons, ni sur ses disciples, ni bien sûr chez ses collègues pharisiens.

          J’ai retracé ce lent cheminement vers l’impasse, qui aurait dû le mener à la dépression et à l’effacement, dans Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers) : je renvoie le lecteur à cet ouvrage, publié au Livre de Poche.

           Il se trouvait alors en Galilée. Or, après un moment d’hésitation, on le voit choisir de retourner à Jérusalem. Pire, dès son arrivée dans la « Ville qui tue les prophètes », il ranime Lazare devant une foule composite. Immédiatement prévenu, le Sanhédrin lance contre lui un mandat d’arrêt. Il est obligé de se cacher, la nuit, au jardin des Oliviers.

           Pourquoi n’est-il pas resté chez lui, se taisant enfin, se faisant oublier dans la sécurité relative de sa Galilée natale ? Pourquoi avoir ranimé publiquement Lazare, sachant qu’au Sanhédrin les sadducéens y verraient une résurrection – chose qui leur faisait horreur et dont ils interdisaient même qu’on parle à Jérusalem ? Pourquoi, après le mandat d’arrêt, n’a-t-il pas discrètement franchi une frontière, comme il l’avait déjà fait devant les menaces d’Hérode ?

          Pourquoi s’est-il jeté, délibérément, dans la gueule du loup ?

          Jésus avait-il choisi cette issue nécessairement fatale, plutôt que de continuer à lutter et à se débattre au milieu d’impasses insurmontables, dont il était vivement conscient ?

          Devant son échec, a-t-il cédé au désespoir, s’est-il suicidé en allant se livrer à ceux qui voulaient sa mort ?

            L’hypothèse n’est pas nouvelle, elle a été soutenue entre autres par Marcel Pagnol (1), E. Abécassis (2), P. Dauzat (3), et remise au goût du jour par la publication récente de l’Évangile selon Judas. Dans le chapitre 37 de Dieu malgré lui, « Jésus devant ses échecs et sa mort », j’ai tenté de comprendre son attitude en la comparant à celle d’un autre grand Éveillé de l’Histoire, le Bouddha Siddhârta. Je vous renvoie à ce chapitre, et me contente d’en rappeler ici la conclusion : un Éveillé n’appréhende pas sa mort comme nous. Il la voit venir, en prédit parfois l’heure, l’affronte comme l’aboutissement normal (et inévitable) de son cheminement vers l’Éveil.

           Jésus, qui s’était situé dès ses débuts dans la mouvance des prophètes juifs ses prédécesseurs, savait qu’il était né pour être tué (4). Sa mort violente était l’aboutissement d’une vie de prophète, et comme la leur elle servirait à « une multitude ».

          Sa démarche n’est donc pas suicidaire. Toujours dans Dieu malgré lui, j’ai rappelé (p. 154) que le suicide faisait horreur aux Juifs : « C’est un lâche, celui qui veut mourir quand il n’y a pas lieu ! Il est ignoble de se donner la mort, mais surtout c’est une impiété à l’égard du Dieu qui nous a créés. Ceux qui font la folie de [se suicider], un sombre enfer reçoit leur âme », écrivait Flavius Josèphe, presque contemporain de Jésus.

           Jésus n’a pas été lâche, il ne s’est pas suicidé. Il a affronté sa mort lucidement, face à face, comme un Éveillé.

          Mais vingt ans après, Paul de Tarse va donner à cette mort une signification tout autre, en faisant de la crucifixion l’un des piliers de la nouvelle religion.

 La récupération de la mort de Jésus par Paul de Tarse

           Très peu de temps après sa mort (avril 30), le Galiléen va être considéré par la communauté de Jérusalem comme le Messie attendu par les Juifs – titre que Jésus, lui-même, a toujours refusé de son vivant.

          Paul semble avoir reçu ce premier dogme chrétien vers l’an 33. Mais alors, se posait à lui un dilemme redoutable : pour les Juifs du 1e siècle, le Messie ne pouvait pas mourir : sa venue était « l’apogée glorieuse de l’Histoire… Il devait être éternel, comment pourrait-il mourir ? La mort était la punition du péché (5) ». Or le Messie, qui avait la pureté absolue d’un Juste, ne pouvait pas avoir connu le péché.

          Et non seulement Jésus était mort, mais c’était d’une façon ignominieuse : par crucifixion, châtiment particulièrement douloureux réservé aux esclaves.

           Paul comprit qu’il n’y avait à ce dilemme qu’une solution, et une seule : « Si quelqu’un qui ne devait pas mourir est mort, c’est qu’il avait choisi de mourir. La question alors devenait : ‘’pourquoi Jésus a-t-il choisi une mort aussi horrible’’ ? (5) ».

          Et la réponse de Paul : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi (6) ». Jésus avait choisi les souffrances de la crucifixion par amour pour nous.

          Cette explication aurait pu se rapprocher de la façon dont Jésus lui-même avait compris et vécu sa mort. Mais Paul allait beaucoup plus loin : inattendues et infamantes, les souffrances du Messie devenaient – par leur horreur -, le pivot central de sa nouvelle religion : « Je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus-Messie crucifié (7) ».

          Ầ partir de cette idée-force, Paul bâtit toute sa compréhension de la vie humaine, de la souffrance et de la mort.

          La vie ? C’est une épreuve, elle n’a d’autre but que de nous acheminer par la souffrance vers la délivrance de la mort.

          Vivre, c’est « communier aux souffrances du Messie et devenir semblable à lui dans sa mort (8) ».

          Vivre, c’est désirer mourir : « Pour moi, mourir m’est un gain (9) ».

           Entraîné sur cette pente, il va jusqu’au bout : « Je trouve ma joie dans les souffrances…, et ce qui manque aux détresses du Messie, je l’achève dans ma chair (10) ». Terrible affirmation ! Elle fait de la souffrance le moyen ordinaire de la perfection chrétienne – comme s’il pouvait manquer quelque chose aux souffrances du Messie, comme si l’humanité était condamnée à souffrir pour accomplir le plan de Dieu.

          Comme s’il nous revenait, à nous devenus supérieurs au Messie, de souffrir pour combler l’appétit de souffrance d’un Dieu insatisfait par sa crucifixion.

           La religion fondée par Paul a trouvé là le fondement de ce qu’on a appelé la « névrose chrétienne ». Alors que Jésus, de son vivant, a toujours eu horreur de la souffrance, n’a jamais cherché qu’à la soulager quand il la rencontrait en chemin. Alors que le début de son programme tient en un seul mot : « Heureux… »

           S’il a délibérément affronté la mort, ce n’est pas qu’il la souhaitait ou la désirait, mais comme une conséquence de son choix d’une vie de prophète. La valorisation de la souffrance était totalement étrangère à Jésus. Enfermé dans des impasses insurmontables, il n’a pas sombré dans la dépression, n’a pas songé au suicide. Il a fait face, et n’aurait jamais songé à donner son horrible supplice en exemple à suivre par d’autres que lui.

           Nos sociétés mondialisées, elles aussi, sont enfermées dans des impasses – économiques, sociales, écologiques, politiques – qui paraissent insurmontables. Jamais la planète n’a été aussi riche, et jamais le sentiment d’impuissance et de désespoir n’ont été plus répandus, éclatant ici et là en révoltes sporadiques.

          Si nous tentons comme Jésus de faire face, sans sombrer dans l’indifférence ou la dépression, nous n’échapperons pas – comme lui – au sentiment de l’échec et de l’inutilité de nos efforts.

          C’est peut-être le moment de se rappeler ce qu’écrivait Saint-Exupéry dans la tourmente de la guerre mondiale : « On ne voit bien qu’avec le coeur. L’essentiel est invisible aux yeux ».

                                                          M.B., 29 juillet 2013

 (1) Judas, Paris, Pastorelly, 1976.

(2) Dans son roman Qumrân, Paris, Ramsay, 1996, p. 183.

(3) Le suicide du Christ, Paris, PUF, 1998.

(4) C’est le titre de la 3° partie des Mémoires d’un Juif ordinaire.

