On l’a vu, l’univers ne résulte pas d’une combinaison de hasards, il a connu un commencement et une croissance parfaitement organisée. Le scientifique ne peut éviter cette conclusion qui l’irrite, mais qu’avalise le sens commun du profane. Alors se pose la question : qu’y avait-il avant le Big Bang ? Qu’est-ce qui a permis à l’univers de devenir ce qu’il est ? Est-ce le dieu des philosophes, des théologiens, poètes, esthètes et mystiques ? Lire la suite
Archives pour la catégorie VERS L’AU-DELA DES APPARENCES
L’UNIVERS A-T-IL ÉTÉ CRÉÉ PAR « DIEU » ? Science et foi (I)
L’univers est-il immobile ? Est-il éternel, ou a-t-il été créé à partir de rien ? Et si oui, y a-t-il eu un dieu dans le coup ? Lire la suite
MATTHIEU RICARD SUR ANTENNE 2
Hier soir dimanche, mon ami Matthieu Ricard a passé dix minutes au Vingt heures d’Antenne 2. Dix minutes, le temps de glisser quelques phrases pour dire ce qui est sa vie, et pourrait être la nôtre.
Quand David Pujadas le présente comme un spécialiste du bonheur, Matthieu corrige immédiatement : plus que le bonheur, la liberté. Liberté d’être soi, liberté d’être aux autres. « Qu’est-ce qui se passe dans votre cerveau quand vous méditez ? » J’attendais la réponse : « Rien, car la méditation c’est le silence des pensées. » Mais les questions suivantes arrivent en rafale, plus ou moins anecdotiques. On passe, la minute d’antenne est rare et chère. Lire la suite
PEUT-ON ÊTRE HEUREUX ? Siddhârta, Jésus et nous
Qu’est-ce qu’être heureux ? Comment atteindre le bonheur ? Avec le besoin d’espérer, c’est la quête de l’humanité depuis qu’elle existe.
Le premier, le Bouddha Siddhârta Gautama a donné une méthode pour atteindre au bonheur : la méditation, dont il parle souvent mais qu’il expose en détail dans le Satipatthâna Sutta, vingt-deuxième Sutta du Digha Nikâya. Lire la suite
ET L’HOMME CRÉA DIEU ?
« Dieu créa l’Homme à son image… et l’Homme le lui a bien rendu. » Cette phrase célèbre, je voudrais l’examiner à la lumière d’un dialogue entre Edgar Morin et Tariq Ramadan. (1)
E. Morin rappelle que « les dieux sont le produit de l’esprit humain qui leur confère existence, transcendance, une force qui nous commande – et nous obéissons. Nous produisons des entités… qui ne pourraient pas exister sans nous. Et quand l’humanité mourra, ces dieux n’existeront plus. »
1- Il est évident que sans la conscience humaine il n’y aurait ni transcendance, ni d’ailleurs beauté ou vérité… C’est ce qui nous différencie des animaux, nous sommes des « animaux religieux », l’apparition du religieux signe l’apparition de l’humain sur terre.
2- Mais ce sont des religions que nous avons inventées en devenant humains, ce sont des dieux que nous avons façonnés à notre image. Nous avons construit un savoir sur les dieux, une science de Dieu, un discours sur Dieu : la théologie. Prétendant connaître l’identité de dieu, nous avons transmis ce savoir en l’élaborant de plus en plus. Transmettre, en latin tradere, tradition.
3- Affirmer que notre science des dieux disparaîtra avec nous, c’est une évidence que rappelait déjà saint Paul. Mais laisser à entendre que « Dieu », c’est-à-dire une forme de personnalisation de la transcendance, disparaîtra lui aussi, c’est passer de l’évidence à la spéculation, de la constatation à un a priori philosophiquement daté et marqué.
T. Ramadan répond à E. Morin en rappelant que les trois religions monothéistes se fondent sur une Révélation inscrite dans des textes. Il ajoute que « déterminer le rôle de la Révélation, c’est s’interroger sur ses limites. »
Pendant plus de mille ans, les chrétiens ont cru que Moïse avait écrit la Torah sous la dictée de Dieu en personne. Pie XII ayant autorisé en 1943 l’exégèse historico-critique de la Bible, ils finirent par admettre que ce sont des prophètes, des apôtres, des disciples anonymes qui avaient écrit les textes sacrés. Alors se posa la question fondamentale : Dieu est-il l’auteur de la Révélation ? La Révélation est-elle humaine, ou divine ?
