Archives pour la catégorie VERS L’AU-DELA DES APPARENCES

Qu’y a-t-il au-delà de ce que nous percevons du monde qui nous entoure ?

DIEU A-T-IL DE L’HUMOUR ?

          L’humour, c’est comme l’amour, c’est bon quand on le fait : mais dès lors qu’on se met à en parler, il cesse d’exister.
          Vouloir le définir, c’est déjà montrer un cruel défaut de pratique.
          Il a ceci de commun avec Dieu, qu’aucun mot ne peut le dire. Et comme Dieu, c’est lorsqu’il vient à manquer qu’on s’aperçoit de son existence.

I. Les français, ou l’impossible humour

         Les anglais ont-ils inventé l’humour ? Voltaire (lettre de 1762) : « Les anglais on un terme, humour qu’ils prononcent youmor. Ils croient qu’ils ont seuls cette humeur, et que les autres nations n’ont point de terme pour exprimer ce caractère d’esprit »
          Je ne sais si « les autres nations » manquent de « ce caractère d’esprit », mais les français en sont fort dépourvus. Oh ! En cherchant bien, on trouvera quelques phrases de Montaigne, de Flaubert et même de Stendhal. Mais notre « caractère d’esprit » national a été façonné par deux monstres sacrés.

Rabelais, ou la gauloiserie

          Premier grand roman en langue françoise, le cycle de Gargantua implante chez nous le comique gaulois : « Plus c’est énorme, et plus c’est drôle » ! Hénaurme, le récit de la naissance de Gargantua, hénaurme la meilleure façon de se torcher le cul, celle « qui cause au fondement une volupté bien grande ».
          La postérité de Rabelais se retrouve, vivante, chez Coluche, De Funès, Fernandel – les comiques préférés des français. En passant par Molière, Mirabeau, Beaumarchais puis le vaudeville, Feydeau, Labiche… Toujours, on se moque des autres, jamais de soi : le pauvre se moque du riche, le manant du nanti, le sot du savant (surtout si c’est une femme savante), le sujet se moque du pouvoir… Le comique gaulois est une satire de la société, il deviendra le premier moteur de la Révolution de 1789.

 Voltaire, ou l’ironie

          Jeu de l’esprit, l’ironie devient au XVIII° siècle une arme meurtrière. On tue d’un bon mot, d’une pointe assassine. Elle est brillante, scintillante, elle lance des éclairs – comme la lame d’une épée.
          C’est une arme d’attaque, plus que de défense. Sa postérité se retrouve chez Sacha Guitry, Thierry Le Luron, Guy Bedos… Elle sera le second moteur de la Révolution de 1789.

          Comique gaulois, ou ironie : attaque, ou défense. Notre « caractère d’esprit » est tourné vers les autres – ou contre les autres. Les français ne se moquent pas facilement d’eux-mêmes (Devos fait exception, mais il est belge). Et comment se moquer de soi, quand on se croit fils naturel d’Henry IV, enfant de droit de Louis XIV, petit-fils de Grognard napoléonien, et qu’on est pour toujours nostalgique de la Grandeur de la France ?
          L’humour consiste d’abord à ne pas se prendre au sérieux – et encore moins, au tragique. Or, nous nous prenons terriblement au sérieux, et quand « ça ne va pas » comme il faudrait, l’Acte III du drame et ses larmes sont tout proches.

          Prenons la même situation, vécue de chaque côté de la Manche.
          Madame du Barry, ancienne maîtresse de Louis XV, monte à l’échafaud. Que dit-elle ? « Oh ! Monsieur le bourreau, s’il vous plaît, encore un instant ! ». Ému par un destin si tragique, je pleure.
          Thomas More monte à l’échafaud. Que dit-il ? « Monsieur le bourreau, veuillez m’aider à monter je vous prie, car pour descendre je me débrouillerai bien tout seul ». J’admire, en souriant.
          Pierre Desproges apprend qu’il est condamné : « Plus cancer que moi, dit-il, tu meurs »
          Ruiné, misérable, Oscar Wilde agonise. Profitant de ses derniers instants de lucidité, le médecin lui présente sa note d’honoraires : « Décidément, dit Wilde, je meurs encore au-dessus de mes moyens ».
          Le « caractère d’esprit » d’une nation se définit par des mots devenus célèbres :
          François I°, battu par les Italiens : « Madame, tout est perdu, fors l’honneur ! » Défait, le coq gaulois fait le bravache, surtout devant une femme.
          Un lendemain de tempête, gros titre du Times : « Storm on the Channel : the Continent isolated ». Alors au faîte de sa puissance, l’Angleterre se moque d’elle-même : c’est le Continent qui aura bien du mal à vivre sans elle.

          Allez, admettons-le : l’humour n’est pas notre tasse de thé. Nous ne le pratiquons guère, et en reprochons l’usage à ceux qui ne peuvent pas vivre sans lui.
          Dont je suis.

II. Dieu a-t-il de l’humour ?

          Il n’y aura jamais de réponse à cette question. Car nous ne savons de Dieu que ce qu’en ont écrit les auteurs des Livres sacrés. Tous, ils étaient ou se prétendaient théologiens.
          Dieu rit-il de lui-même ? La question aurait mené son auteur sur un bûcher. On ne plaisante pas avec Dieu, et encore moins avec la religion.

 III. Jésus avait-il de l’humour ?

          Là, nous pouvons avoir une réponse, puisque Jésus (à la différence de Dieu) est un personnage historique. Certes, ceux qui ont raconté ses faits et gestes étaient eux aussi des apprentis théologiens, guidés pas une ambition féroce, créer une nouvelle religion en utilisant l’homme de Galilée comme porte-drapeau et alibi.
          Mais la personnalité de Jésus suinte à travers les Évangiles.
          Son mode d’enseignement, d’abord : les paraboles sont ce qui s’approche le plus du Jésus historique. Petits drames admirablement ciselés, mais aussi parfois comédies dont Molière n’aurait pas eu à rougir. Le regard que Jésus porte sur la société qui l’entoure est plus celui de l’humoriste que du dramaturge. L’absurdité des situations (les paraboles « financières »), le triomphe du petit (la brebis contre le troupeau), la déconfiture des possédants (le propriétaire qui découvre de l’ivraie dans son champ), sont des ressorts de l’humour. De même la façon dont Jésus renvoie dans leurs buts les théologiens (la femme et ses sept maris), dont il guérit un jour de Sabbat, dont il pardonne la femme adultère…
          Son attitude, aussi, face à ses disciples, qui ne comprennent rien à rien et ne pensent qu’aux honneurs à venir. Ses paroles enfin à Gethsémani (« Laissez ceux-là partir ») et face au soldat qui le gifle…
          Jésus avait de l’humour.
          Et sans cela, comment aurait-il pu se dresser contre Le Mal, comme il l’a fait ?
          Qu’il me pardonne si, disciple transi, je n’ai pas encore compris…

                                              M.B., 16 août 2008.

LA MORT EN FACE

          – Ah non ! Me parlez pas d’ la mort ! C’est morbide !

          – Et si je vous dis que le soleil va se coucher ce soir, est-ce morbide ?

          – J’veux pas le savoir. Me parlez plus de mort !

          Les réactions face à la mort sont souvent violentes, incontrôlées. Nos sociétés postmodernes ont tout fait pour la transformer en processus aseptisé, en sorte que rien (ni avant, ni surtout après) ne vienne questionner brutalement la façon dont nous vivons.

           Mon vieil ami Peter est mort hier. Plusieurs fois, j’ai eu déjà l’occasion d’accompagner des mourants jusqu’à ce seuil, qu’ils franchissent seuls. Jamais je n’ai vécu une mort aussi extraordinaire.

          Au début de l’été, Peter – rencontré au marché – m’annonça que la médecine ne pouvait plus rien pour lui, et lui donnait quelques mois : puis il continua de faire ses emplettes, le plus tranquillement du monde, son panier au coude.

          Deux mois plus tard il était alité, sous assistance respiratoire, et s’affaiblissait à vue d’œil. J’ai eu le privilège de pouvoir l’accompagner de près, jusqu’au bout. A sa famille qui me remerciait, j’ai répondu : « Vous voulez rire ! C’est nous qui devons remercier Peter pour le chemin qu’il nous a fait faire, à vous et à moi ! « 


          L’approche de la mort révèle ce que nous sommes en vérité. Plus de masques, plus de théories, de faux-semblants, de conventions, de leçons apprises. Tout s’efface devant la réalité qui est là, dans sa nudité mais aussi dans son épaisseur et sa densité. On ne triche plus : on est, enfin, ce que l’on est – rien de plus, mais aussi rien de moins.