(5) J. Murphy-O’Connor, Histoire de Paul de Tarse, Paris, Cerf, 2004, p. 46.

(6) Épître aux Galates, 2,20.

(7) 1re Épître aux Corinthiens, 2,2.

(8) Épître aux Philippiens, 3,10.

(9) -id.-, 1,21.

(10) Épître aux Colossiens, 1,24.

RÉFORMER LA RELIGION CHRÉTIENNE (Élie Barnavi)

          « Le processus est toujours le même », explique Élie Barnavi (Les religions meurtrières, Flammarion, 2006). Comme le judaïsme et l’islam, le christianisme est fondé sur un texte sacré, la Bible. Texte ancien, né dans une culture qui n’est plus la nôtre : il faut l’interpréter. A leur tour sacralisées, les interprétations s’empilent les unes sur les autres au cours des siècles. 
        La réforme consisterait à revenir aux sources, aux fondamentaux.

          Quelles sources ? Mais (disent les réformateurs) le texte lui-même, débarrassé des couches successives d’emplâtres interprétatifs ! C’est ainsi qu’ont fonctionné toutes les tentatives de réforme du christianisme depuis le Moyen âge : redécouvrir la pureté du texte fondateur.
      Ré-forme : retrouver la forme primitive, l’Église primitive, une origine rêvée, purifiée de la poussière accumulée pendant des siècles (cliquez).

     Et c’est pourquoi aucune de ces réformes n’a pu aboutir. Car – on s’en aperçoit seulement depuis une cinquantaine d’années – l’Évangile lui-même est le produit d’une manipulation, non plus sur un texte, mais sur la mémoire d’un homme.    

          Revenir aux origines ? Si c’est à l’Évangile lu de manière fondamentaliste, ou à l’Église naissante décrite dans les Actes des Apôtres, c’est revenir à un texte qui comporte déjà des couches successives de réinterprétations, ou bien à une expérience idéalisée par l’auteur des Actes.

     Rêver à une réforme par retour aux sources, c’est s’arrêter en chemin : car la source est déjà polluée, et gravement, par l’ambition politique, idéolgique et religieuse, de ceux qui ont mis la dernière main à l’écriture du texte « fondateur ».

     On sait maintenant que les Évangiles ont été à la fois la mise par écrit d’une mémoire, et l’enjeu crucial d’une Église en train de se constituer grâce à eux. Le lecteur non-averti y reçoit en même temps l’écho du passage de Jésus en Palestine, et les éléments nécessaires à la création d’une imposture – la transformation d’un homme en dieu. Imposture indispensable à ceux qui avaient bien l’intention de bâtir, sur la mémoire faussée de Jésus, un empire religieux, idéologique et politique.

     Contrairement à nos prédécesseurs, nous avons maintenant les moyens de distinguer, dans les textes tels qu’ils nous sont parvenus, la personne et l’enseignement de Jésus lui-même de ce que les « fondateurs » ont eu l’intention de lui faire dire ou de lui faire faire, pour parvenir à leurs fins .

         Il ne s’agit pas de « réformer » le christianisme par un retour aux sources. Mais de décaper ces sources des couches de maquillage successif, à travers lesquelles elles nous sont présentées.

     Le Christ une fois démaquillé, Jésus apparaît peu à peu. Visage étonnamment moderne, suggestif, parlant, d’un maître de vie individuelle et sociale qu’on croit rencontrer pour la première fois. Un homme attirant, fascinant, aimable et aimant. Déroutant aussi, car il n’emprunte aucune des voies sécuritaires de nos religions. Un homme qui instaure l’insécurité en règle de vie, en moteur d’action.

          Pareil homme ne sera jamais populaire. Car les peuples aiment et plébiscitent ceux qui les flattent, les tranquillisent et les endorment. Jésus fait tout le contraire : il inquiète, il réveille et il dit vrai.

     Aucune Église ne peut être construite là-dessus.

     Jésus le solitaire semble ne devoir être connu et aimé que par des solitaires.

                    
                         M.B. , 4 janvier 2007

L’AGONIE DU CHRISTIANISME : BILAN ET PERSPECTIVE

(Conférence donnée à Paris le 20 janvier 2007)

I. BILAN

      Le 9 avril de l’an 30, un tombeau était trouvé, vide, aux portes de Jérusalem. Deux jours auparavant, on y avait déposé le corps supplicié d’un rabbi juif itinérant, qui s’était fait connaître dans la région comme guérisseur. Le cadavre avait disparu.

     Quelques mois plus tard, ses disciples vont imaginer une solution inédite au problème irritant du tombeau trouvé vide : la résurrection de cet homme, 72 heures après sa mort en croix. Apparemment, l’explication ne change rien à leur vie, puisqu’ils continueront longtemps encore à se comporter en juifs observants.

     Vers la fin du 1° siècle, on voit apparaître une mutation considérable : cet homme est devenu Jésus-Christ. On affirme qu’il est égal à Dieu, et comme lui créateur de l’univers. Sa résurrection est désormais invoquée comme preuve de sa divinité. Elle devient, pour les croyants, un gage et une assurance de leur propre survie.

         C’est un juif de culture grecque, Paul de Tarse, qui va mettre en place une religion nouvelle dont ce crucifié sera le pivot. Pour y parvenir, il puise dans les « religions à mystères », très populaires dans l’Empire romain et qu’il connaît bien. Il prétend les rejeter comme païennes, mais en fait il intègre leurs principales structures : la divinisation d’un héros, qui reste homme tout en étant dieu, et joue le rôle de passerelle entre la sphère d’en-haut et la sphère d’en-bas. Un rite d’initiation qui introduit l’initié dans une vie nouvelle, en l’identifiant à la mort et à la résurrection du héros, et en lui offrant la sécurité d’une promesse d’éternité. Enfin, un rite de communion avec la divinité grâce à un sacrifice, non plus sanglant, mais symbolique.

     Rapidement, apparaît un clergé stable, et un dogme, ensemble de vérités irrationnelles proposées par la hiérarchie, auxquelles le croyant se doit d’adhérer intégralement s’il ne veut pas être exclu.

          La popularité des religions à mystères dans l’Empire romain était immense : elle reposait sur deux éléments fondateurs, intégralement repris par le christianisme :

     1- Un éthos qu’on pourrait qualifier de « magique« , parce qu’il introduit dans le domaine du mystère en satisfaisant l’imaginaire, et le besoin de sensibilité.

     2- Une réponse au besoin sécuritaire des croyants : la promesse d’une survie apaise l’angoisse devant le trou noir de la mort.

     La nouvelle religion se constitue au cours d’assemblées, dont les Lettres de Paul et les Actes soulignent le caractère exalté, quasi incontrôlable. La part de rêve, d’irrationnel et de névrotique y est importante : on voit les nouveaux dirigeants utiliser ces délires de groupe pour consolider leur pouvoir, tout en essayant de les contrôler.

          La magie, l’offre sécuritaire et le pouvoir : nous avons là les trois composantes du béton, avec lequel on coule les murs épais d’une Église.

     Dans ce contexte, la commémoraison du juif Jésus va rapidement s’exprimer selon les schémas mentaux et les modalités cultuelles du paganisme ambiant : le caractère singulier, et singulièrement juif de cet homme inclassable disparaît, recouvert du somptueux manteau des utopies grecques et oriantales – à vrai dire, universelles.

     Ce paganisme, autrefois rejeté farouchement par le peuple juif, est désormais intégré dans le dogme comme dans la pratique de l’Église chrétienne : les peuples y trouvent la part de rêve et de sensibilité dont ils ont besoin, en même temps que la sécurité d’une promesse d’éternité. La fusion (remarquablement réussie) de ce paganisme avec la mémoire faussée de Ieshua, le rabbi juif, assur le succès et la diffusion planétaire de la nouvelle religion, que je qualifierais de judéo-païenne.