Replaçons les choses dans l’épais tissu de l’Histoire. Au cours des siècles, quelques hommes, quelques femmes ont fait l’expérience intime d’une relation avec une transcendance qu’ils individualisaient en la nommant « Dieu ». Cette expérience, elle était inexplicable en termes psychologiques, sociologiques, médicaux, mais elle a existé et E. Morin le rappelle : « Je ne crois pas en Dieu, mais la mystique m’intéresse. Que des mystiques aient eu des contacts avec Dieu, c’est arrivé ! »
Des hommes et des femmes de toutes cultures, d’époques et de milieux très différents. Certains appartiennent au mythe – comme Abraham ou Moïse – mais un mythe construit et enrichi par les anonymes qui l’ont transmis et avaient fait, eux, l’expérience qu’ils prêtent à leurs héros. D’autres appartiennent à l’Histoire, comme Jésus. Leur expérience a été transmise et mise en forme par des écrivains le plus souvent anonymes : le cas de Paul de Tarse est unique, celui d’un apôtre qui écrit lui-même le récit de son expérience mystique.
Ensuite viendront de nombreux témoins – comme Thérèse d’Avila – dont les textes ne sont pas considérés comme révélés, bien qu’ils traduisent une expérience réelle de l’Invisible.
Les textes les plus anciens ont été retenus au terme d’un long processus de sélection. C’est l’Église apostolique qui a finalement choisi, parmi une soixantaine, quatre évangiles qu’elle considère comme « révélés ». Non sans les avoir corrigés, amplifiés parfois. L’ambition de l’exégèse historico-critique est de replacer ces textes dans leur contexte linguistique, historique, sociologique, politique pour tenter de retrouver, derrière les intentions et les ambitions des rédacteurs, la fraîcheur et l’authenticité de l’expérience initiale.
Celui ou celle qui a expérimenté la réalité de la transcendance ne trouvant pas de mots pour le dire, il en parle par images, par métaphores. La poésie est le mode privilégié de la Révélation, voyez entre autres les Psaumes, le Cantique des Cantiques ou les paraboles de Jésus.
Hélas, les religions ne sont pas poétiques. Leur intention inavouée est de transformer l’expérience in-dicible des témoins en formulations de plus en plus précises, en dogmes, en lois morales ou sociales. Car il s’agit avant tout de prendre le seul pouvoir qui dure (et ne coûte rien), le pouvoir sur les esprits et sur les cœurs de larges masses humaines.
Ce sont les religions qui ont été créées par l’Homme pour établir sa domination sur d’autres hommes. Mais derrière chacune se cache, plus ou moins éloignée, l’expérience de quelques authentiques explorateurs de la transcendance.
Parfois, la distance entre le texte sacré et l’expérience initiale est courte, comme dans les paraboles de Jésus. Parfois elle grandit, comme dans les discours philosophiques attribués à Jésus par le quatrième évangile (2). Parfois elle est considérable, comme dans toute une partie du Coran marquée par l’idéologie meurtrière du messianisme (3).
Mais – au prix d’un travail personnel plus facile aujourd’hui qu’hier – chaque religion offre l’accès à l’expérience réelle, in-dicible, de Celui que les théologiens appellent « Dieu ».
Disons-le autrement : les religions mènent à Dieu, à condition de savoir les dépasser.
M.B., 1er décembre 2014
P.S. : Oui, sur pareil sujet c’est un peu court, mais je suis très pris par la mise au point de mon prochain bouquin…
(1) Au péril des idées, Presses du Châtelet, Paris, 2014, pp. 48-53.
(2) Voyez à ce sujet L’évangile du treizième apôtre, aux sources de l’évangile selon saint Jean.
DIEU EXISTE-T-IL ENCORE ?
Vers 1880, Nietzche écrivait : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! » (1) À peu près au même moment, Karl Marx enseignait que les religions ont été créées par des sociétés d’oppression. Dans une société moderne (socialiste) Dieu disparaîtra, tout naturellement, tout simplement, comme la branche morte d’un arbre en pleine croissance.
Depuis, ces deux penseurs ont puissamment influencé la planète. Libérées de Dieu, les sociétés pouvaient enfin vivre leur vie.
Nous les avons crus : ils avaient raison.
Eh bien non, ils avaient tort. À la fin du 20ème siècle (2) Dieu, ou plutôt la religion, a fait un retour fracassant sur la scène mondiale. Aujourd’hui, il n’est plus un journal télévisé ou radio, un quotidien ou un périodique, qui ne titre sur la religion : elle est (re)devenue un acteur incontournable de la vie politique et sociale.
Loin d’effacer Dieu de la scène, la modernité l’a fait rentrer de manière fracassante. Le mot est juste, puisque Dieu est le moteur du fracas mondial actuel.
Regardons-y de plus près.
Des religions sans Dieu
Trois religions dominent le fracas mondial : le judaïsme, le christianisme et l’islam.
Traduisez le sionisme, l’Occident et le Moyen Orient.
Trois civilisations, trois cultures qui s’affrontent dans un chassé-croisé de violences sans fin.
Dans Naissance du Coran, j’ai montré que ces trois entités culturelles avaient une même origine, une même source, le messianisme. C’est parce qu’ils sont issus d’une même matrice messianique que Juifs, occidentaux et musulmans se haïssent et se combattent.