          C’est vrai pour l’entourage du mourant, ces plus proches qui l’ont connu depuis leur naissance. Ils découvrent soudain un autre, comme si le jet d’un karcher dégageait d’un coup ce qui n’apparaissait pas jusque là, qui était recouvert par les apparences trompeuses. Que parfois ils refusaient (inconsciemment) de voir : la trajectoire profonde d’une vie, demeurée en quelque sorte souterraine et qui, soudain, crève l’écran des conformismes immanquablement liés au quotidien.

          C’est vrai aussi pour le mourant, mais alors les réactions sont inégales :

          Crises d’angoisse devant l’inconnu du saut qui s’annonce : j’ai entendu autrefois un moine-prêtre confirmé (60 ans de vie monastique !) me dire d’une voix tremblante, les yeux terrorisés : 
          – L’éternité… ! Ah, l’éternité… ! Qu’est-ce que c’est ?
          Et l’on se souvient de l’agonie de la Mère Prieure du Dialogue des Carmélites : avec la force qui est la sienne, Bernanos décrit, dans une scène saisissante, le gouffre d’angoisse dans lequel chute, à l’instant décisif, cette religieuse jusque là exemplaire, maîtresse d’elle-même, menant sa vie et celle de ses « filles » d’une poigne de fer.

          Parfois (mais plutôt chez l’entourage), crises de révolte contre un « Dieu » dont on ne sait rien – ou plutôt, dont on sait hélas trop de choses, véhiculées par l’imagerie et entretenues par des religions qui prospèrent sur ce fond d’angoisse.

          Souvent, abandon : le mourant lâche prise, se laisse aller à la dérive, renonçant à vivre sa mort comme il a vécu sa vie.
          Défaite consentie, capitulation.

          Peter a été vivant jusqu’au dernier instant. L’esprit totalement lucide, sans même perdre cette touche d’humour distancié que j’appréciais tant chez lui. Il a regardé sa mort en face, dans les yeux : sans angoisse, sans révolte, sans défaitisme.

                   En quelles profondeurs de lui-même a-t-il puisé cette attitude, si rare ?

          Il était croyant catholique, et même pratiquant régulier. Il avait lu tous mes livres, l’un après l’autre. Sans s’étonner, et avec une lueur d’amusement dans le regard : mes analyses, mes dénonciations parfois, ne le troublaient nullement. Comme s’il parvenait à s’accommoder de ma conviction que Dieu est une chose, et que l’Église en est une autre.
          Sa pratique religieuse, enracinée dans son enfance, lui convenait : nous n’en parlions pas, mais il s’est mis à lire les ouvrages indigestes des exégètes auxquels je me réfère. Sans une seule vague à l’âme. Bref, il avait réussi ce en quoi j’ai échoué : ne pas rompre avec son passé, intégrer le fait que « Dieu » est une construction humaine mais que Celui qui se cache derrière ce mot reste le moteur et le but de nos vies.

          Pour cette harmonie préservée dans la trajectoire de sa vie je l’admirais, et secrètement je l’enviais.

          Il m’a offert la joie de le veiller l’une de ses dernières nuits. J’avais apporté mon psautier, il le savait. Vers deux heures du matin, il ne dormait toujours pas. Sa respiration était difficile. Il m’a fait signe, et dans un murmure : « Etes-vous sûr que vous avez envie de me lire un psaume ? » J’ai compris, et dans le silence de la nuit nous avons laissé couler entre nous l’eau pure et brûlante des psaumes. Il a murmuré : « Comme c’est beau ! Maintenant, laissez-moi, je veux méditer ».
          Dix minutes plus tard, il dormait enfin, d’un sommeil apaisé.

          La veille de sa mort, penché sur lui, je guettais chaque respiration – qui pouvait être la dernière. Il a réussi à me dire, avec difficulté, reprenant souffle après chaque mot : « Dieu vibre… dans cette maison… le matin… et le jour… et la nuit ».

          J’ai compris qu’il était déjà face-à-face avec la Réalité. Sa lumière éclairait son visage émacié.

 
          Peu après, je devais partir pour Paris. Je lui ai dit que je reviendrais le voir dès mon retour, et lui ai demandé : « Etes-vous inquiet ? » De la tête, il a fait « Non, non ! ». Puis, en tâtonnant il a saisi ma main, m’a offert son regard profond, limpide, et a réussi à articuler : « Michel… merci ! ».

          C’était son adieu. Il savait que nous ne nous reverrions plus.

          Cadeau inestimable, fabuleux. Et maintenant, il va falloir continuer à vivre à la hauteur à laquelle Peter nous a portés. La mort en face, comme un moment de la vie. D’une vie qui change de forme mais ne cesse pas, jamais.

                                M.B., 1° octobre 2009

« DES HOMMES ET DES DIEUX » : le film.

          Fallait-il, après une dure journée de travail, aller voir ce film ?

          La réponse est : oui, absolument.

           Un grand moment de cinéma. Tout y est parfait, il n’achoppe sur aucun des écueils auxquels on pouvait s’attendre : sentimentalisme, grandiloquence, prêchi-précha… Habités par leur rôle, les acteurs finissent par faire oublier qu’ils jouent. Une caméra habile, sobre, retenue. Un scénario impeccable, des dialogues qui parviennent à faire advenir l’indicible, l’inexprimable : la peur devant une issue fatalement mortelle. Et l’affrontement facial de cette trouille viscérale, qui permit à ces hommes de la surmonter.

           Pendant mes 20 années de vie monastique, j’ai vécu à plusieurs reprises avec des trappistes. Tout ce qui, du quotidien des moines, est capté par l’image, m’est apparu ici absolument, rigoureusement authentique. Dans le film le moindre petit geste de la vie quotidienne des moines est vrai : c’est bien ainsi qu’on bouge dans l’espace, qu’on s’incline, qu’on mange, qu’on se parle, qu’on travaille dans un monastère cistercien. Hollywood n’est pas passé par là.

           Pourtant ce film n’est pas un documentaire, il va bien au-delà. Ne prétend délivrer aucun message qui ne vienne de ces hommes et de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ni endoctrinement, ni complaisance, aucun des lieux communs habituels sur la vie monastique. « Ce n’est pas pour décider tout seul qu’on t’a élu », dit un frère à son prieur. Ces hommes ne sont pas des surhommes. Et pourtant, en deux heures de temps, ils nous mènent au-dessus, au-delà de cette sous-humanité ordinaire dans laquelle nous baignons – sans plus nous en apercevoir.

           Il y a longtemps, comme eux j’ai tout quitté pour aller jusqu’au bout d’une expérience de l’extrême. Ầ l’un des frères sur le point de craquer sous la pression de la peur (« Je ne suis pas devenu moine pour me faire voler ma vie, bêtement, ici »), le prieur répond : « Mais en rentrant au monastère, tu as déjà donné ta vie ! Ils ne peuvent plus rien te prendre. »

           On sait que la vie monastique est née au IV° siècle, à la fin des persécutions romaines. Jusque là, le martyre avait été l’idéal – et souvent l’aboutissement inéluctable– de leur choix. Le christianisme devenu religion d’état, la vie était confortable pour les chrétiens.

          On vit alors fleurir un peu partout des ermitages, puis des communautés monastiques. Éteinte la perspective du martyre sanglant, les moines déclarèrent explicitement qu’ils voulaient vivre un martyre sec, ou spirituel.

          Dans le prologue de Prisonnier de Dieu , j’écris qu’en entrant au monastère « j’ai choisi la mort ». Alors, et sans le savoir encore, j’étais dans la droite ligne de la vocation monastique à ses origines.

          Et puis, c’est autre chose que j’ai rencontré. Le drame qui parcourt Prisonnier de Dieu, c’est cette prise de conscience progressive que je ne vivais pas ce pourquoi j’étais rentré. Je me heurtais à la recherche du pouvoir, et de sa forme la plus totalitaire : le pouvoir sur les esprits et les cœurs.

          Cet échec, c’est à moi seul sans doute qu’il faut l’imputer.

           Placés dans une situation extra-ordinaire, les moines cisterciens de l’Atlas sont en quelque sorte contraints, sous nos yeux, de dépasser tout cela. De devenir en toute vérité ce pourquoi ils étaient entrés au noviciat.

          Le message est alors universel. La question n’est plus : moine, ou pas moine ? Chrétien, ou pas chrétien ? Mais : homme devant sa vérité, ou continuant de se mentir à lui-même ? Fétu incarné devant Dieu, ou balloté au vent ? Réalité, ou faux-semblants ?

           Saute alors aux yeux du spectateur une évidence, qui fut celle des premiers moines : le christianisme ne peut pas s’installer dans le confort ordinaire. Cette religion ne peut consentir à la médiocrité, sauf à tomber dans la caricature. C’est une religion de l’extrême, parce qu’elle garde les yeux fixés sur un homme qui (bien que trahi par les siens), a vécu jusqu’à l’extrême des choses toutes simples, sans fin rabâchées, mais que l’excès de vérité rend enfin perceptibles et réelles : amour, pauvreté, humilité, don de soi, ouverture à l’universel…

           Le christianisme ne peut être vraiment vécu que dans l’exceptionnel. Mais ces sommets sont-ils à la portée des masses ? Non. Le christianisme est une religion d’élite, Jésus n’a été suivi par aucun des Douze disciples. Seul, peut-être, le Treizième apôtre  (cliquez) , de son vivant, l’a compris …

           Je suis fier que Des hommes et des dieux soit un film français, et heureux qu’il ait été officiellement primé, puis visionné par plus d’un million de spectateurs. C’est l’un des plus beaux chefs d’œuvre de notre cinéma depuis longtemps. Ne le manquez à aucun prix.