      Les 1° communautés chrétiennes, encore illicites et donc discrètes, vont pourtant consacrer une partie de leurs jeunes énergies à se déchirer entre elles autour d’un point central : l’identité de Jésus. Et tout d’abord, pour pouvoir devenir dieu il doit cesser d’être juif : très tôt, l’Église renie son enracinement dans le judaïsme. Ensuite, se pose une question lancinante : s’il est dieu, est-il toujours homme ? Et s’il reste homme, est-il également dieu ? Comment ces deux existentiaux, inconciliables, peuvent-ils se trouver fusionnés dans le même individu ?

     En 325, pour la première fois, la divinité de Jésus est officiellement proclamée au concile de Nicée, sans que soit pourtant tranchée la question du comment.

     C’est que l’Église ne possède pas encore l’envergure qui lui permettrait d’imposer, et de s’imposer. Elle y accède sous l’empereur Théodose : entre 381 et 392, il décrète ;e christianisme religion d’état. De persécutés, les chrétiens deviennent persécuteurs, et Rome peut enfin exiger la soumission de tous à l’édifice dogmatique en construction. L’Empire romain qui se délite rêve d’unité, et l’Église doit lui en fournir les moyens, en même temps que le modèle.

     Aboutissement de trois siècles de luttes féroces entre chrétiens, le concile de Chalcédoine (451) définit enfin le comment de la divinité de Jésus. Il l’appelle d’un seul mot, Trinité : comme celle de dieu, l’unité de l’Empire est proclamée, et comme celle de dieu, sa diversité est reconnue.

     Mais ce n’est q’au VII° siècle que les conséquences ultimes de la divinisation de Jésus seront définies, par la condamnation des agnoètes puis des monothélistes (III° concile de Constantinople, 681). Revêtu d’ornements divins parfaitement ajustés, Ieshua, devenu Christ, est désormais présentalbe au monde.

     Or c’est dans ces années, à partir de 650, que se développe, de façon foudroyante, un mouvement appelé à faire parler de lui : l’islam. Qui va chasser l’Église de sa terre d’origine, le Moyen Orient.

      Partout ailleurs, Rome tient le pouvoir : elle est en position de force ou de monopole dans tous les domaines de la vie civile et politique, et ce jusqu’à une époque toute récente.

     S’ensuivent trois siècles qui sont les plus sombres de l’histoire occidentale : difficiles tentatives de reconstitution de l’Empire, invasions musulmanes, invasions multiples… L’Église est le seul ilôt stable, émergeant de cette mer démontée. L’Europe trouve d’abord en elle la force de sa survie, puis le creuset où va se forger son identité, son unité face à l’adversité : dès lors, et jusqu’au projet de constitution de 2004, l’Europe reconnaîtra toujours dans le christianisme son fondement identitaire.

     A peine sortie de ce chaos, elle voit réapparaître la remise en cause, non plus de la divinité de Jésus, mais de ses conséquences : le pouvoir de l’Église, terni par ses moeurs dissolues. Sous forme de réformes, de révoltes ou de révolutions, chacun des siècles qui suivra viendra ébranler au moins une fois l’ordre défendu par l’Église, en matière de dogme ou de discipline.

     Aucune de ces tentatives de réformes n’a jamais abouti : l’Église les a toutes surmontées par la violence. Parfois affaiblie par elles, elle ne s’est jamais remise elle-même en cause, ni l’édifice de ses dogmes – et son noyau fondateur, la divinité de Jésus.

     On l’a vu, c’est au moment où l’Église peaufinait cette divinisation d’un homme qu’un vigoureux mouvement d’origine arabe lançait au monde un défi : une nouvelle religion, qui rejette le paganisme en affirmant l’unicité de Dieu et en refusant la divinité de Jésus.

      Ceci n’est pas une simple coïncidence : d’inspiration entièrement judéo-chrétienne, le Coran répond à l’éternelle question : qui est Jésus ? Et s’il n’est pas Dieu, quelles sont les voies d’accès au divin ? Cette interrogation, née de la fabrication d’un dieu à partir d’un homme, l’Église n’a jamais su y répondre qu’en faisant appel à ce que j’ai qualifié (un peu rapidement) de magie. Le Coran rejette explicitement la « magie chrétienne », et attire à lui un quart de l’humanité.

     L’islam coranique est donc la seule réforme radicale du christianisme qui ait réussi. Il l’a fait, et continue de le faire, en s’opposant par la violence à une chrétienté considérée par lui comme infidèle à Dieu, c’est-à-dire païenne.

      Hors l’islam, la réforme de Luther est parvenue à entamer l’unité européenne cimentée autour de l’Église de Rome. Mais Luther et Calvin se sont contentés d’une réforme intra-ecclésiale, dont l’aspect le plus visible a été d’ordre disciplinaire et sacramentel : ils n’ont pas touché aux dogmes fondateurs du christianisme, et Michel Servet a été brûlé en terre calviniste pour y avoir prétendu.

     Pourtant, Luther a semé la graine d’une véritable réforme par sa traduction de la Bible en allemand. Pour la première fois, la lecture et l’interprétation du texte sacré n’étaient plus réservés au seul clergé ! Timidement d’abord, puis de façon fructueuse, l’exégèse critique de la Bible se développe en milieu protestant. Elle est violemment combattue et interdite par l’Église catholique, qui la considère comme démoniaque et veut se réserver le pouvoir d’interprétation. Mais les digues romaines, assiégées de partout, finiront par céder : en 1943, prenant le contre-pied de ses prédécesseurs, Pie XII autorise pour la première fois l’exégèse historico-critique de la Bible (Divino Afflante Spiritu).

     Dès lors les catholiques peuvent – enfin – se joindre à un mouvement initié un siècle plus tôt : la « recherche du Jésus historique« . En fait, ce n’est pas un mouvement structuré, mais un ensemble hétéroclite de chercheurs (juifs, protestants, catholiques) qui travaillent tous dans la même direction, et publient individuellement les résultats de leurs travaux.

     En 1974, dans la solitude de mon monastère, je me suis engagé sur cette piste : je puis vous assurer qu’on s’y sentait bien seul ! Mais depuis les années 1980 et jusqu’à maintenant la recherche s’est emballée. Dieu malgré lui, publié en 2001 chez Robert Laffont, s’inscrit dans ce mouvement. Si je l’écrivais aujourd’hui, le fond resterait le même, mais il y aurait bien des corrections à apporter, tant les choses avancent vite.

      A quelques exceptions près, ces chercheurs appartiennent à une Église : ils ne peuvent donc s’autoriser à tirer toutes les conclusions de leurs travaux. Le faire, ce serait s’exclure de leur communauté, ou être exclus par elle. Je n’ai pas ce souci, et me sens libre d’aller là où ils ne peuvent s’aventurer.

     C’est-à-dire dans une grande solitude.

     Car découvrir qui était Ieshua Ben-Joseph, cet électron libre éliminé parce qu’il touchait à la structure même des pouvoirs religieux, moraux et politiques établis, c’est aller à contre-courant du mouvement général des esprits, des sensibilités, des conformismes sociaux. Nous l’avons vu, le succès  et l’existence même d’une religion vient de ce qu’elle satisfait les besoins de rêve, de magie, d’évasion d’une humanité qui souffre. Mais aussi de ce qu’elle sait répondre à l’irrésistible besoin de sécurité, qui taraude les êtres humains d’où qu’ils viennent.

     Jésus, par sa façon de vivre comme par son enseignement, n’offre pas la sécurité. Il propose une remise en question permanente : l’entrée dans son « Royaume » n’est pas une promesse, mais le fruit d’un arrachement – ou plutôt d’une succession de déracinements, proche de l’anatta enseignée ailleurs par le Bouddha.

      La « recherche de Jésus », dans laquelle je me suis engagé, va exactement à l’encontre du besoin viscéral des peuples. Plus on s’approche de lui – tel qu’on l’entrevoit à travers les textes, tel qu’on peut le rencontrer dans la prière – plus on s’approche de Jésus, et moins on le rêve.

     Plus on s’approche du Dieu vers lequel Jésus guide ceux qui le suivent, et moins on l’imagine : à l’école du galiléen, la réalité tue les fantasmes religieux. Et les théologiens, maçons-architectes des Églises qui les prennent à leur service, se trouvent renvoyés par Jésus à leurs chères spéculations déconnectées du réel.