Pourtant, ces trois cultures religieuses n’ont-elles pas le même Dieu ?
Non. Depuis Jésus, le Dieu juif n’est pas le même que le Dieu chrétien. Et le Dieu du Coran, qui puise son identité dans le judéo-christianisme, n’est pas le même que celui des Juifs et des chrétiens.
Première constatation, qui rend illusoire le ‘’dialogue interreligieux’’. Impossible de dialoguer quand, sous le même mot ‘’Dieu’’, on met trois choses différentes.
Mais il y a plus grave : dans leur expression et leur mise en œuvre, chacune de ces religions s’affiche pratiquement comme une ‘’religion sans Dieu’’.
Le sionisme ne se réfère pas au Dieu de Moïse, mais à la saga des premiers conquérants de la Palestine, Josué et ses successeurs (cliquez). Dans le Coran, les islamistes choisissent les versets brûlants qui appellent au génocide des Juifs et des chrétiens, et qui contredisent radicalement la tradition judéo-chrétienne dont ce texte est issu.
Quant aux catholiques… Les papes ne s’engagent plus que sur la morale, sexuelle ou familiale. Dieu a disparu du discours officiel de l’Église catholique.
Telles qu’elles apparaissent sur la scène du monde, les trois religions monothéistes sont sans Dieu. Des partis politiques comme les autres, engagés dans des polémiques politico-morales.
Retour de Dieu, absence de Dieu
Ce que Jérusalem, Rome et La Mecque oublient, c’est que les sept ou huit milliards d’être humains de la planète ont tous, chevillée au corps, la même interrogation douloureuse : quel est le sens de ma vie, de nos vies ? Comment supporter la souffrance ? À part produire et consommer, qu’est-ce que je fais sur terre ? Et après cette vie fugitive, qu’y a-t-il ?
Ces questions de fond, l’immense majorité ne se les pose pas consciemment, ou même les rejette au nom de la mort de Dieu. Oubli trompeur, elles ressurgissent à la première catastrophe, à la première guerre, à chaque mort d’un être aimé.
Les religions n’y répondent plus, parce qu’elles ont oublié Dieu.
Dieu est revenu en force, mais pour opposer les humains.
Quel ‘’Dieu’’ ?
Chacun de nous est renvoyé à sa quête de sens individuelle. Chacun doit trouver, tant bien que mal, dans les placards poussiéreux de sa tradition religieuse d’origine, la trace d’un Dieu omniprésent, et omni-absent.
M.B., 6 novembre 2014
(1) Le Gai Savoir
(2) On peut dater ce virage autour de 19980.
UN RÉSISTANT DE VINGT ANS FUSILLÉ au Mont-Valérien : ROGER PIRONNEAU
Pour sa dernière lettre, les gardiens lui ont donné une feuille de papier. Sa cellule est nue, un silence total règne dans la prison de Fresnes, comme toujours un matin d’exécution. Roger s’est assis sur le bas flanc de bois, dans le rai de lumière qui tombe de la lucarne. Il écrit :
Parents adorés,
Je vais être fusillé tout à l’heure à midi. Il est neuf heures trois quarts.
Cette lettre c’est son frère, mon oncle Armand Pironneau, qui me la montre aujourd’hui. Quelques lignes sur la page, une écriture nette, élégante, qui ne tremble pas. Soixante dix ans plus tard, une voix m’atteint de plein fouet, fraîche, vibrante, passionnée. Celle d’un jeune français qui va mourir, parce qu’il n’acceptait pas la défaite.
Grand pédiatre parisien, le père de Roger était de ceux qui se lèvent la nuit pour aller veiller leurs petits malades, et oublient de faire payer les familles nécessiteuses. Il a eu six enfants, élevés dans l’esprit patriotique de la première guerre mondiale. Croyait-il en Dieu ? En tout cas il ne pratiquait pas, et le dogmatisme de l’Église l’horripilait. Un républicain, qui inscrira pourtant ses enfants dans une école catholique.
Roger grandit, il est très beau, intelligent, plein de charme. Avec les filles il a un succès fou, tombe souvent amoureux.
En juin 1940 il est étudiant en histoire. Quand Pétain signe l’armistice et la défaite, de tout son être il refuse l’une comme l’autre. Réfugié dans la maison familiale du Maine-et-Loire, un paysan le découvre au fond d’un fossé, un fusil à la main :
– Monsieur Roger, qu’est-ce que vous faites là ?
– J’attends les allemands. Ici, ils ne passeront pas.
Ils sont passés. Roger revient à Paris, il a entendu l’appel de De Gaulle, veut le rejoindre à Londres. Mais comment faire, à 19 ans, quand on est seul ? Alors il cherche, il écoute. Peut-être, à Paris, y en a-t-il d’autres comme lui qui veulent continuer à se battre ?