                                                     M.B., 1° octobre 2010

NOEL ? Apprendre à Dieu qui il est.

Entendu ce matin une émission radio sur la signification de Noël.

          Ce qu’on entend partout : Noël, c’est l’humilité de Dieu qui s’est fait homme dans un petit enfant.

           Depuis 3000 ans qu’il y a des théologiens, c’est fou ce que Dieu a pu apprendre sur lui-même. Heureusement qu’ils sont là, ces hommes (aucune femme) qui savent tout de Lui : sans eux, il végèterait dans une déplorable ignorance de lui-même.

           Les premiers, les théologiens juifs qui rédigeaient la deuxième mouture de la Bible (après l’Exil à Babylone, vers l’an – 500) lui ont prêté des sentiments humains : il s’émeut des malheurs du Peuple Élu, souffre de ses infidélités, le châtie avec Justice, conduit ses guerres et l’aide à répandre le sang (des Palestiniens, déjà !).

          Dans les moutures suivantes, du III° au II° siècle avant J.C., ils l’ont revêtu du manteau chatoyant de la philosophie et des mythes orientaux.

          Grâce à eux, Dieu venait d’apprendre pas mal de choses sur lui-même.

           Mais les premiers chrétiens ont a été beaucoup plus loin. Reprenant des mythes très populaires au I° siècle, vers l’an 80 les derniers rédacteurs des Évangiles de Matthieu et Luc inventent une naissance miraculeuse à l’enfant-Dieu, une comète, un recensement à Bethléem, des Rois d’Orient voyageurs, un génocide de nouveaux nés… Tous événements dont les chroniques de l’époque, pourtant nombreuses, ne gardent aucune trace.

           Un peu plus tard, des Évangiles apocryphes ont popularisé une légende dorée sur l’enfance du petit Dieu, sa crèche, l’âne et le boeuf, ses dons étonnants d’enfant prodige, sa vie quotidienne protégée par des parents muets de stupeur devant sa précoce divinité…

          Ce folklore est parvenu jusqu’à nous. Il alimente année après année un commerce très rentable, s’étale dans toutes les vitrines de nos magasins, et se montre capable de faire dépenser leurs sous à des européens pourtant durement touchés par la crise.

           Noël, preuve de l’humilité de Dieu ? Si Dieu est humble, c’est donc qu’il serait tout autant capable d’être orgueilleux. S’il est doux comme un nouveau-né, c’est qu’il pourrait se montrer cruel et égoïste une fois adulte. Et cetera.

           Car un Dieu façonné par nous à notre image a toutes chances de nous ressembler.

          Individualisme, cupidité, mépris d’autrui, méchanceté, affrontements, guerres… Merci, nous n’avons pas besoin d’un Dieu humain. Nous avons tout ce qu’il faut sous la main.

           Mais un Dieu dont on ne peut rien dire, parce qu’il dépasse justement les limites de notre imagination.

          Un Dieu autre que nous, qui pourrait nous hausser au-dessus des bourbiers dans lesquels nous pataugeons.

          Un Dieu qui appelle au silence, parce que c’est dans l’absence de pensées qu’on peut penser quelque chose qui lui ressemble…

           Le seul dans notre culture qui ait su dire quelque chose de Dieu sans rien lui apprendre, c’est le juif Jésus.

          Il est remarquable que les Évangiles ne nous aient transmis aucune parole de lui concernant l’identité de Dieu : Jésus n’était pas théologien.

           Mais des images, des gestes.

          Trois paraboles, pour décrire la relation entre un fils dévoyé et son père aimant, la tendresse d’un berger pour une brebis de son troupeau, l’affolement d’une femme qui a perdu ce à quoi elle tenait.

          Un geste, pour placer les enfants au centre du Royaume dont il rêvait.

          Et un mot, un seul, pour parler de Dieu, et parler à Dieu : Abba, quelque chose comme « papa ».

          Vocable familier, totalement absent du judaïsme de son époque pour désigner Dieu.

           Jésus n’a rien dit de l’identité de Dieu. Comme tous les prophètes ses devanciers, il a fait silence devant l’indicible.

          Mais il a partagé avec nous la façon d’être qui était la sienne devant, et avec Lui. Nous indiquant quel genre de relation il entretenait avec Celui dont on ne peut rien dire :  celle d’un enfant, en présence de son père-mère.

          Finis la crainte, le respect distant, l’éloignement : confiance et proximité, abandon de l’amour.

           L’ennui, c’est que cette marchandise-là ne fait pas rêver.

          Et surtout, elle se commercialise mal.

                                                               M.B., Noël 2010

LA MORT, ET APRÉS ?

          Frappés par la mort, ce matin même, de notre ami Philippe, vous souhaitez que je nous aide à positiver cet événement douloureux .

 Aux origines de l’humanité

           Yves Coppens nous apprend que la naissance de l’homme s’accompagne, au tournant du Neandertal, par l’apparition de deux faits marquants : alors que les ossements des animaux préhistoriques sont disséminés dans la nature, l’Homme enterre les cadavres de ses morts, leurs ossements sont regroupés dans un même lieu.

          Au même moment, nos ancêtres apprenaient à maîtriser un langage élaboré, qui leur permettait de donner une signification symbolique à leur vie – et à leur mort.

          Parallèlement, on s’aperçoit que les peintures rupestres ne sont pas seulement des représentations de scènes de chasse : certaines semblent représenter le triomphe de la vie sur la mort, par la victoire de l’Homme sur son gibier.

           Dès son apparition sur terre, ce qui fait donc la différence entre l’Homme et l’animal, c’est une certaine conscience que la mort ne met pas un terme à la vie : qu’il y a « quelque chose » après la mort, ou au-delà de la mort.

 Les premières civilisations

           Ce « quelque chose », les premières civilisations occidentales vont le formuler par des mythologies complexes, dont le pivot central est ce qui se passe après la vie terrestre.

          En Égypte, en Assyro-Babylonie, en Grèce puis à Rome, la mort est toujours représentée comme un passage. Le mort va errer pendant quelque temps avant de trouver un passeur qui lui permet d’accéder au lieu de son repos définitif. C’est Anubis au bord du Nil, ou Charron en Grèce qui fait traverser au mort le Styx, rivière-frontière.

          Pendant ce temps d’errance avant son passage, le mort doit pouvoir se nourrir et disposer de ses objets familiers : on les dépose donc dans la tombe avec des aliments.

            Souvent, on pose sur ses lèvres une monnaie pour qu’il puisse payer le passeur d’éternité.

           Toutes les premières civilisations se rejoignent donc dans la conscience que le mort continue à vivre. Qu’il doit franchir un obstacle, après quoi il parvient au lieu du repos éternel – Champs-Élysées, Pâturages Éternels, Ciel – le nom et l’imagerie de ce lieu diffèrent selon les cultures, mais la conviction est partout la même : il y a une vie après la mort.

 Le judaïsme

           Seuls parmi les peuples de l’Empire romain, les juifs croyaient à une résurrection des morts, au Dernier Jour : c’est-à-dire à la fin des temps, quand ce monde-ci cesserait d’exister.

           Il y aurait alors une résurrection générale de tous les morts, mais pas pour retrouver leur état antérieur. Cette résurrection finale serait en fait une seconde création, comparable à la première (celle de Genèse) : un nouveau monde serait créé, dont Le Mal (Satan) serait exclu, et où les morts vivraient dans le bonheur d’une lumière divine que plus rien n’obscurcirait.

           Dans ce judaïsme ancien apparaît peu à peu l’idée que nous possédons une néphesh, quelque chose d’assez imprécis qui se sépare du corps à la mort et va vivre, en attendant la résurrection du Dernier Jour, dans un endroit qu’on appelle le Shéol. Ce n’est pas un lieu de punition comme l’enfer, mais un lieu d’attente, sombre et pénible puisqu’on n’est plus vivant, mais pas encore ressuscité.

           Au Moyen âge on a traduit néphesh par âme, et Shéol par enfer : double erreur dont les conséquences vont influencer le christianisme naissant.

 Jésus

           Ầ son époque, les pharisiens enseignaient la résurrection au Dernier Jour, conviction partagée par la majorité des juifs sauf le clergé de Jérusalem, les sadducéens.