     La « recherche de Jésus », Prophète de l’insécurité, n’offre donc aucun des attraits qui en ferait un phénomène de masse.

  II. PERSPECTIVE

      Ceci nous ramène à aujourd’hui : où en sommes-nous ?

     Vous avez tous vu les images bouleversantes de Berlin, dévastée par les bombardements en mai 1945 : voilà où nous sommes. Dans un champ de ruines, celles d’un grand Reich dévasté.

     Seuls ceuX de ma génération peuvent mesurer l’étendue du désastre. Car nous avons encore connu, dans notre lointaine enfance, les dernières splendeurs d’une Église catholique sûre d’elle-même et triomphante : quand Pie XII, le dernier pape-roi, est mort en 1958, j’avais 18 ans.

     Les sociologues situent en 1942 (France, pays de mission de l’abbé Godin) le commencement de la fin. En fait, l’expansion missionnaire au XIX° siècle et la montée des fascismes au début du XX° ont masqué le déclin, qui était latent depuis plus longtemps. Ce déclin, il nous a explosé à la figure en à peine une génération – la nôtre : en 50 ans, tout a disparu de ce qui faisait la gloire de l’Église catholique. Partis politiques, syndicats, éducation, mouvements de jeunesse, organismes caritatifs (devenus ONG), présence hospitalière et même carcérale… Mais aussi : littérature (Claudel, Bernanos, Mauriac…), philosophie (Maritain, Gabriel Marcel…), poésie (Péguy, Marie Noël), musique (Honegger, Poulenc), peinture (Rouault, Cocteau), architecture (Le Corbusier) : en un demi-siècle, le catholicisme a disparu du champ de la créativité humaine.

     Mais il y a beaucoup plus grave : systématiquement détruite depuis 1978 par l’action conjointe du cardinal Ratzinger et de Jean-Paul II, la théologie catholique est morte. Les bouddhistes tibétains sont les seuls à s’intéresser aux deux domaines les plus actifs de la recherche depuis 30 ans, l’infiniment petit (biologie moléculaire) et l’infiniment grand (astrophysique). L’Église ne dit plus rien au monde, parce qu’elle n’a plus rien à dire.

     Elle répète, et elle se répète, à l’infini.

     Une société d’idéal comme l’Église qui n’a plus de pensée, d’où toute pensée est exclue ou pourchassée, cette société n’est plus vivante : elle n’est plus rien, qu’un musée du passé.

     Tout naturellement enfin, la spiritualité a également déserté la chrétienté. On compte environ cinq millions de français qui se disent actuellement proches du bouddhisme. Ce sont tous d’anciens chrétiens, déçus par le désert spirituel qu’est devenu pour eux leur Église.

     Et je ne parle pas des sectes, qui pullulent.

      En 1816, le fleuron de la marine française, La Méduse, coulait au large des côtes du Sénégal. Eh bien ! Les Églises, nouveau navire La Méduse, viennent de couler sous nos yeux. Nous sommes quelques rescapés du naufrage, abandonnés sur un radeau. D’où nous lançons des signaux désespérés, vers un horizon vide.

     Le Radeau de la Méduse, c’est nous.

     Le paradoxe dramatique de notre situation, c’est que nous avons tout reçu de ces Églises. Et d’abord, les textes fondateurs : la personnalité du juif Jésus était telle, qu’elle transperce les Évangiles, malgré les manipulations politiques dont ils ont été l’objet. Sans les Églises, je ne saurais rien de lui, et elles m’ont même donné les moyens de le découvrir derrière les maquillages dont elles l’ont recouvert.

     Le « meurtre de la mère » (l’Église) apparaît aujourd’hui comme une condition nécessaire à la redécouverte du Père, abba – comme l’appelait Jésus.

     Nous, qui sommes (sans l’avoir choisi) les derniers dépositaires d’une expérience unique, dont la possibilité nous a été offerte – alors qu’elle ne semble plus devoir être accessible aux jeunes générations,

     Nous, qui avons derrière nous toute une vie de recherche, par l’étude, d’une tradition recouverte aujourd’hui par le tintamarre des médias,

     Nous, pour qui Jésus n’est pas seulement un objet d’étude parmi d’autres, mais un être vivant, aimable et aimant,

     Que ferons-nous pour transmettre ce que nous avons reçu ? Allons-nous nous contenter d’autopsier un cadavre encore chaud ?

     Une nouvelle réforme est-elle possible ? Si l’Église catholique pouvait se réformer, cela se saurait. Elle ne l’a jamais pu, elle ne le pourra jamais. Quand le communisme a voulu se réformer, il a disparu. Une société d’idéologie ne peut pas remettre en cause les dogmes sur lesquels elle s’est construite : l’Église le sait, et c’est pourquoi elle maintient jusqu’au plus petit détail les aspects les plus in-croyables de son paganisme. Ce qui est nouveau, c’est que l’humanité n’adhère plus à la démarche magique du christianisme officiel : elle va chercher ailleurs le rêve dont elle a besoin. Ou bien – privée de rêve – elle s’enfonce dans la violence.

      Que faire ?

     Dans ce naufrage constaté du christianisme, je n’aperçois qu’une seule lueur d’espoir : le retour au Jésus de l’histoire. La recherche de Jésus tel qu’il fut, et non pas tel que l’Église l’a réinventé pour asseoir son pouvoir. Le retour vers Ieshua, fils de Joseph, m’apparaît comme la seule alternative au néant.

     Revenir vers Ieshua, c’est reconnaître que nous sommes parvenus à la fin d’un cycle de civilisation. L’Égypte, Sumer, Assur, les Incas, les Mayas, tant d’autres civilisations prestigieuses ont disparu… Eh bien ! Le christianisme vient de disparaître à son tour, sous nos yeux.

     C’est un peu comme si les gestes de Jésus n’avaient jamais encore été compris, ses paroles jamais encore entendues, son regard jamais encore croisé par un Occident qui se réclame non pas de lui, mais du Christ fabriqué pour figurer au fronton des cathédrales, signes et symboles


     Que faire ?

     Je dois maintenant parler en mon nom propre, et je le fais avec d’infinies réticences. Quitté par l’Église en 1984, je suis rentré depuis dans le silence. En sortir, pour quoi ? Proposer une nouvelle Église ? Ayant vécu de l’intérieur le naufrage du catholicisme, le désert m’a paru être le lieu de refuge le plus indiqué pour la rencontre personnelle avec le Dieu de Jésus.

     Que faire ? Pour quelle action sortir de ce désert où Jésus trouva l’Éveil autrefois, et où peut-être il appelle les rescapés de la défunte civilisation voulue par l’Église ?

     Je n’entrevois qu’une seule action à notre mesure : la formation. Transmettre à d’autres, si d’aventure il s’en trouve qui le souhaitent, ce que découvre cette communauté informelle et cachée des « chercheurs du Jésus de l’Histoire ». Transmettre, afin que Jésus ne meure pas avec l’Église.

     Après l’agonie du christianisme, tout est à reconstruire : il faut savoir où l’on va. Jésus disait : « Celui qui bâtit une tour, il commence par s’asseoir et réfléchir ». S’asseoir, à nouveau, aux pieds de Jésus. Et tenter de l’écouter, lui, enfin ! Toute action qui ne serait pas précédée par ce retour à l’école de Jésus lui-même me paraît illusoire.

     Revenir à l’école, humblement. C’est la proposition qui vous est faite, e,n trois étapes :

     1- Former d’abord à une lecture nouvelle des textes, à leur compréhension sous un regard neuf, non dogmatique : grâce à la « recherche sur Jésus » nous en avons aujourd’hui les moyens, qui manquaient à ceux qui nous ont précédés. Grâce à ces savants, à ces chercheurs acharnés qui, depuis environ cinquante ans, labourent un terrain qu’on croyait à jamais recouvert par le béton des dogmes.

     2- Une fois cernés les critères d’une lecture non-dogmatique des Évangiles, poser à nouveau la vieille question de l’identité de Jésus : qui était cet homme ? Comment expliquer les singularités de sa vie, depuis le séjour initial au désert où tout a basculé pour lui, jusqu’au tombeau trouvé vide ? Il a été transformé en Dieu : comment, quand, où, par qui, et surtout pourquoi ?