Oui, il y en a quelques-uns, mais leurs noms ne figurent pas dans l’annuaire. Ầ force de laisser traîner l’oreille, Roger entend parler de gens qui « prennent des risques ». Il parvient à les contacter : c’est l’un des tout premiers réseaux de la Résistance, il devient son agent de liaison, chargé de porter des messages à l’opérateur radio qui émet vers l’Angleterre depuis Orléans. Roger n’a jamais fait de politique, il ne pense qu’à sauver l’honneur de son pays. Ce qui est sûr, c’est que ce réseau n’est pas communiste : début 1941, Staline est encore l’ami d’Hitler, les communistes français courbent l’échine devant les allemands.
Paris-Orléans, Orléans-Paris… Roger devient un habitué du train, où son visage d’ange lui sert de laissez-passer.
Mais ces premiers résistants sont des novices : à Orléans, l’opérateur radio est arrêté. La Gestapo lui propose un marché, la vie sauve s’il livre tout le réseau. Il accepte, parle, donne une liste, et le nom de Pironneau saute aux yeux des policiers : avant la guerre l’oncle de Roger, André Pironneau, n’était-il pas rédacteur en chef de l’Écho de Paris ? N’a-t-il pas publié une série d’articles de De Gaulle sur la rénovation de l’armée française, la nécessité d’employer les chars comme arme d’attaque ? De Gaulle et lui ne déjeunaient-ils pas chaque semaine ensemble ? La Gestapo sait tout cela, elle cherche Roger mais il se cache. Alors, elle prend son frère Jacques en otage, le jette en prison, le menace de mort. Quand Roger l’apprend, il pénètre tranquillement dans l’immeuble de la rue Lauriston et se livre à la Gestapo : « Je suis Roger Pironneau, libérez mon frère, il est innocent. »
Ầ cette époque, Heydrich n’avait pas encore pris le contrôle de la Gestapo : elle remet Roger à l’armée allemande, la Wehrmacht qui l’incarcère fin août 1941 à Fresnes. Peu après, un tribunal militaire le condamne à mort mais Hitler veut un procès de tout le réseau, en Allemagne, spectaculaire, pour l’exemple. On envoie donc Roger à Düsseldorf, où il comparaît une deuxième fois aux côtés de ses camarades, arrêtés comme lui. Ầ Paris ses parents respirent : si on l’a envoyé là-bas, peut-être échappera-t-il à la mort ? Il est si jeune, clair comme une eau de roche…
C’était le premier procès de la Résistance naissante : le verdict est confirmé, Roger sera fusillé. Mais les Allemands veulent que son exécution ait lieu à Paris, pour décourager ceux qui songeraient à l’imiter. On ramène Roger en France.
Dans le train, il parle avec un officier allemand qui est ému par le patriotisme de ce tout jeune homme. Dès son arrivée, l’Allemand s’arrange pour prévenir discrètement ses parents que leur fils est revenu à Fresnes. Il parvient même à obtenir pour eux un permis de visite exceptionnel, trois jours avant la date fatidique.
Ầ ce stade de son récit, mon oncle a dû s’arrêter. Cette entrevue, non, il ne peut pas me la raconter. Je l’entends seulement murmurer : « Roger a dit… papa, j’ai faim… j’ai faim ! »
Pendant ces derniers jours, il a rencontré l’aumônier de Fresnes nommé par les autorités allemandes, l’abbé Franz Stock. Quand on vient le chercher pour son dernier voyage il remet sa lettre à l’abbé, qui l’accompagnera jusqu’au poteau d’exécution (1).
Roger Pironneau a été fusillé au Mont Valérien le 28 juillet 1942, à midi.
Plus tard, l’abbé Stock transmettra à sa famille cette lettre que je tiens entre mes mains. En voici le texte intégral :
Parents adorés
Je vais être fusillé tout à l’heure à midi. Il est neuf heures trois quart. C’est un mélange de joie et d’émotion.
Pardon pour la douleur que je vais vous causer – celle que je vous cause, celle que je vous causerai. Pardon pour le mal que j’ai fait, et pour tout le bien que je n’ai pas fait.
Mon testament sera court : je vous adjure de garder votre foi. Surtout, aucune haine pour ceux qui me fusillent : « Aimez-vous les uns les autres », a dit Jésus. La religion à laquelle je suis revenu et dont vous ne devez pas vous écarter est une religion d’amour.
Je vous embrasse de toutes les fibres de mon cœur. Je ne cite pas de noms car il y en a trop.
Votre fils, petit-fils et frère qui vous adore,
Roger.
Au dos de la feuille, il a griffonné :
Dix heures un quart. Je suis calme et serein. J’ai serré la main de mes gardiens, grand plaisir. Je vais voir tout de suite l’abbé Stock, immense joie. Dieu est bon.
Et encore un peu plus bas :
Onze heures. J’ai le sourire. L’heure approche. Je suis serein.
Ầ quel moment, dans quelles circonstances Roger avait-il retrouvé une foi aussi ferme ? L’oncle ne le sait pas.