          Lui-même pharisien, Jésus n’a rien dit de l’après-mort : il partageait les convictions de ses collègues pharisiens. Mais par ses actes comme dans ses paraboles, il a enseigné avec force que l’échec n’existe pas.

 Il y avait en Israël deux grands échecs de la vie :

 1- La maladie : elle mettait le malade à l’écart de la société. La maladie (surtout les maladies de peau) était une cause d’exclusion sociale, politique et religieuse, qui équivalait à une véritable condamnation à mort. Or Jésus guérit tous les malades qui viennent à lui, et les réintègre par là dans la vie sociale de son temps.

 2- Le péché : trois catégories de pécheurs étaient exclus de la société : les collaborateurs avec l’occupant romain, les fonctionnaires corrompus et les prostituées. Or Jésus partage la table des collaborateurs, accueille les fonctionnaires corrompus (l’un d’eux, Lévi-Matthieu, deviendra son disciple), relève les prostituées – à une condition, qu’ils reconnaissent leur péché et fassent le chemin de conversion rendu possible par leur rencontre avec lui.

           Pour l’un comme pour l’autre cas, le message est clair : dans la vie, il n’y a pas d’impasse définitive. Aucune situation, aucune erreur de parcours – même la pire -, n’est irrémédiable : une nouvelle vie est toujours possible, dès maintenant, sans attendre le jugement final.

           Vous lirez dans Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers) la description de cette attitude, qui est une des grandes nouveautés apportées par Jésus.

 Le christianisme

           Quelques mois après sa mort, ses disciples annoncent qu’il est ressuscité, non pas au Dernier Jour, mais 36 heures après sa mort.

          Une résurrection avant la fin du monde, chose totalement inédite pour les juifs : cette affirmation marque la naissance du christianisme (cliquez). Paul de Tarse va s’emparer de l’idée, et la développer : « Vous ressusciterez, dit-il, puisque Jésus est ressuscité ». Et ses disciples concluront peu après : « Puisque Jésus est ressuscité, c’est qu’il était Dieu – seul un Dieu peut se ressusciter lui-même ».

    Au  Moyen âge, on va élaborer la notion de l’âme : à la mort, elle se sépare du corps et vit de son côté (on ne sait pas trop comment) en attendant de retrouver son corps.

          Thomas d’Aquin aura beaucoup de mal à expliquer ce que c’est qu’une âme privée de corps : en fait l’âme n’a aucune réalité, c’est une construction purement intellectuelle de philosophe.

           Pour savoir ce que fait l’âme en attendant la résurrection, on invente alors le purgatoire. Ầ la mort, l’âme va soit au ciel, soit au purgatoire en attendant, soit en enfer.

 L’enseignement du Bouddha

           Pour Siddhârta, l’âme n’existe pas. La mort n’est qu’un passage d’une forme de vie à une autre : « Rien ne disparaît, tout se transforme » (cliquez).

          Le vivant (animal ou humain) parcourt des cycles successifs de morts suivies de  renaissances  (le mot réincarnation est une invention occidentale) : au moment de sa mort, si la somme de ses actes négatifs l’emporte sur la somme de ses actes positifs, il ne peut que s’engager dans une nouvelle naissance, et ainsi de suite jusqu’à ce que le positif finisse par l’emporter sur le négatif.

           Ces « actes », ce sont les pensées, les paroles et les actions de toute une vie. Quand il n’y a plus que du positif, c’est l’Éveil : alors, aucune renaissance n’est plus nécessaire et l’Éveillé, enfin libéré du cycle douloureux des renaissances, va vivre dans ce que Siddhârta appelle « le ciel ».

           Quand ses disciples lui demandent en quoi consiste ce ciel, il a une réponse pleine d’humour : « Je ne suis pas sans en avoir une certaine idée, répond-il, mais je ne vous en dirai rien. Parce que je ne suis pas venu pour vous décrire ce qui se passe après l’Éveil, mais pour vous y conduire dès maintenant, dans cette vie-ci. Faites donc ce que je vous dis, et vous verrez bien quand vous y serez. » Un peu plus loin, il est plus sérieux : « Avec nos mots, dit-il, nous ne pouvons parler que de ce que nous connaissons par l’expérience acquise dans notre vie terrestre. Je devine intuitivement à quoi doit ressembler le ciel, mais je ne trouve pas les mots pour en parler. »

 Le bouddhisme tibétain

           Le bouddhisme pénètre au Tibet au VIII° siècle : depuis 12 siècles, les tibétains ont accumulé observations, recherches médicales, expérimentations, autour du moment de la mort et de ce qui s’ensuit immédiatement.

          Dossier considérable, étoffé, précis, résumé dans le Livre des Morts tibétain ou Bardo Thödol.

          Ils étudient les phases de la mort (le Bardo), s’aperçoivent que le processus n’est pas immédiat, que la fin du souffle n’est que le début d’un cheminement au cours duquel le vivant doit quitter son corps pour se trouver face à la réalité de ce qu’il était au moment de sa mort.

          Là, débarrassé de tous les faux-semblants, des illusions sur lui-même, des mensonges consentis ou implicites, il se voit tel qu’il est. Et il penche, de lui-même, soit vers une renaissance qui lui permettra de purifier encore son karma, soit vers une non-renaissance, une entrée dans la réalité ultime.

           D’après leurs observations, le processus peut durer 2 à 3 jours, parfois plus (pas plus de 7 semaines). Pendant cette période qui suit la fin du souffle, le vivant est conscient de tout ce qui se pense, se dit et se fait dans les univers. Par la méditation, nous qui sommes restés pouvons être en contact avec lui, et lui envoyer les pensées positives qui l’aident dans ce moment délicat de la confrontation avec la réalité.

            J’ajoute que les études médicales menées sur les Expériences de Mort Imminente (NDE en anglais) depuis 40 ans, confirment totalement l’enseignement du Bouddha et le dossier très complet rassemblé par les tibétains.

 Que conclure ?

           La mort d’un ami, d’un proche nous frappe toujours douloureusement. Il me semble que quand on constate que toutes les civilisations de l’humanité, depuis ses origines, vont dans le même sens, c’est à prendre au sérieux : la mort n’est qu’un passage.

          Il n’y a pas de mort, il n’y a que des formes de vie.

          Celle que nous vivons en ce moment n’est qu’une étape, vers autre chose.

          Cet autre chose, nous n’avons pas les mots pour le dire : mais de ce parcours rapide nous pouvons retirer deux certitudes, exprimées différemment mais unanimement dans l’évolution des cultures.

           D’abord, que nos morts vivent, soit par leur renaissance ici-bas (et alors, nous n’avons plus de contacts avec eux), soit dans une forme de vie dont nous ne pouvons rien dire. Mais dans laquelle ils sont en contact avec nous, au-delà des mots et des images, au niveau de ce que la Bible appelle le « cœur ».

           Ensuite, que les jours et les ans qui nous sont donnés à vivre avant notre propre mort doivent nous servir pour « purifier notre karma », c’est-à-dire pour faire basculer nos vies (nos pensées, nos paroles et nos actes) du négatif vers le positif.

           Pour positiver nos vies, inlassablement.

                                   M.B., Conférence au Club 41,15 janv. 2012

PEUT-ON RESTER EN COMMUNICATION AVEC LES MORTS ?

          Il est mort, elle est morte ! Dans ma poitrine, c’est un trou béant… Est-ce que c’est fini pour toujours ? Est-ce la fin des relations, de la complicité d’une vie entière ? N’y a-t-il plus que le néant de l’absence ? Au moins, est-ce que la personne défunte m’entend ou peut lire mes pensées ?

           Depuis toujours, les humains se posent douloureusement cette question. Je n’ai pas la prétention d’y répondre, mais de résumer brièvement les traditions qui ont vu le jour sur cette planète. Elles se rejoignent toutes dans deux principales.

 I. Le judéo-christianisme

           -a- Pour les Juifs, la vie commence à un moment donné : avant, il n’y a rien, nous n’existons pas. Puis le fil de l’existence se déroule jusqu’à la mort : après, il n’y a rien, nous n’existons plus. Ou plutôt il y a un lieu d’attente, le Shéol, dans lequel la personne morte va végéter en attendant la résurrection finale, au dernier jour – à la fin du monde.

          Ce lieu est pénible, parce qu’on n’est plus vivant, et qu’on n’est pas encore ressuscité. Avant l’influence de l’hellénisme, le judaïsme n’en disait guère plus.

          Cette résurrection du dernier jour n’est pas le retour des défunts à leur état d’avant la mort. C’est une seconde création, semblable à la première à une nuance près : Le Mal (le diable, le Satan) ne fera plus partie du nouveau monde.

          Dieu recréera l’humanité, comme il l’a déjà fait une fois, mais sans la fracture du Mal.