   3- Jésus enfin approché tel qu’il fut en lui-même, entamer avec lui un dialogue. Toutes les questions qui sont les nôtres aujourd’hui peuvent alors lui être posées, même celles auxquelles il semblerait que les Évangiles n’aient jamais pensé. Car Jésus, ce n’est pas seulement un maître à penser : celui d’une époque révolue, marqué par elle et catalogué dans les rayonnages de l’Histoire, comme tant d’autres pédagogues et philosophes du passé. Jésus, c’est un mouvement, une façon d’être, une façon de voir, une attitude face à la vie et aux questions qu’elle suscite. Il ne demande qu’une chose, dialoguer avec nous : encore faut-il que nous nous adressions à lui, et non pas à une icône, recouverte par la fumée des cierges d’une Église.

     Tel pourrait être le programme d’une formation, préalable indispensable à toute action. C’est un retour sérieux, exigeant, aux textes et à eux seuls. J’utilise pour cela les acquis de la recherche fondamentale de ces dernières années, mon propos est de les rendre accessibles à un public non-spécialisé.

     Une seule condition me paraît requise pour participer à cette formation : un intérêt, qui peut aller de la simple curiosité à la passion, pour cet homme hors du commun. Dès lors qu’on rencontre Ieshua Ben-Joseph, tout le reste – appartenance à une Église, foi ou non-foi, passe à l’arrière-plan. Puis disparaît.

      Le radeau de la Méduse va-t-il toucher terre quelque part ?

     La réponse à cette question ne m’appartient pas.

                            M.B., 22 janvier 2007

L’HOMME DIVINISÉ : UNE TRAGIQUE MÉPRISE ?

« DIEU S’EST FAIT HOMME, POUR QUE L’HOMME DEVIENNE DIEU« 

      Cette petite phrase de St Irénée (fin du II° siècle) a profondément influencé l’Occident : sa théologie d’abord puis – sans qu’il s’en rende compte – les orientations de sa politique vis à vis du reste du monde.

     Elle est bien évidemment absente de l’enseignement de Jésus : pour le fils de Joseph, juif pieux, l’idée même que l’homme puisse « devenir Dieu » n’a pas de sens. Ou plutôt c’est un blasphème, contre lequel il proteste vigoureusement quand, à deux reprises, un théologien juif d’abord, puis un jeune homme riche, la lui suggèrent.

     Elle est également absente de l’enseignement de Paul : mais la place centrale qu’il donne à la résurrection du Christ dispose les pavés, sur lesquels Irénée pourra bientôt bâtir. D’autant plus que les communautés fondées par Paul en Asie (épitres aux Philippiens, aux Colossiens, aux Éphésiens) vont finir de préparer le terrain, en affirmant l’égalité totale du ressuscité avec Dieu lui-même.

     Paul a donc franchi le premier pas, en promettant à ses convertis : « Vous ressusciterez, puisque le Christ est ressuscité ». Un juif, même de culture grecque, ne pouvait pas aller plus loin. Mais Irénée n’est pas juif (il semblerait qu’il soit né en Galatie, dans l’actuelle Turquie). Sa culture est immense, il connaît bien le mouvement gnostique, fouillis inextricable, qui imprègne profondément le bassin méditerranéen à l’époque même où se construit le christianisme. Mouvement  essentiellement grec, c’est-à-dire platonicien – avec des influences du côté de l’actuel Iran.

     Pour Irénée, le Christ « récapitule » l’Univers, en lui permettant d’accéder (non pas à sa suite, mais en lui-même) à la divinité qui est la sienne. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer une vision complexe, d’une grande beauté : les foules, et les cultures qu’elles secrètent, n’ont pas besoin de tous les détails. Une seule phrase parfois suffit, un slogan qui va attirer à lui, comme le granule qui amorce une perle, tout ce que le christianisme naissant comporte de dynamisme intellectuel, philosophique et spirituel.

     « Dieu s’est fait homme, pour que l’homme devienne Dieu » : dans sa simplicité percutante, dans son balancement, cette simple phrase a eu des conséquences incalculables.

 I. Une trahison de l’enseignement de Jésus le juif

     Pour Jésus, le terme du cheminement humain, sa réussite, son épanouissement et son bonheur,  ce n’est pas de « devenir Dieu » : c’est de revenir à la maison du Père. De « rentrer chez lui », en quelque sorte. Plusieurs paraboles (entre autres les « Vierges folles », le « Fils prodigue »…) l’affirment sans équivoque possible : au terme d’un long cheminement, la perfection de la réalisation humaine c’est d’entrer dans une salle de fête. Et là, d’être accueilli par le Père (abba), et par ceux qui l’ont précédé, humains réalisés ou anges de degrés divers. Il n’est pas question de Marie, dont Jésus ne parle jamais, mais rien n’empêche de penser qu’elle se trouve aussi de la fête, non loin de son fils.

     Nous sommes certains que c’est là l’enseignement de Jésus lui-même : les paraboles sont le gisement où l’on se rapproche le plus de ce qu’il disait, en ses propres termes.

     Rester humain donc (et quoi d’autre ?), jusqu’au bout, et même après. Non pas devenir identiques au Père, ou à l’hôte, ou à l’époux des paraboles : non pas identiques, non pas de même nature, mais tout proches, sans plus aucune barrière. Irradiés par une joie dont rien ne peut nous donner idée, que Jésus tente de faire deviner à travers ses paraboles.

     Pour lui, ce qui nous attend au terme de cette vie est comparable à la fois à une fête orientale, à une noce de Galilée, à la joie paisible de l’enfant qui se blottit tout contre son père ou sa mère.

     Non pas « l’homme divinisé », mais l’homme irradié de bonheur.

 II. Une méprise aux conséquences incalculables

     De San Francisco à Berlin et Vladivostok, l’utopie de « l’homme divinisé » va pénétrer profondément les consciences : « Si nous sommes chrétiens, nous sommes appelés à devenir Dieu comme le Christ-Dieu » Donc : « Notre race, celle des chrétiens, causasiens, blancs, est supérieure aux autres – qui, eux, ne sont pas appelées comme nous à la divinisation »

     Dans le meilleur des cas (si l’on peut dire), ce sera la justification inconsciente mais terriblement efficace de l’expansion coloniale de la race caucasienne. L’Europe en Afrique, en Amérique Latine, en Orient. La Russie autour d’elle, les USA partout : pays petits ou grands, parce que chrétiens (et donc dieux en puissance) vont s’imposer par le sabre accompagné de la bonne conscience. Pour le bien des peuples dominés : avant, ils n’étaient promis à rien. Grâce à nous,  ils deviennent divinisables. A condition toutefois de ne jamais se soustraire à la voracité de leurs « presque dieux » de maîtres.

     Dans le pire des cas, c’est la justification du culte de l’Élite chez les fascistes, d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne ou du Chili. On ne parle plus ici de « devenir Dieu » comme le Seigneur, mais d’une Race de Seigneurs qui doit dominer ceux qui, jamais, n’auront accès à l’échelon supérieur : untermenschen.

     J’exagère ? Voyez plutôt : les juifs, pourtant issus du même tronc que nous, n’ont jamais songé à coloniser la planète. Tout ce qu’ils demandent, c’est leur lopin de terre, certes extensible, mais jamais au-delà du royaume mythique de David. Les hindous ? Ils vénèrent la divinité, pourtant, et la Baghâvad Gîta leur propose de s’unir à elle : mais jamais, en aucun cas, de s’identifier à elle.

      Revenir à Jésus, c’est couper le cordon ombilical avec une vision profondément ancrée dans notre subconscient. Née d’une seule petite phrase, répétée et galvaudée à l’infini…

     Revenir au fils de Joseph, c’est revenir chez nous, chez le Père, comme des enfants : heureux d’être à jamais différents de Dieu, pour pouvoir s’unir à Lui dans la proximité d’une fête dont nous n’avons pas idée.