Ầ la Libération, l’opérateur radio qui avait livré Roger et son réseau a été jugé par l’armée française et fusillé comme traître.
Pendant l’épuration, De Gaulle, à qui on citait l’héroïsme de Roger, aurait dit : « Joli patriotisme, jolie lettre… » Et c’est tout. En 1946, le gouvernement d’union nationale ne pouvait pas endosser le témoignage d’un résistant mort pour la France, mais qui affirmait si fortement sa foi, son pardon pour les bourreaux vaincus.
Ầ Paris, il n’y aura donc pas de rue Roger Pironneau.
Quelques années plus tard, le Chancelier Konrad Adenauer annonçait la réconciliation franco-allemande au Bundestag réuni en session solennelle. Ầ la fin de son discours, il demanda aux députés de se lever. Dans un grand silence, lentement, il a lu une courte lettre aux représentants du peuple allemand, attentifs et respectueux.
La lettre de Roger Pironneau.
Puis il a relevé la tête. Le silence planait encore sur l’assemblée, le temps que s’éteigne l’écho de cette phrase :
« Surtout, aucune haine pour ceux qui me fusillent. Aimez-vous les uns les autres… »
M.B. et A.P., 20 février 2014
(1) Une demande de béatification de l’abbé Stock a été adressée au Vatican en 1993. Elle était formulée en français et en allemand.
RACINES DE LA CRISE DE L’OCCIDENT
La crise d’identité que connaissent les chrétiens conscients (laïcs et pasteurs) est extrêmement profonde : elle accompagne la crise d’identité de nos sociétés occidentales, elle en est à la fois le symptôme et la cause conjointe. Elle ressemble un peu à la crise du III° siècle – mais c’était alors une crise de croissance, tandis que nous connaissons maintenant une crise de déclin.
Depuis plus d’un siècle, les Églises se sont repliées sur la sphère morale de l’activité humaine, et de plus en plus sur la morale familiale, dernier bastion de résistance identitaire des Eglises chrétiennes. Dans le domaine de l’orientation des sociétés, les Églises n’ont plus de message neuf et entraînant : la chrétienté s’est dépossédée elle-même de l’utopie créatrice (au bénéfice, par ex. de l’altermondialisme).
Alors que la crise, depuis au moins 50 ans, se joue sur un autre front : celui de « Dieu » lui-même : qu’on pense entre autres à Honest to God de J.A.T. Robinson dans les années 60 (mouvement dit de « la mort de Dieu ») et à la théologie radicale protestante actuelle (Sea of faith). C’est la notion même de « Dieu » qui est remise en cause dans l’identité occidentale.
Qui est « Dieu » ? Et si « Dieu » est « Dieu », comment expliquer et comprendre par exemple le problème insoluble de la souffrance innocente ? Quel est ce « Dieu » qui permettrait la souffrance – bien plus, qui la justifierait comme « un complément à ce qui manque à la passion du Christ » (Paul) ?
Partout, on rejette l’idée de ce « Dieu » auteur de la souffrance, sourd aux appels des humains malgré ses promesses d’écoute de leurs prières.
Cette aporie (impasse théologique) est aussi ancienne que le christianisme. Elle a suscité le mouvement gnostique des II° et III° siècle, et sa réponse : il y aurait deux « Dieux », un dieu bon et un dieu mauvais auteur du mal.
Contre quoi l’Eglise (St Irénée) a répliqué en accentuant le rôle du Christ, qui récapitule en sa personne les souffrances et les espoirs du genre humain, en les fa isa nt déboucher en « Dieu » (cf Vatican II, « Gaudium et Spes »).
Le Christ va ainsi peu à peu devenir le pôle central de la religion chrétienne, fa isa nt passer « Dieu » à l’arrière-plan de la conscience et de la pratique. Certes , « qui me voit, voit le Père » : mais c’est en la personne du Christ récapitulateur que s’équilibre la réponse des Eglises au lancinant problème du mal.
Or depuis la fin du XIX° siècle tout le poids de nos interrogations revient progressivement sur « Dieu ». « Dieu est mort » (Nietzche), et notre civil isa tion occidentale cesse rapidement d’être une civil isa tion pour n’être plus qu’un ensemble de sociétés fédérées par les valeurs marchandes et sociales.
« Dieu » a déserté l’Occident : l’Occident se meurt.
En même temps, depuis la crise moderniste (1900), si l’on se tourne vers le Christ c’est pour découvrir son humanité. Et que cette humanité, telle qu’elle est connue dans les évangiles, ne laisse percevoir en lui aucune divinité : le Jésus des évangiles, dans leur jaillissement originel, apparaît homme, uniquement homme, splen did ement homme. Comme il fallait s’y attendre de la part d’un juif, il exclut lui-même toute participation à la nature divine. Fils de « Dieu » il l’est, très clairement, mais comme tout humain qui se regarde et se sait face au Dieu Unique, à l’Unique d’Israël.