          Ce monde ressuscité sera parfait, puisqu’il ne connaîtra plus les méfaits causés par « Celui qui divise », le dia-bolos : haines, guerres, souffrances de toutes sortes…

           -b- Les premiers chrétiens ont repris cette idée de résurrection à la fin du monde, et pour eux elle se produira au moment où le Christ-Messie reviendra : « Alors les morts en Christ ressusciteront… et nous serons enlevés avec eux sur les nuées, à la rencontre du Seigneur (1) ».

          Le temps passant, les théologiens chrétiens ont inventé une période intermédiaire, le purgatoire, destiné à permettre aux morts de faire un brin de toilette avant de se présenter au Seigneur.

           Judaïsme ou Christianisme, la personne défunte continue d’exister, mais dans un autre espace-temps que le nôtre. Dès l’instant de sa mort, elle n’a plus aucune possibilité de communiquer avec ceux qui vivent dans notre espace-temps à nous autres, les  »vivants ».

          C’est fini : le fossé creusé par l’absence de la personne aimée ne se comblera que lorsque je mourrai à mon tour, et que je la rejoindrai.

           Les évangiles témoignent pourtant qu’après sa mort, pendant quelques jours, Jésus apparaît à ses disciples : ils le voient, il leur parle, ils lui parlent. Ces apparitions sont rapportées par des traditions d’origine différente, et qui sont unanimes : les exégètes valident donc leur réalité historique.

          Elles ne diffèrent que par un détail : selon les unes, Jésus ne peut pas être touché (Marie-Madeleine). Selon les autres, non seulement on peut le toucher (Thomas), mais il mange devant ses disciples (Emmaüs, au bord du lac).

          Un  »détail », car cette différence peut être attribuée au travail de relecture et de correction des derniers auteurs des évangiles. Elle n’invalide pas un fait qui reste incontournable : Jésus, après sa mort, s’est rendu brièvement visible à certain(e)s de ses proches.

          Ces apparitions contredisent à la fois l’enseignement du judaïsme et celui de s. Paul : c’est un argument de plus pour leur réalité historique, mais comment les expliquer ?

 II. L’hindo-bouddhisme

           L’autre moitié de l’humanité, l’Orient, a développé une conception totalement différente de la vie et de la mort. Elle est résumée par cette maxime du Bouddha Siddhârta :

          « Rien ne commence, rien ne finit, tout se transforme ».

           L’existence n’est pas un tracé linéaire, mais cyclique : avant cette vie-ci, nous en avons connu d’autres. Ầ notre mort, soit nous aurons  »purifié » notre karma et nous ne reviendrons plus. Soit il restera du travail à accomplir pour neutraliser les actions négatives de notre passé, et pour cela il faudra renaître, vivre une nouvelle vie de souffrances avec l’espoir de parvenir, enfin, au triomphe en nous du positif sur le négatif.

          Pas d’enfer, pas de purgatoire, mais un travail accompli sur soi-même au cours de nombreuses naissances successives – hélas indispensables.

           « Et quand on ne revient plus, demandent ses disciples à Siddhârta, où va-t-on ? »

          Le Bouddha refuse de leur répondre : « Je ne suis pas venu pour vous décrire le ciel, mais pour vous y conduire au cours de cette vie-ci, afin qu’elle soit la dernière pour chacun. Travaillez sur vous, et vous verrez bien ».

           Les tibétains ont beaucoup étudié cette question, et se sont aperçus que le choix entre non-retour et retour (nouvelle naissance) n’est pas instantané. Pendant une période variable selon chacun(e), habituellement de quelques jours, le défunt fait lui-même le point sur ses vies passées, et estime s’il lui est nécessaire de renaître, ou non.

          C’est le Bardo, pendant lequel la personne morte est en relation avec tout le cosmos : elle peut se rendre visible à ceux qui lui ont été le plus proche, et les tibétains citent de nombreux exemples d’apparitions de morts les jours qui suivent leur décès.

           Dans les années 1970, le P. Karl Rahner, jésuite allemand, a publié une étude très savante pour montrer que dans la tradition thomiste, la notion de  »corps cosmique » existe bel et bien, et qu’elle explique les apparitions de défunts peu après leur mort – dont il a été lui-même témoin.

           Les apparitions de Jésus après sa mort sont donc parfaitement consonnantes avec l’expérience bouddhiste et la métaphysique thomiste. Les évangélistes ont appelé  »ascension » le moment où Jésus a cessé d’apparaître – c’est-à-dire où il est resté au  »ciel », n’ayant plus besoin de renaître.

 III. Et nous ?

           Interrogez autour de vous : les cas de personnes ayant  »vu » des défunts, les ayant  »entendu » ou ayant eu la sensation très forte de leur présence peu après leur mort sont innombrables – mais personne n’ose en parler, car c’est un tabou du christianisme.

          L’Orient semble avoir vu juste : pendant le Bardo – quelques jours – nos morts sont capables de signaler leur présence à ceux qui les ont aimés, et ils le font souvent, de façon très différente selon les récepteurs.

          S’ils doivent renaître, ce contact cesse : alors il y a, quelque part sur la planète, un nourrisson qui pleure devant la vie de souffrance qui s’offre à lui.

          S’ils n’ont plus besoin de renaître, ils restent en relation avec l’ensemble du cosmos – donc avec nous. Mais ils ne se manifestent plus ou rarement – peut-être pour ne pas intervenir dans notre combat pour la purification du karma, que nous sommes les seuls à pouvoir mener à son terme.

           Comment savoir si une personne très-aimée a repris naissance, ou bien si elle vit désormais pour toujours dans un autre espace-temps que le nôtre, mais reste attentive à chacune des secondes de notre existence ?

          Hélas, c’est impossible. Il faut nous contenter de l’espérance qu’elle n’a pas repris naissance après le Bardo. Et souhaiter que si, pour son malheur, elle a dû renaître, là où elle est elle parviendra à positiver son karma pour cesser de souffrir, au terme de cette nouvelle vie qui s’ouvre devant elle.

                                                M.B., 10 déc. 2012

 (1) S. Paul, I° Épître aux Thessaloniciens, 4, 16-17.

FRANCOIS ET LE 13° APOTRE : UN FRÉMISSEMENT ?

          François d’Assise nous a tous fait rêver un jour.

           Fils d’un commerçant aisé, soudain il adopte d’étranges comportements.

          L’Église de son temps est riche ? Il découvre Jésus nu sur une croix, et se dénude totalement en public. Désormais il sera pauvre, mais pauvre absolument et pas à la mode théologale.

          Oisive, elle fait travailler les petits ? Se faisant plus petit qu’eux, François remue les caillasses, gâche le ciment, abîme ses belles mains de poète pour rebâtir une chapelle abandonnée.

          Elle a le visage triste de ceux qui possèdent le pouvoir, lancent des croisades d’abord contre les musulmans, puis contre d’autres chrétiens ? François chante, fait l’espiègle sur les places publiques. Se souvenant que Jésus avait dit J’ai joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé (1), il rit et danse dans un rayon de soleil.

          Personne ne le prend au sérieux : cela le ravit de joie.

           En tête, il n’a toujours que la personne de Jésus.

          Ayant acquis comme lui droit de pauvreté, droit de liberté vagabonde, droit de légèreté, il n’en demande pas plus. Mais voici que d’autres le rejoignent, et François est inquiet : qu’est-ce qu’ils attendent de lui ? La fraîcheur de l’évangile lui suffit, veulent-ils vivre comme lui ? Ce n’est pas difficile, quittez tout absolument, richesses, honneurs, pouvoir, sécurité, respectabilité.

          Mais ne quittez pas Jésus du regard : comme lui a fait, faites vous aussi.

           Or voici qu’ils deviennent nombreux, il faut les installer, les nourrir, les mettre en action. Tandis que François chante sa vision d’une vie selon l’évangile, d’autres parmi ses frères organisent un ordre religieux nouveau, qui sera fort et puissant dans l’Église comme dans la société.

          Ầ cet ordre il faut un clergé, des prêtres qui deviendront un jour évêques et (qui sait ?) Princes de l’Église. Se souvenant des paroles de Jésus contre le clergé de son temps, se rappelant que c’est lui qui l’a fait crucifier, François refuse absolument d’être ordonné prêtre.

          Ses frères insistent tant, qu’à la fin il acceptera d’être diacre, mais du bout des lèvres. Sa place n’est pas sous une chasuble et un dais en or, sa place est aux côtés de Jésus.

           Ce clergé, il faut l’instruire de la théologie savante et des dogmes compliqués de l’Église. François refuse encore qu’on envoie ses agneaux dans des couvents d’étude, où on va les transformer en loups. On passe outre, et des novices franciscains vont se former dans les universités – avant qu’on en crée une pour eux.

           Soudain, François se réveille comme au milieu d’un cauchemar : ses petits frères, ces chanteurs de Dieu, ces imitateurs de Jésus, on est en train d’en faire un grand corps musclé où la pauvreté devient une vertu, la nuit étoilée un cloître, l’eau de pluie un tonneau de vin et la chanson un discours politique.