                                         M.B., 3 février 2007

LE DOGMATISME, MALADIE CHRÉTIENNE ?

          Un dogme est une vérité intemporelle (valable pour tous les temps) et irrationnelle (elle ne se démontre pas). Pour pouvoir naître, un dogme a besoin de deux éléments de base :

1- La référence à une Écriture, considérée comme sacrée (ou à une tradition orale suffisamment fixée pour être reçue à l’égal d’une Écriture).

2- La référence à une autorité centrale, qui fixe ou authentifie le dogme.

         Paradoxalement le dogme, absolu par nature, est donc une vérité en référence – c’est-à-dire contingente.

 I. JÉSUS ET LE DOGME

          A l’époque de Jésus, le judaïsme faisait référence à l’Écriture (la Loi), mais il n’y avait pas en Israël de consensus : les pharisiens disaient que la Loi, pour rester vivante, doit sans cesse être interprétée. Ils avaient l’écoute du peuple, dans lequel ils étaient fortement implantés par leur réseau de synagogues. Les sadducéens (prêtres du Temple), au contraire, considéraient que la Loi est intemporelle, donc intangible, et s’opposaient vivement aux pharisiens sur ce point.

       Cette opposition, qui déchirait le judaïsme, lui a toujours épargné la maladie du dogmatisme.

          Formé par eux, Jésus était lui-même pharisien. S’il est entré en conflit avec ses confrères, ce n’est pas parce qu’il discutait la Loi – exercice habituel et même encouragé – mais à cause de la façon dont il la discutait. En effet, les règles étaient fermement codifiées : on devait d’abord rappeler les opinions des anciens. Puis s’appuyer sur elles pour faire progresser la discussion : « Rabbi x a dit ceci…. or, rabbi y a dit cela… donc, on peut dire ceci de nouveau, sachant que rabbi z a aussi dit ceci, et rabbi w cela… »  Le Talmud rassemble une collection impressionnante de ces discussions sans fin.

        Mais Jésus commence son enseignement en affirmant : « On vous a dit ceci…, eh bien, moi, je vous dis cela… » Cet enseignement choque les auditeurs, et les évangélistes témoignent de cet étonnement, « car il enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes » (Mt 7,29)

          La nécessité de faire référence à l’enseignement des anciens n’était-elle pas l’équivalent d’un dogme ? Non, parce qu’il n’y avait pas de vérité intangible et intemporelle (au contaire, la discussion faisait évoluer la vérité en l’adaptant aux besoins du moment). Oui, parce que celui qui discute la Loi était obligé de se conformer à un cadre mental rigide, celui de la tradition orale. Aucun dogme n’était défini, mais la démarche était bien celle d’un dogmatisme subtil, parce que difficile à cerner.

          En refusant de se plier aux règles de la discussion pharisienne, Jésus brise donc l’équivalent du seul « dogme » juif de son époque, celui de la cohérence absolue avec une tradition antécédente. Sans langue de bois, et même avec une franchise brutale (« moi, je vous dis que…« ) il déstabilise l’Église juive de son temps, jusqu’à l’anéantir : et la hiérarchie ne s’y est pas trompée. Sans qu’on puisse établir une chronologie certaine, il semble que ce refus affiché dès le début de son enseignement ait provoqué l’ouverture du « dossier » contre Jésus, dossier qui le conduira à sa perte.

         Mais il va beaucoup plus loin en s’attaquant à la nature même de la Loi, fondement de l’identité juive. A l’occasion d’une discussion pharisienne sur le sabbat, il rejette non seulement le dogme oral, celui de la méthode de discussion. Mais aussi le dogme écrit, celui des 613 préceptes, codifiés à la suite de la Loi. De tout cela il fait table rase, en affirmant qu’il n’y a qu’une seule Loi, c’est celle qui est inscrite dans le coeur de l’homme.

         En fait, Jésus ne supprime pas la Loi, comme l’ont peut-être perçu les ecclésiastiques de son temps. A l’ensemble des dogmes (oraux et écrits) il substitue la loi du coeur. C’est le coeur qu’il faut purifier : un coeur pur n’a pas besoin de dogmes, puisqu’il est en cohérence et en harmonie intime avec le monde de l’invisible que tente de codifier le dogme.

         Pas de référence à une Écriture sacralisant le comportement humain, ou à une tradition orale équivalente. Mais aussi, pas de référence à une autorité humaine, garante d’un dogme : « Ne vous faites pas appeler « maître », ni « père », ni « docteur » par les gens… » (Mt 23,8). Ni Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ni Curie, ni autorité humaine de référence.

          Enfin, aucun rite : si Jésus fréquente le Temple, jamais on ne le voit participer à la liturgie des sacrifices, qu’il condamne explicitement. Et s’il a d’abord enseigné dans les synagogues, il en sera vite chassé : dès lors, pour lui pas d’autre lieu de la rencontre avec Dieu que la solitude d’un endroit désert, ou l’intimité d’une chambre ordinaire.

         Résolument anti-dogmatique, Jésus peut aussi être qualifié de résolument anti-clérical. 

         Curieusement, il faut noter que c’était le testament du Bouddha Siddartha : « Ananda, dit-il à son disciple préféré avant de mourir, souviens-toi : il n’y a ni livre sacré, ni maître spirituel, ni rites »

 II. NAISSANCE DU DOGME, NAISSANCE DU CHRISTIANISME

        La naissance du christianisme comme système idéologique peut être datée par deux événements bien attestés :

1- Au « concile de Jérusalem », 18 ans après la mort de Jésus, l’établissement d’une autorité humaine de référence au nom de Dieu : « L’Esprit Saint et nous-mêmes [les apôtres] avons décidé de vous imposer… » (Ac 15,28). Et la codification du premier « dogme« , qui définit le comportement des chrétiens par rapport au paganisme.

2- A peu près au même moment, la transformation à Antioche du repas fraternel entre chrétiens en eucharistie, rite fondateur de l’Église.

    
         C’est en prenant le contre-pied de l’enseignement et de la pratique de Jésus que l’Église chrétienne s’est fondée sur le dogme, l’autorité normative et le rite.

    Remarquons que les réformateurs successifs du christianisme, dans leur désir affiché de revenir à une « Église des origines », ne suppriment dans les faits ni l’autorité normative, ni le dogme, ni les rites. Jusqu’à aujourd’hui les « mouvances » chrétiennes, même lorsqu’elles se disent contestataires, restent contaminées par la maladie dogmatique héritée des Églises dont elles sont issues. Elles supportent mal l’approche objective des textes que propose l’exégèse moderne.

          Car l’exégése, science historique, sait qu’elle n’obtient jamais qu’une vérité parcellaire. Cette parcelle de vérité, elle la confronte avec d’autres parcelles : de confrontation en confrontation, des acquis sédimentent peu à peu. Mais même ce qui est acquis en exégése peut prendre une coloration différente, vu sous un autre angle.

           Face à une vérité sans cesse en mouvement, les Églises (ou les groupes contestataires qui en sont issus) font preuve de psycho-rigidité : la confrontation exégétique les met mal à l’aise, et si les contestataires rejettent un dogme, c’est le plus souvent pour adopter un contre-dogme aussi rigide que celui qu’ils dénonçaient. On s’agite donc beaucoup, sans jamais avancer. Ces groupes ont toujours, quelque part, un dogme qui traîne à défendre.

          A leur psycho-rigidité s’ajoute la jalousie de ceux qui n’ont pas fourni la somme de travail requise, pour admettre un point de vue nouveau – qui leur paraît faux et inacceptable, parce qu’ils n’ont pas pris les moyens de le comprendre.

    Psycho-rigides, jaloux par incompréhension, ils sont vite envahis par la peur de ne plus maîtriser leur univers familier.

               Psycho-rigidité + jalousie + peur : ce sont les symptômes de la maladie dogmatique.

              Cette maladie se traduit toujours par la haine de celui (ou de ceux) qui déstabilisent les certitudes, acquises ou « révolutionnaires ».

          Et la haine s’exprime par la violence.