« Dieu » mort, ou du moins très difficile à penser et à décrire face aux interrogations posées par le mal et la souffrance. Le Christ redevenu ce qu’il n’a jamais cessé d’être, un homme. Que reste-t-il alors du christianisme des Eglises ?
Une morale.
Cantonnées dans la morale, les Églises se montrent incapables de dire une par ole sur « Dieu », qui soit recevable et cohérente face au raz-de-marée de souffrances que vit la planète.
Nous sommes donc en face de la plus grave crise que les Églises aient eu à affronter depuis les origines, avant l’âge d’or du IV° siècle.
A cette crise, le monde chrétien (catholique comme protestant) n’a su trouver qu’une seule réponse : le basculement, depuis les années 80, vers un fondamentalisme sans nuances. Le mouvement est brutal, et il est spectaculaire. Chez les catholiques, c’est l’abandon des principales ouvertures de Vatican II (œcuménisme, collégialité épiscopale, évolution du sacerdoce, laïc isa tion de l’Eglise [on assiste à une clérical isa tion des laïcs]). Chez les protestants, les USA montrent l’envahissement d’un fondamentalisme chrétien aussi dangereux que le fondamentalisme musulman, et qui lui fait face : on revient au VIII° siècle, à la bataille de Poitiers.
La réponse des Églises à la crise, c’est donc le fondamentalisme : crispation sur quelques binômes de valeurs sûres et simples, qui évacuent « Dieu » plus encore qu’avant le début de cette crise.
Quels pourraient être les grands axes d’un renouveau en profondeur, face à cette crise ?
Est-il encore possible de rêver ?
1) REVENIR A « DIEU »
Mais pas n’importe comment. Le mot « Dieu » et tout ce qu’il provoque dans notre imaginaire est lui-même une création des théologiens – à commencer par l’élohiste de la Bible, qui attribue des noms et des qualificatifs à Celui qui refuse de se nommer devant Moïse.
Que personne ne peut qualifier;
Revenir au chap. 3 de l’Exode, qui est l’acte fondateur du judaïsme prophétique.
Et faire passer à l’arrière-plan les chap. 19 et 20 – Moïse recevant la Loi au Sinaï – qui fondent le peuple juif comme entité politique et le judaïsme comme religion sociale.
Revenir au « Dieu » inconnaissable du buisson ardent, et suivre sans le quitter le petit ruisseau prophétique issu de ce premier Moïse, qui serpente à côté du Grand Fleuve sorti du Sinaï (la Loi), sans jamais se mélanger à lui. Ce Fleuve du judaïsme légaliste, Jésus – qui se rattache au petit ruisseau – va s’y opposer vi ole mment et jusqu’à la mort.
Oublier les constructions théologiques de Paul de Tarse (mais pas son expérience mystique), le concile de Nicée-Chalcédoine et tout ce qui s’ensuit jusqu’à nous.
Pour revenir à un « Dieu » dont on ne peut rien dire d’autre que ceci, par lequel il se définit lui-même : il est ce qu’il est (Ex 3,14).
Rien de moins : mais rien de plus.
C’est le Dieu des mystiques : « Dieu connu comme inconnu ».
2) ÉCOUTER L’ENSEIGNEMENT DE JÉSUS
Admettre enfin l’évidence : tout l’enseignement de Jésus est juif, c’est-à-dire déjà présent dans le judaïsme palestinien du I° siècle qui est le sien. Ieshua Ben-Joseph n’innove en rien : il fait le choix d’enseigner un judaïsme certes minoritaire dans son pays et à son époque, mais déjà existant.
Jésus n’enseigne pas le christianisme, mais un judaïsme réformé.
Il n’innove en rien, sauf sur un point, un seul, qui est son apport personnel et tient en un mot : Abba.
Un seul mot, qui change tout.
Abba et non pas Ab’, comme les juifs avaient l’habitude de désigner « Dieu ». Jésus est le seul à appeler ainsi son Dieu : jamais les juifs n’appellent « Dieu » A bba, terme irrespectueux. Et cette innovation linguistique, il la confirme par quelques parab ole s qui révolutionnent complètement la façon dont on concevait jusqu’alors la relation à « Dieu ».
Jésus n’enseigne rien sur « Dieu » : quand la question lui est posée, il se réfère publiquement au « Dieu » du deuxième Moïse, celui du Sinaï, celui du Fleuve légaliste. Mais par tout le reste de son enseignement, il se rattache au petit ruisseau qui a coulé sans interruption en Israël à partir du buisson ardent.
Il n’enseigne rien sur « Dieu » : mais il innove totalement dans le type de relation qu’il propose avec ce « Dieu ». Une relation de confiance absolue, émerveillée, celle d’un petit enfant dans les bras de son papa (Abba) : c’est le Psaume 130.