          Alors, il s’enfuit sur la montagne de l’Alverne. Là, il se terre dans une fente de rocher. Il a voulu suivre Jésus, il l’imite jusqu’au bout et ressort les mains et les pieds en sang, le côté transpercé comme lui.

          On le ramène au couvent, mais il est devenu aveugle – pour ne pas voir ce que sont devenus ses frères, un ordre puissant au milieu des autres.

           Comme celui de Jésus, le rêve de François ne s’est pas réalisé.

           Ces évangiles, que François voulait suivre et rien d’autre, nous savons maintenant qu’ils ont été écrits à partir de souvenirs des premiers témoins, mais retravaillés, corrigés, amputés ou amplifiés jusqu’à ce que l’Église trouve en eux ce qu’elle voulait dire et faire croire du prophète galiléen.

          Ces souvenirs n’ont pas disparu, ils ont été recouverts par des interprétations en couches successives. Tels que nous les lisons, tels que les lisait François, les évangiles ressemblent aujourd’hui à un fleuve qui charrierait à la fois l’eau de sa source, celle de ses affluents, et les débris arrachés à ses berges.

           L’un de ces témoins des origines a écrit ses souvenirs à lui, ils ont été transmis par sa communauté et forment le noyau initial du plus splendidement théologique des évangiles, celui dit selon saint Jean. Ce témoin a été poursuivi par la haine des apôtres, qui ont effacé jusqu’à son nom : on ne le connaît que par un surnom, « le disciple bien-aimé ».

          Mais ils n’ont pas effacé son témoignage.

           Pour le retrouver, j’ai fait sur l’évangile dit selon saint Jean un travail d’archéologue. Creuser le texte pour parvenir, sous l’accumulation des corrections successives, à sa couche la plus ancienne : un témoignage irremplaçable, puisque c’est celui du seul témoin oculaire du bref parcours public de Jésus.

          Non pas un évangile, mais quelques souvenirs d’événements marquants qui se sont produits lors des montées de Jésus à Jérusalem, jusqu’à sa mort y compris. (cliquez)

         Avec L’évangile du treizième apôtre, nous sommes au plus près possible de la source du fleuve.

          Un texte extrêmement précieux, car ce qu’il raconte, c’est Jésus avant le Christ (cliquez).

           François d’Assise n’avait pas besoin de ces savants travaux : avec une intuition fulgurante, il a su aller directement à celui qu’un épais maquillage avait défiguré, sans pour autant faire disparaître des évangiles la clarté de son visage.

           Hier, le pape François a dit aux journalistes : « Comme j’aimerais que l’Église redevienne pauvre ! »

          Voulait-il dire qu’il aimerait qu’elle retrouve le visage et le message original du prophète galiléen ? Peut-être. Il ne reviendra pas sur des dogmes et une morale qu’il a pour mission de transmettre. Il ne démaquillera pas le Christ, l’Église qu’il dirige ne le supporterait pas.

          Mais s’il rappelle que derrière ses fastes et sa doctrine, il y a un prophète juif révolutionnaire, il redonnera espoir à un monde en perte de vitesse.

           Un frémissement vient de se produire : le pape François connaîtra-t-il le même sort que celui dont il a pris le nom ?

                                          M.B., 17 mars 2013

 (1) Mt 11,17 et Lc 7,32.

1° de couv. évangile 13° ap. Harmattan

Pour vous procurer cet ouvrage, cliquez : en fin d’article.

PEUT-ON RENCONTRER L’INVISIBLE ?

          Dès qu’elle émerge de l’évolution, l’espèce humaine se montre fascinée par l’au-delà. Comme le rappelle Yves Coppens, ce qui permet (entre autres) de distinguer sur le terrain les ossements d’un grand singe de ceux d’un humanoïde, c’est que les premiers sont dispersés dans la nature tandis que les seconds sont rassemblés dans un même lieu.

           Rassemblés par qui ? Par les compagnons du ou de la défunt(e).

          Rassemblés où ? D’abord dans de simples failles (comme « Lucy »), qui deviendront des tombes, puis des cénotaphes, puis des pyramides…

          Conclusion : n’en déplaise à certains, l’être humain est fondamentalement, ‘’génétiquement’’, un être religieux. Dans le règne animal, il est le seul à avoir conscience qu’il y a quelque chose au-delà de ce que ses yeux voient, de ce que ses oreilles entendent.

          Le seul capable de s’interroger sur l’au-delà des apparences.

           Cet au-delà des apparences, très vite nos ancêtres s’en sont fait une image, plus ou moins proche de ce qu’ils étaient eux-mêmes, et cette ‘’chose’’ qui leur ressemblait tout en étant autre, ils lui ont donné un nom.

          Ou plutôt, des noms, aussi variés que l’imagination humaine.

          Pourquoi lui donner un nom ? Mais pour pouvoir l’appeler, le convaincre, le persuader d’agir, bref pour pouvoir négocier avec lui.

          Négocier sa destinée, le présent et l’au-delà – où il est censé se trouver.

          Pouvoir donner un nom à cette chose en même temps si semblable et si dissemblable, c’est avoir prise sur elle. C’est être plus fort que l’ennemi qui ne sait pas la nommer, ou qui en reconnaît une autre moins puissante. C’est un atout supplémentaire pour faire face à l’adversité, aux difficultés de la vie.

 L’histoire de Moïse

           Ayant tué un soldat, Moïse a été obligé de s’enfuir dans le désert. Il est seul, à la merci du soleil, des tribus hostiles aux Égyptiens – car il a été élevé dans la culture et la religion égyptienne -, quand il aperçoit au loin un buisson qui brûle sans se consumer.

          Intrigué, il s’approche, et la chose lui dit de retirer ses sandales, car elle est une chose sacrée.

          « Tiens, se dit Moïse, un dieu que je ne connais pas ! » Dans sa situation désespérée, un nouveau dieu, ça ne se néglige pas. Il se prosterne donc, et demande à la chose : « Quel est ton nom ? » Sous-entendu : dis-le moi, afin que je puisse négocier avec toi les conditions de mon salut, car je suis au bout du rouleau.

          Et la chose lui répond : « Je suis ce que je suis ».

          Ce passage du Livre de l’Exode 3,14 est fondateur du prophétisme juif dont Jésus se réclame explicitement (1).

          En hébreu, Héyiéh acher héyiéh.

           Ignorants et faussaires, des philosophes et théologiens ont traduit ces trois mots hébreux par « Je suis celui qui suis », ou même « Je suis l’Être [suprême] ». Or Héyiéh acher héyiéh veut dire Je suis (éyiéh) ce que (acher) je suis (éyieh).

          Et rien d’autre.

           Autrement dit, la chose répond à Moïse : « Tu veux savoir comment m’appeler, pour mettre sur moi ta main ? Savoir qui je suis, pour pouvoir négocier à coup d’offrandes ? Eh bien, je suis ce que je suis, et tu n’en sauras pas plus. Tu ne pourras ni m’utiliser à tes fins, ni construire d’interminables théologies à mon sujet ».

          Car nommer ‘’Dieu’’, c’est déjà projeter sur Lui une image. Puis faire des discours théologiques, pour prendre le pouvoir. Et c’est pourquoi les Juifs pieux, quand ils écrivent sur ‘’Dieu’’ (car, hélas, ils ont beaucoup écrit), l’appellent de quatre consonnes qui ne veulent rien dire, YHWH. Ou bien, à l’époque moderne, ils remplacent le mot imprononçable par la plus petite lettre de l’alphabet hébreu, le yod.

          Et en français, ils écrivent D’.

           De D’ on ne peut rien dire, parce qu’on ne peut pas le penser. On ne peut que constater qu’il est là (2). Tous les mystiques, Juifs, chrétiens, musulmans (soufis), ont cherché à rencontrer Celui-dont-on-ne-peut-rien-dire (3) .

 Rencontrer D’ ?

           Mais comment rencontrer Celui dont on ne peut rien savoir ? Comment connaître l’Inconnaissable ? Comment faire l’expérience d’une réalité qui échappe non seulement à nos sens, mais même à notre esprit ?

          Pendant mes vingt années de vie monastique, j’ai cherché une réponse dans la tradition catholique d’abord, puis orthodoxe. Sans trouver, à cause des théologiens qui avaient pensé l’Impensable. Il a fallu que je croise le bouddhisme, ou plutôt l’enseignement de Siddhârta (4), pour enfin trouver la clé.

          C’est-à-dire une méthode, simple et efficace, pour instaurer – dans mon crâne encombré de pensées – le silence de toute pensée.

           Ne plus penser, est-ce rencontrer D’ ?

          Non, et c’est la limite de l’enseignement de Siddhârta, qui ignore ou plutôt rejette la réalité de D’.

          Ne plus penser, pour le disciple de Jésus (et donc de Moïse), c’est se poser en face (ou à côté, ou en-dessous, D’ que les mots sont pauvres !) de D’.