     C’est pourquoi Jésus, parce qu’il instaurait (avec le rejet du dogmatisme) le principe d’insécurité à la base même de son enseignement comme de ses actes, c’est pourquoi il a été crucifié. Et c’est pourquoi, au long des siècles, des bûchers ont été allumés par la chrétienté, pour éliminer ceux qui voulaient la guérir de sa maladie dogmatique.

                                          M.B., 15 février 2007

Vous trouverez bientôt, dans la catégorie « chroniques intempestives » de ce blog, la suite de cette réflexion : « Le dogmatisme, une maladie française ? « 

PAQUES A-T-IL ENCORE UN SENS ?

          Message reçu sur Internet :
          Je lis avec toujours énormément d’intérêt vos articles sur votre blog.  
          Chaque année à cette époque, je cale sur Pâques,
           Puisque, si Jésus n’est pas Dieu, il n’est pas ressuscité, quel est pour vous le sens de cette fête ?

          Voilà les bons côtés d’Internet : je vais répondre à une inconnue.
          Non, Jésus n’est pas « ressuscité » le 9 avril 30 – qui était cette année-là le premier jour de la semaine juive, faisant suite à la fête de pâque. Je vous renvoie pour l’analyse des textes et des faits à Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus (cliquez)
          Ce jour-là, juste après le lever du soleil, des femmes se rendent furtivement au jardin qui fait face à la porte ouest de Jérusalem. Dans ce lieu situé hors de la ville, mais proche des murailles, de riches propriétaires faisaient construire leurs caveaux familiaux. C’est l’un d’eux, Joseph d’Arimathie, qui a prêté le sien au rabbi juif itinérant crucifié 72 heures plus tôt.
          Pourquoi a-t-il fait ce geste compromettant ? Parce que la mort du crucifié intervient juste au moment où s’ouvre la célébration liturgique de la pâque juive – qui durera jusqu’au lever de soleil du 9 avril, un dimanche pour nous.
          Pendant cette période, impossible de s’approcher d’un cadavre (et encore moins de le toucher) sous peine d’une impureté qui rendrait inapte à la célébration de la plus grande fête juive.
          Quand les femmes sont en face du tombeau (qu’elle s’attendaient à trouver tel qu’elles l’avaient laissé le vendredi, la lourde pierre tombale fermant l’entrée), elles sont stupéfaites de le trouver ouvert. Et de voir, à l’intérieur, deux hommes en blanc (un seul, selon certains évangiles) qui leur adressent la parole, comme s’ils les attendaient.
         A ce stade de la rédaction, personne ne dit encore que Jésus est ressuscité. Les témoins (d’après le meilleur d’entre eux pour cet épisode, le IV° évangile) disent seulement : « On a enlevé le Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis… Si c’est toi qui l’as enlevé, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai ! » (Jn 20,13-15).
          Il n’y a aucun témoin de la résurrection : la résurrection est la réponse trouvée, après-coup, au problème posé par le tombeau vide.
          En revanche, les témoignages sur la découverte du tombeau vide sont remarquablement précis, et (si l’on sait lire), concordants.
          Sachant cela, que reste-t-il de Pâques, pour nous, aujourd’hui ?
          D’abord, l’occasion de revivre, en temps cosmique, les derniers moments de Jésus. Pâque avait – et a toujours lieu – au moment de la pleine lune de printemps. Le cosmos tout entier est ainsi associé, pour toujours, au don que fit de lui-même un homme exceptionnel.
          Inutile d’aller sur place, à Jérusalem : la lune, ma douce soeur, plante le décor qui convenait au départ de cette terre, dans la souffrance, de celui qui l’a tant aimée. Et (au moins pour l’hémisphère nord), la lune de printemps est visible de tous, partout.
          Ensuite, revivre cette nuit où (grâce à la lumière de la pleine lune) les hébreux puirent s’enfuir d’Égypte, conduits par Moïse. Ce jour-là, un peuple naissait, qui se dirait bientôt le « peuple de Dieu » – pour le meilleur et pour le pire.
          Jésus a-t-il explicitement voulu que sa mort (qu’il sentait venir) coïncide avec la pâque juive ? Et lui donne ainsi une signification insoupçonnée, celle de l’accomplissement définitif des promesses de Dieu à Israël ? Celle d’un sacrifice (le sien) qui rachèterait l’humanité ?
          Rien, dans ses paroles ni dans son attitude, ne permet de dire cela. Oui, il a eu conscience que sa mort permettrait une nouvelle alliance entre Dieu et la multitude. Mais il ne l’a pas conçue comme un sacrifice mettant un terme à ceux de l’ancienne alliance. Cette piste, ce sont les théologiens chrétiens qui vont s’y précipiter, très tôt (dès l’épître aux Hébreux) et pour des raisons qu’on peut appeler « politiques » : fonder le surclassement du judaïsme par le christianisme.
          Il n’en reste pas moins : la fuite des hébreux d’Égypte, le passage de la Mer Rouge, sont le début d’une humanité nouvelle.
          Regardez bien la pleine lune, chère M.P., dimanche prochain. Elle abolira pour vous les siècles et les distances. C’est sous cette même pleine lune que Jésus a été déposé, à la hâte, dans un tombeau provisoire devant le porte Ouest. Et elle était sans doute encore visible dans le ciel de Jérusalem quand quelques femmes juives, terrorisées, découvrirent que son cadavre n’était plus là.
          Le reste appartient aux théologiens de tous poils, et à l’ambition des Églises de tous crins qui les commanditaient.
          Donc  vendredi, samedi et dimanche soir prochains, soyez sur votre balcon : je serai sur le mien. Dans le ciel de votre Belgique, comme dans celui de ma Picardie, on verra peut-être la pleine lune.
          Laissez-vous entraîner par elle hors de ce siècle souffrant, loin de ces terres malgracieuses.
          Aux côtés des géants qui nous ont faits ce que nous sommes.
                                                          M.B., 7 mars 2007

CHRISTIANISME : LES CHOSES BOUGENT-ELLES ?

          En 1967 prenait fin à Rome un Concile oecuménique. Pour la première fois dans l’histoire de l’Occident, un concile véritablement oecuménique, rassemblant non seulement tous les évêques catholiques d’Occident et d’Orient, mais aussi des représentants des Églises Orthodoxes et Protestantes séparées de Rome, et des laïcs.

          Un an plus tard, la « Révolution de Mai 68 » partait de France et secouait progressivement la planète : la jeunesse affirmait qu’on pouvait changer le monde tel qu’il va, et les moins jeunes se mirent à y croire sincèrement. Mouvement civique des noirs américains, paix, droits de la femme, relations Nord-Sud, éducation…  et religions : un nouvel ordre mondial était possible, le moment était venu de le faire advenir. Tous s’engouffrèrent dans cette brèche, avec enthousiasme : on allait voir ce qu’on allait voir.

          Dans l’Église catholique, on parla de liturgie en langues vivantes, de collégialité épiscopale, de retour aux sources, de nouvelle évangélisation, de nouvelle spiritualité. Le mouvement charismatique devint l’aile marchante du renouveau des Églises.

          Quarante ans après, des sociologues dissèquent et étudient ce phénomène et ses suites. Sans prétendre ajouter quoi que ce soit à leurs savantes études, voici une simple réflexion, qui est aussi le témoignage d’un acteur des événements de l’époque.

I. Christianisme : les choses peuvent-elles bouger ?

          Au point de départ du christianisme, il y a le coup de génie de quelques hommes (Paul de Tarse, les derniers rédacteurs des évangiles et surtout du IV°) : utiliser la mémoire d’un rabbi juif itinérant, thaumaturge et prophète, pour créer une nouvelle religion. Qui va utiliser – tout en prétendant s’en démarquer – le meilleur du judaïsme et des religions orientales de l’Empire romain. Un dieu unique (judaïsme) et l’espérance d’une religion (religions orientales) fondée sur la résurrection, affirmée contre toute vraisemblance, du rabbi Jésus devenu Dieu.

          Tout repose donc sur la résurrection de Jésus, preuve de sa divinité.