Pour Jésus, « Dieu » n’est plus le juge lointain et terrible du Sinaï et le la Loi : c’est le père tendre et aimant dans les bras duquel on peut s’abandonner avec confiance.
C’est en introduisa nt cette nouvelle relation à « Dieu » (avec toutes ses conséquences) que Jésus accomplit la Loi. C’est la seule véritable nouveauté qu’il apporte, tout le reste de l’évangile est déjà présent ou esquissé dans le judaïsme du I° siècle qui est le sien.
« Dieu » resterait donc indicible, indescriptible, inconnaissable ? Oui, parce qu’il est ce qu’il est, on ne peut l’appréhender. Non, parce qu’il est A bba, daddy, papa tendrement aimant et qui peut être tendrement aimé.
Pour Jésus, la connaissance de « Dieu » n’est pas théologique, une connaissance de l’esprit pensant : elle est cordiale, une connaissance du cœur aimant. Après Jésus, c’est par le biais du cœur qu’on pourra aborder la connaissance de « Dieu » : le cœur devient le seul organe de la connaissance de « Dieu », avant la réflexion (qui ne peut que suivre).
Etre disciple de Jésus, c’est avoir avec « Dieu » cette relation-là.
Pour l’avoir oublié, les Églises (leurs théologiens et leur magistère) plongent l’Occident dans une crise d’une gravité extrême.
3) LES SACREMENTS, PASSAGE OBLIGÉ ?
Le christianisme a basé tout son enseignement (sa pastorale) sur les sacrements, qui sont devenus l’unique voie d’accès à « Dieu ».
On sait maintenant que Jésus n’a institué aucun sacrement. Puisque, en bon nazôréen, il refuse le culte juif du Temple, son seul mode de contact avec « Dieu » est ce que nous appelons maintenant la méditation. Dès qu’il le peut, et très souvent, il se retire pour de longs moments de silence en des lieux isolés. Et ce comportement, tout comme l’appellation « A bba« , est sans équivalent dans le judaïsme de son temps.
Dès l’origine, les Eglises ont abandonné la méditation telle que Jésus la pratiquait, pour la remplacer par des sacrements qu’il n’a ni inventés, ni pratiqués.
Et elles sont rapidement parvenues à l’extrême limite de cette pédagogie, qui réduit « Dieu » à l’état de distributeur automatique : le sacrement, enseigne l’Église, agit ex opere operato. Autrement dit, dès l’instant où le geste du sacrement est effectué selon le rite et par le clergé compétent, l’effet se produit automatiquement. Il suffit d’être baptisé pour être chrétien, d’être mariés pour être « unis », de la consécration eucharistique pour avoir la Présence, etc…
L’histoire et la pratique montrent que les sacrements sont incapables, à eux seuls, de transformer ceux qui les reçoivent. Contrairement à ce qu’enseigne l’Église, le sacrement n’agit pas automatiquement. Mise en oeuvre massivement sur de vastes populations, la pratique sacramentelle ne les a jamais fait accéder à l’expérience de « Dieu » (mais, très souvent, à une pratique magique de la religion). C’est à côté des sacrements, parfois malgré eux et non pas grâce à eux, que des chrétiens font l’expérience de Dieu.
Quand l’Eglise reconnaîtra la faillite de sa pédagogie sacramentelle massive, et rendra à la méditation sa juste place dans le christianisme. Quand elle enseignera aux plus humbles ce que Jésus pratiquait lui-même, alors les sacrements (s’il faut les conserver pour des raisons sociologiques) reprendront leur place de moyens secondaires, et leur efficacité, entièrement dépendante de l’engagement du cœur des croyants.
4) DIEU AGIT-T-IL ?
Sur cette question, très délicate, je ferai juste quelques suggestions.
Le judéo-christianisme (contrairement au bouddhisme) est fondé sur la notion d’un « Dieu » créateur : Bereshit bara Élohim, premiers mots de la Bible. « Dieu » crée l’univers, le fait sortir de rien (ex nihilo). Et il continue de le créer , en intervenant à chaque instant sur sa création. Tout ce qui se produit sur terre, jusqu’au moindre de nos cheveux, est sinon voulu par « Dieu », du moins permis par lui. C’est la notion de la création continue, qui sous-tend aussi bien le judaïsme que le christianisme.
« Dieu » est considéré comme responsable de tout ce qui se produit sur terre, et donc aussi du mal et de la souffrance innocente.
Pris dans ce traquenard, les chrétiens ne peuvent s’en sortir. Toute leur cosmologie et leur anthropologie dépendent de la création continue de Dieu : dans la vie concrète, cela mène à des situations intenables. Pourquoi tel enfant meurt-il de leucémie ? Il faut un responsable, et puisqu’il ne cesse de créer, « Dieu » est le responsable tout trouvé. Mais ce « Dieu » cruel, on le rejette (et à bon droit) : des foules de croyants ont perdu la foi à cause de cette impasse-là.