          Et dans le silence des pensées, savoir qu’on n’est plus séparé de Lui que par un voile (comme Moïse).

          Alors, s’instaure un dialogue au-delà des mots, au-delà des pensées et de la pensée.

          Un dialogue ? Non, puisque le silence est (de mon côté) absence de parole intérieure.

          Une écoute ? Oui, sûrement. Mais on n’entend pas avec le cerveau, qui est au repos. On entend avec ce que la Bible appelle le ‘’cœur’’, qui est ce carrefour où se rejoignent toutes les capacités humaine, affectives et intellectuelles.

           Donc, le ‘’cœur’’ entend une parole inexprimée. Parle-t-il à D’ ? Oui, et lui aussi, au-delà des mots. Jésus enseigne qu’il est inutile d’informer D’ de la liste de nos besoins et aspirations, parce qu’il est déjà au courant.

          Faire silence, donc. Que se taisent les mots et les pensées, pour que s’établisse avec D’ un contact au-delà des mots. La puissance transformante de ce silence est considérable, parce que D’ ‘’agit’’ (toujours les mots !) en-deçà même du subconscient.

           C’est aussi pourquoi tous les mystiques, dont beaucoup n’en avaient aucune expérience, ont vu dans l’union charnelle entre un homme et une femme la meilleure image de cette rencontre. Faire l’amour avec amour, c’est se parler sans parler…

           Dans ce monde de brutes où nous vivons, la rencontre de D’ au-delà des mots est une des grandes joies offerte aux humains, sans distinction de race, de culture ou de position sociale.

                                                  M.B., 8 juillet 2013

(1) Marc 12,26 et // en Luc 20,37. Repris en Actes 7,30. C’est une des rares citations explicites de l’Ancien Testament dans la bouche de Jésus.

(2) C’est ce que je fais dire à Jésus dans les Mémoires d’un Juif ordinaire

(3) Sept mots que la langue allemande traduit en un seul, Der Unaussprechlischen.

(4) Voir dans ce blog la catégorie « Enseignements du Bouddha Siddharta »

L’UNIVERS : la « Fin du Monde » ? (IV.)

          L’univers n’est pas éternel, il a commencé.

          Une impensable quantité d’énergie, de lumière qui s’est transformée en matière.

          L’expansion de cette matière en milliards de galaxies. Une probabilité quasi-nulle pour que tout cela soit dû au hasard.

          Le Big Bang, l’expansion de l’univers, prouvés par les chercheurs (article I.).

           Pas de hasard dans la formation et la structure de l’univers. Encore moins dans l’émergence d’une espèce humaine capable de penser. Un « plan directeur » que les plus grands parmi les chercheurs ne peuvent que constater, qu’ils évoquent en termes différents mais convergents, tout un champ sémantique que j’ai proposé de rassembler sous le mot intention (1).

          Ầ l’origine de l’univers, on discerne une intention créatrice (article II,).

           Une intuition biblique qui rejoint les résultats de la recherche, mais donne à cette intention le nom de « Dieu ». Le danger de ce mot : comment qualifier autrement l’intention créatrice ? Peut-être par l’extraordinaire générosité (2) dont témoignent à la fois le Big Bang et son résultat actuel – infinie diversité de l’univers, infinie complexité de la vie sur terre.

          De bout en bout, la générosité caractérise l’intention créatrice (article III,)

          Deux questions se posent alors :

          Le Mal fait-il partie de l’intention créatrice ?

          Si l’univers a commencé, est-il appelé à finir – à disparaître ?

           La présence du Mal dans l’univers taraude l’humanité depuis qu’elle se pense. Religions et philosophies se sont épuisées à trouver son origine, et la science n’a rien à dire à ce sujet.

          Le Mal est-il un raté du Big Bang, dès l’origine ? Ou bien un bégaiement dans l’évolution de la matière dont nous sommes issus, êtres pensants mais souffrants ? Questions sans réponses satisfaisantes, question de cultures et d’opinions.

           En revanche, la science n’est pas démunie d’hypothèses sur le destin de l’univers.

          Dans un premier temps, on a pensé que son expansion s’arrêterait un jour, et qu’il se contracterait pour s’effondrer sur lui-même : après le Big Bang, le Big Crunch. C’était déjà l’intuition de Siddhârta : « Vient un moment, après une très longue période, où l’univers se contracte. Mais [ensuite] vient un temps, tôt ou tard après une très longue période, où l’univers commence à s’étendre. » (cliquez).

          Comme une balle qu’on lance en l’air, l’univers finirait par retomber sur lui-même. Un Big Bang à l’envers, la contraction de l’univers engendrant une chaleur aussi intense que celle de ses débuts.

           Et puis, on a découvert que les galaxies ne se contentaient pas de s’éloigner les unes des autres : la vitesse de cette expansion semble croissante, elles ne ralentissent pas mais s’éloignent de plus en plus vite. Y aurait-il une cinquième force, encore inconnue, à l’origine de l’énergie qui accélère l’expansion de l’univers ?

          Mais si les galaxies s’éloignent de plus en plus vite du point initial, l’univers va se refroidir jusqu’à devenir glacial, impropre à la vie : c’est le Big Freeze.

           Finira-t-il dans une fournaise ardente, ou bien dans une glaciation irrémédiable ? Big Bang à l’envers, ou Big Freeze ? On en est là, ce n’est pas moi qui trancherai.

           En revanche, la fin de notre espèce humaine semble programmée.

          L’intention créatrice avait aimablement prévu à la fois notre atmosphère riche en oxygène, et des forêts pleines d’arbres : pendant des millénaires, les humains ont puisé l’énergie nécessaire à leur survie dans le bois que nos ancêtres faisaient brûler. C’était bien vu, parce que les arbres ça produit de l’oxygène et une fois coupé, ça repousse. On avait donc sous la main toute l’énergie qu’il fallait pour vivre .

          Mais les humains étant ce qu’ils sont, il leur en a fallu toujours plus. Ils ont découvert que l’intention créatrice avait eu la bonne idée d’enfouir sous leurs pieds un peu de charbon, qu’ils ont brûlé, puis du pétrole, qu’ils ont brûlé aussi et dont ils ont fait le plastique de votre ordinateur.

           L’ennui, c’est que la gourmandise humaine était insatiable, et les réserves enfouies incapables de se renouveler. Alors les humains ont percé le secret des étoiles, et inventé la fission, puis la fusion de l’atome. Le Mal était-il à l’œuvre ? Toujours est-il que cette énergie-là, elle serait capable de faire sauter la planète. On voudrait donc bien s’en débarrasser, mais comment satisfaire la gourmandise insatiable d’une humanité toujours plus nombreuse ?

          Le scénario le plus vraisemblable, c’est que dans un avenir très proche les humains vont cruellement manquer d’énergie. Ils auront faim et froid : ce sera le Big Freeze de l’humanité pensante.

          Sauf si elle se fait sauter avant, bien sûr. Les Apocalypses des Babyloniens, des Juifs et des chrétiens ont penché vers cette solution charmante.

           Alors, l’intention créatrice (quel que soit son nom) se demandera peut-être si c’était bien la peine de créer un univers aussi chouette, pour voir cette jolie planète tourner dans l’espace, morte ou presque à cause de la bêtise des être pensants apparus si tard, et si vite disparus (ou presque).

                                            M.B., 6 octobre 2013

 (1) Du latin in-tendere : une tension à l’intérieur d’un système qui le rend dynamique, le fait tendre vers un but final et s’organiser en fonction de cette finalité.

(2) Le concept de « générosité » est à prendre ici dans son sens premier, qualitatif : beaucoup de possibilités. Le sens second, une qualité morale, n’étant pas loin. Mais l’univers ne connaît pas de morale,..

LA FIN DES ILLUSIONS : Postface à « Prisonnier de Dieu »

          Les éditions Albin Michel viennent de rééditer Prisonnier de Dieu. J’ai écrit à cette occasion une Postface (2008), dont voici un extrait.
                        
          « Au moment de mettre sous presse, nous n’avions toujours pas de titre. J’en avais proposé trente à l’éditeur, qui les avait rejetés l’un après l’autre. « Michel, ma-t-il dit alors que l’imprimeur s’impatientait, nous l’appellerons Prisonnier de Dieu : c’est un bon titre ».
          « Dieu n’a jamais fait de prisonnier : je m’insurgeais. C’est de moi que j’avais été prisonnier, de moi seul, de mes illusions et de celles d’une époque. Mais l’éditeur avait raison : ce fut un bon titre. Un mensonge efficace.
                             