          Comme cet événement ne pouvait être ni prouvé, ni admis par les juifs chez qui il prit naissance, il va être établi, puis confirmé, par un ensemble de spéculations qui s’imposeront aux croyants comme « la preuve des réalités qu’on ne voit pas » (Hb 11,1) : des dogmes.

          Ces dogmes vont progressivement s’emboîter l’un dans l’autre, chacun découlant nécessairement du précédent et annonçant le suivant. Chacun étant la conséquence inévitable du précédent, et appelant le suivant par la force contraignante de la logique interne d’un système clos.

          Dix-neuf siècles après, la proclamation de la résurrection de Jésus apparaît comme un coup de force, niant toute évidence historique, ne pouvant se réclamer ni de l’enseignement ni de ce qu’on sait de la vie de Jésus : c’était un mensonge d’État, indispensable à la réalisation d’une ambition – prendre le pouvoir religieux.

          Construit sur ce mensonge nécessaire, l’édifice des dogmes, tel qu’il apparaît aujourd’hui, est un immense château de cartes : tout s’emboîte, retirer une seule carte c’est faire s’écrouler l’édifice entier par l’effet dominos.

          L’Église le sait : toucher à l’un quelconque des dogmes ou de leurs conséquences, c’est provoquer la fin du christianisme comme système idéologique cohérent. Son réflexe de préservation s’étend même à des aspects de sa vie qui ne reposent sur aucun dogme, comme le mariage des prêtres ou l’ordination sacerdotale des femmes.

          Rien ne peut donc bouger dans l’Église, et rien ne bougera jamais. Même des détails qui semblent secondaires, comme l’emploi des langues vivantes dans la liturgie, ne peuvent prendre durablement racine : ils apparaissent comme des fissures dans l’édifice, et une fissure, on ne sait jamais jusqu’où cela peut aller. Le retour à la messe en latin, pitoyable victoire d’arrière garde, est dans la logique de l’instinct de conservation.

II. Une espérance, les « chrétiens critiques » ?

          Après l’enlisement du mouvement charismatique, on a vu naître des groupes de « chrétiens critiques » qui se situent délibérément sur le Parvis de l’Église, c’est-à-dire un pied dedans, et un pied dehors.

          Contrairement aux charismatiques, ces groupes ne donnent pas la primauté à l’affectif mais à la réflexion. Pendant 28 ans, toute l’action de Jean-Paul II et de son bras droit (le cardinal Ratzinger) a consisté à décapiter les têtes pensantes de cette réflexion, théologiens d’Europe ou des Amériques, clercs ou laïcs. Les quelques groupes de chétiens ouvertement critiques, qui ne veulent pas quitter l’Église mais lui apporter une « critique constructive », voient leur réflexions (et leurs propositions) se limiter à ces aspects marginaux, qui frappent l’imagination mais laissent soigneusement de côté les fondements dogmatiques : mariage des prêtres, ordinations des femmes, statut des homosexuels, justice sociale… Marginaux, ces terrains de lutte ne le sont assurément pas puisqu’ils touchent à la vie réelle des gens réels. Mais ils ressemblent un peu à un vol de mouches au-dessus du miel de la réflexion fondamentale.

          Cette réflexion fondamentale progresse pourtant. Des spécialistes non-théologiens (historiens, exégètes), juifs, protestants, catholiques, travaillent avec acharnement, et leurs résultats vont tous dans le même sens : la redécouverte du Jésus de l’Histoire derrière le Christ de la foi (et de l’Église). Leurs travaux sont publiés à un rythme soutenu, accessibles à tous. Mais d’abord, ils sont d’un niveau technique élevé, comme il se doit : il faut, pour en prendre connaissance, fournir un effort dont tous n’ont pas la possibilité ou le temps.. Ensuite, les Églises font tout pour les marginaliser (1) : le « chrétien moyen » n’en entendra jamais parler dans sa paroisse, et encore moins les enfants dans les catéchismes.

          Pourtant, la personne de Jésus continue d’attirer ou de fasciner, bien au-delà des Églises institutionnelles ou des cercles de croyants. Fin 2006, une enquête La vie-CSA montrait que pour 95 % des français – et pas seulement des catholiques ! – la personne et la figure de Jésus restent une référence fondatrice de notre identité culturelle et de notre civilisation. Alors que pour 51 % des catholiques (et une large majorité des français) ce même Jésus n’est plus perçu comme un dieu ressuscité.

L’Église a donc perdu son monopole sur Jésus : il demeure une référence incontournable, mais on ne sait plus qui il est.

          L’illustre inconnu, l’inconnu indispensable.

III. Ce qui est en train de « bouger » 

          Il n’y a pas que le Da Vinci Code : des dizaines, des centaines de livres paraissent depuis 10 ou 15 ans, destinés au grand public, autour de la personne de Jésus. Et des films à succès, des télé-films, des télé-documentaires, des séries télévisées… Vous avez forcément vu l’une ou l’autre, lu l’un ou l’autre.

          Un raz de marée médiatique, un véritable « phénomène Jésus ».

          Qui confirme ce que nous disions plus haut : d’abord, la personne de Jésus – le Jésus réel, le Jésus de l’histoire – fascine les foules. Ce phénomène est absolument nouveau dans l’histoire de l’Occident. Pendant 18 siècles, tout l’effort des théologiens et des Églises pour lesquelles ils travaillaient a été d’imposer la figure mythique du Christ-Dieu. Initiée timidement par Reimarus au XVII° siècle, la quête du Jésus de l’Histoire – Jésus tel qu’en lui-même – est un phénomène totalement nouveau, par l’ampleur qu’il a pris.

          Ensuite (et c’est un corrollaire), ce phénomène met en lumière l’échec et la fin des vénérables Églises traditionnelles. Il montre bien que ce qu’il nous faut, ce n’est pas une avancée sur le mariage des prêtres, ou tel autre point mineur : c’est une refondation du christianisme, dont l’énormité de ce phénomène récent, mais planétaire, montre à la fois l’urgence, et la possibilité.

          Hélas, la grande majorité de ces romans, de ces films ou télé-films autour de Jésus n’ont rien à voir avec les travaux des véritables spécialistes. Ils exploitent des fantasmes commerciaux (Marie-Madeleine concubine de Jésus, Jésus terroriste ou doux rêveur…) qui sont extrêmement rentables. Mais fourvoient le grand public (qui gobe l’appât avec gourmandise) sur de fausses pistes, ou dans des impasses. L’argent n’a pas d’odeur, et le parfum de la vérité est fragile.

          Il n’empêche : des foules considérables (le « peuple ») s’habituent, à travers des romans de caniveau ou des films racoleurs, ils s’habituent à entendre parler de Jésus autrement. Si les réponses (quand il y en a !) sont misérables, les questions posées sont justes, et elles tournent autour d’une seule : mais enfin, qui était Jésus ? Posant les vraies questions sans pudeur, ou même avec impudeur, ces « coups » médiatiques auraient été impensables il y a 40 ans. Leur succès est une brèche dans l’édifice immuable des dogmes fondateurs de l’Occident.

          Cette brèche, il faut s’y glisser. J’ai tenté de le faire avec un roman d’action, Le secret du 13° apôtre : on y trouve toutes les ficelles du Thriller, et j’en demande pardon. Mais la base historique est vraie, fondée sur les travaux des exégètes. Ce roman est traduit en 16 langues pour 17 pays : ceux qui le liront ne seront pas emmenés dans le fossé. Le divertissement, j’ai tenté de le mettre au service de la vérité, ou du moins de sa recherche honnête.

          C’est donc en-dehors des Églises, en-dehors même des groupes de « chrétiens critiques », que les choses bougent. Et peuvent bouger dans le bon sens, s’ils sont plus nombreux ceux qui utilisent l’appétit du public sans jamais cesser d’aimer et de respecter la personne et la personnalité de Jésus, l’inconnu des temps modernes.

                                                M.B., juillet 2007

(1) John P. Meier, l’un des plus remarquable de ces exégètes vivants, a dû faire une conférence dans une université américaine pour se justifier des attaques de l’Église catholique contre sa méthode de travail et ses résultats.