          « Je suis devenu frère Irénée le 9 octobre 1962, trois jours avant que s’ouvre le concile de Vatican II. Alors, dans nos colonies à peine devenues indépendantes, les missions étaient toujours prospères. Alors les sectes étaient pratiquement inconnues en Amérique latine, en Afrique, aux Philippines, en Corée. Alors, et pour la première fois, le président des États-Unis était un catholique, John Kennedy.
         « D’Acapulco à Séoul, intouchée par les siècles, l’Église se voulait seule détentrice de Dieu et des aspirations humaines. Sa conception du monde, de la morale publique, des relations entre les hommes et les femmes, était largement partagée. Elle inspirait depuis l’antiquité nos lois civiles, nos coutumes, nos interdits, nos joies et nos peines.

          « Au moment où je me présente à la porte de l’abbaye, l’Église forme encore la charpente d’un vaste édifice, solide et triomphant : la civilisation occidentale. Vingt ans plus tard, lorsque je me retrouve à la rue, l’édifice et sa charpente chancellent, sans qu’on puisse savoir qui a entraîné l’autre dans cet imprévisible déclin.

          « Les événements rapportés ici se déroulent entre les années 1960 et 1980, dans un univers clos. Ils sont datés par l’époque et par le lieu, et pourtant, Prisonnier de Dieu dépasse largement l’horizon étriqué d’un monastère catholique.
          « Ce qui n’était que le récit d’une trajectoire individuelle apparaît maintenant comme une sorte de document historique, parce qu’il témoigne d’une période charnière : la fin du consensus tacite entre une religion, et la civilisation dont elle avait nourri, pendant des siècles, l’imaginaire.
          « Machinerie complexe, qui a explosé sous mes yeux.
                                      
         « Les racines de notre civilisation, qu’on le veuille ou non, sont chrétiennes : il semblerait que le grand arbre, qu’elles ont si longtemps alimenté de leur sève, ne tienne plus aujourd’hui que par son écorce.
                         
          « Les monastères ont toujours été le fer de lance de cette civilisation : l’Église y reconnaissait son idéal de perfection, mis en œuvre par la Règle de Saint Benoît (cliquez). 
          J’ai découvert que cette Règle était profondément stoïcienne : « Là où commence le plaisir, là commence la mort ». Cette obsession macabre n’est pas évangélique. Par ses paroles comme par ses actes, le rabbi Galiléen montre une absolue détestation de la mort.        
          « Cet homme n’a semé autour de lui que guérison et vie.
                           
         « Je sais maintenant que la chasteté du corps et de l’esprit ne peut être vécue qu’à travers l’exercice de la méditation, si bien décrit par le Bouddha. C’est pourquoi les monastères se vident : on va chercher ailleurs les voies de la sagesse et de la purification mentale. La méditation silencieuse, seule forme de prière pratiquée par le juif Jésus, c’est auprès des sages d’Orient qu’il faut en découvrir la théorie et la mise en œuvre. Pour continuer toujours de l’ignorer, l’Église occidentale voit se détourner d’elle les meilleurs de nos chercheurs d’absolu.
                           
          « On m’a reproché d’avoir appliqué à l’Église établie le terme de secte. Pourtant, c’est bien du mécanisme de l’enfermement sectaire qu’il s’agit. Libre de rentrer, j’étais libre de sortir à tout moment – et cependant, je ne l’ai pas fait.
          « Le sectaire s’enferme de lui-même dans la secte, et ne peut plus se déjuger sans reconnaître l’erreur que fut son choix, sa responsabilité dans les souffrances subies et causées par lui. Nul ne franchit ce pas décisif, si quelque force extérieure ne l’y oblige. 

          « Ce qui s’est passé au bord du Fleuve aurait pu se produire de la même façon dans une secte évangélique, musulmane, ou certains partis politiques.
                             
          « Il n’y a qu’une seule vérité, c’est la nôtre et tu dois la partager, sinon… » : voilà la secte. En bien des époques et en bien des lieux, « sinon… » a pu signifier les pires châtiments corporels, heureusement interrompus par la mort. Mais toujours et partout, « sinon… » signifie le châtiment dans l’au-delà, qui ne cessera jamais.
          « Au regard de l’Histoire, l’Église est une secte qui a réussi.
          « Il m’a fallu dix ans, ayant retrouvé ma liberté de mouvements, pour reconquérir ma liberté intérieure. Puis j’ai compris que le passé ne méritait pas d’être combattu : sur ces pierres éboulées, il fallait tracer un chemin. Dieu n’appartient à personne en particulier.
                            
          « Tant d’années pour comprendre que les Églises – toutes les Églises – sont des organismes de pouvoir, que leur ambition non-avouée est de le conquérir, puis de le conserver à tous prix. « Dieu premier servi » est le slogan affiché. Idéal que les fidèles cherchent, et parfois trouvent, dans l’institution. La générosité de leur quête leur permet de contourner ce malentendu. J’y vois maintenant une imposture, enfouie dans les replis de l’inconscient.
                  
          « L’Église m’avait enseigné le Christ : il m’a fallu la quitter pour découvrir le prophète de Nazareth. Extraordinairement féconde, cette découverte a donné un sens à l’échec du frère Irénée, elle éloigne définitivement les miasmes de la mort. Sous forme de romans ou d’essais, je ne cesse depuis d’approfondir et de partager les échos qu’elle suscite.
          « Dans le désert humain, moral et spirituel qu’est devenue notre civilisation, la redécouverte de l’homme Jésus est pour moi une vraie lueur d’espoir. Cet homme solitaire, et pourtant relié à tout, a voulu humaniser la planète en lui indiquant un chemin. Au cours des siècles, quelques grandes figures ont su l’emprunter, et quantité de merveilleux anonymes.
          « Pour nos sociétés, tout reste à faire.
                 
          « Une fois dépouillé de la mythologie chrétienne, le rabbi itinérant de Galilée apparaît totalement subversif. Il a rejeté l’Église de son temps, ses rites et son clergé. Il s’incline devant la domination de César, pour mieux s’en affranchir intérieurement. Il transgresse tous les tabous, franchit toutes les frontières de la coutume établie.
          « Pareille attitude ne peut prendre forme durablement dans aucune structure sociale, qu’elle soit civile ou religieuse. Jésus n’a pas fondé d’Église, et la chrétienté s’est construite en le trahissant.
          « Le jour où j’ai commencé à m’intéresser au juif Jésus, je me suis engagé sans le savoir dans un couloir qui ne pouvait mener qu’à la porte de sortie.
                             
          « La révolution Gutenberg a facilité l’expansion des différentes Églises chrétiennes nées en Occident. Objet fédérateur, le livre réunissait les communautés autour de ses commentateurs. Jusqu’au XIX° siècle, seuls les clercs pouvaient lire abondamment : le savoir venait d’en-haut. Sa diffusion correspondait à la structure pyramidale des hiérarchies, en même temps qu’elle la renforçait.
          « La télévision, puis la révolution Internet, bouleversent ce fonctionnement séculaire : la communication est désormais horizontale, sans médiation cléricale, sans intermédiaire, ni limitation ou censure.
          « Cela prendra-t-il la place des Églises ? Des communautés virtuelles s’esquissent déjà. On s’informe, on échange, on partage sur un clavier. Mais seule, la rencontre d’une personne peut bouleverser des vies, provoquer la métanoia – ce renouvellement intérieur profond, ce départ pour l’aventure, ce regain après la moisson des désespoirs.
          « Si Jésus s’était contenté de Google, aurait-il laissé comme il l’a fait sa marque sur la planète? La rencontre vivante et chaleureuse de cet homme ne passera jamais par la seule informatique.
                             
          « Les Églises ne disparaîtront pas : chrétiennes, musulmanes, juive ou hindouiste, l’histoire de l’humanité montre qu’elles ont toujours accompagné l’essor des civilisations. Lorsqu’une civilisation décline, meurt ou se transforme, il ne reste plus de son Église originelle que l’appareil extérieur.
                             
          « Le mot tradition vient du latin tradere, qui signifie à la fois « transmettre » et « trahir ». Peut-on transmettre sans trahir ?
          « Si j’ai pu connaître les Évangiles, si j’ai rencontré la figure du prophète Galiléen, c’est bien par l’entremise de l’Église catholique, et grâce à elle. Elle a été la structure, sociale autant que religieuse, qui m’a transmis une mémoire. C’est elle qui m’a fourni les outils avec lesquels j’ai pu, bien après, retrouver le visage de celui dont elle se réclame. 

          « Tu parviendras » : pour parvenir là où elle prétendait me mener, j’ai dû m’éloigner d’elle. Peut-être en va-t-il de même pour toutes les sectes ou Églises.
                             
          « Quand ma génération – celle qui a dû s’accommoder des transformations les plus rapides que la planète ait jamais connue, mais qui disposait encore de repères, de références, de trajectoires passées et d’horizons imaginables, bref, de tradition – quand cette génération aura disparu, qui transmettra (cliquez) ?

          « Dans un monde qui n’a plus d’autres valeurs que quantifiables, où les aspirations les plus secrètes vers la transcendance sont jetées sur le marché comme les autres, qui transmettra – et à qui ? »

                    © Michel Benoît, 21 mars 2008