Pour en sortir, il faudrait abandonner l’anthropologie-cosmologie du judéo-christianisme, et concevoir le monde autrement : l’enseignement de Siddartha (le Bouddha) offre en la matière une vision infiniment plus réaliste et satisfa isa te que celle du christianisme.
Pour le Bouddha, tout acte (et par là il entend pensées, par oles, actions) est comme une graine : une fois planté par nous et en nous, il portera son fruit.
Inéluctablement.
Le karma est la résultante, à un instant donné, de la somme des actions positives et négatives posées par un humain à cet instant, non seulement au cours de sa vie présente, mais aussi au cours de ses vies passées, très nombreuses.
Le nirvâna, la délivrance finale (qui correspond si l’on veut à l’entrée au « ciel » des judéo-chrétiens, c’est-à-dire à la fin du cycle des renaissances) est réalisé lorsque toutes les actions négatives des vies passées et de la vie présente sont « neutralisés » par la somme des actions positives.[1]
Le bouddhisme ignore la notion de « péché« , qui suppose un « Dieu » juge de nos actions. Il n’y a aucun juge de nos actions : chacune porte son fruit, nous récoltons ce que nous avons semé – fût-ce dans une vie passée.
Un bébé vient à naître avec une malformation, ou dans un milieu défavorisé qui ne lui laisse que peu de chances de progresser. « Dieu » est-il responsable ? Non, mais le nouveau-né seul, qui porte les fruits karmiques de ses vies précédentes. Le parcours qu’il entame dans sa nouvelle vie lui est offert comme une nouvelle chance d’apurer son capital négatif par une somme suff isa nte d’actions positives.
Dans cette optique, chaque nouvelle naissance est conçue comme une chance inouïe, unique, de rompre le cercle douloureux des renaissances successives pour parvenir, enfin et dès maintenant, à l’Éveil libérateur.
Un autocar se renverse, tuant trente enfants qui partaient en vacances. « Dieu » est-il responsable ? Certainement pas. La responsabilité, s’il faut en chercher une, est à répartir entre le conducteur, le constructeur du car, l’Etat qui fait les routes, peut-être le patron qui a engagé le conducteur. Mais pour les parents, cette course trop tôt interrompue n’a qu’un seul sens possible : la mort douloureuse et injuste de leur enfant s’explique par son passé karmique, dont ils ignorent tout. Il est reparti pour un cycle de renaissance, nouvelle chance où tout va se jouer à nouveau pour lui.
« Dieu », en tout cas, ne peut jamais être tenu pour responsable.
Sauf en judéo-christianisme, tel qu’il est véhiculé dans les mentalités.
Si l’on admet cette anthropologie, la prière d’intercession a-t-elle encore un sens ?
Non : « Avant qu’une par ole ne vienne sur mes lèvres, voici, tu la sais toute entière » (Ps 138). Nous n’allons certainement pas apprendre à « Dieu » ce dont nous avons besoin, il le sait mieux que nous. Ni lui demander de modifier un karma qui ne dépend que de la façon dont nous avons su saisir nos chances au cours de vies successives.
« Dieu » ne continue pas de créer le monde, en agissant autoritairement (et arbitrairement) sur lui. Une fois lancé dans l’existence, l’univers obéit aux lois qu’il a reçu de « Dieu » au moment de la création. Inondations , guerres, etc… suivent leurs cours en dépendance à la fois des lois de la nature et de l’action des humains.
Au coup par coup, « Dieu » n’y est pour rien. Quand une pomme se détache du pommier parce qu’elle est mûre, elle continuera de tom ber , que « Dieu » le veuille ou non.
Il y a cependant un domaine, un seul où la création se continue bien à chaque instant, c’est ce que la Bible appelle le cœur de l’homme. L’enseignement sur le cœur est propre à la Bible, il parcourt tout le « petit ruisseau » prophétique, et Jésus le reprend avec force quand il enseigne que ce qui rend l’homme pur ou impur, c’est ce qui sort de son cœur.
Or, le cœur humain est le seul espace dans la création qui puisse changer, revenir en arrière, adopter un cours imprévu et imprévisible.
C’est-à-dire, éventuellement, se renouveler (la création ne se renouvelle pas : elle évolue, elle continue sur sa lancée).
Pour la Bible, « Dieu » peut agir sur le cœur de l’homme, et son action peut ressembler à une « nouvelle création » : là, oui, la création peut être continue – si l’homme y consent.
La seule prière d’intercession qui ait un sens quelconque est celle qui s’adresse à « Dieu » pour qu’il tente une action re-créatrice sur le cœur de l’homme. Sur le cœur de celui qui prie, en tout premier lieu. Mais aussi sur le cœur d’autres que lui, même éloignés, même inconnus (même incroyants). Il y a là un espace de li ber té créatrice, que la prière peut toucher.
Prier pour que cesse une inondation, c’est un acte magique qui fait de « Dieu » une machine à sous : l’inondation est due à des causes naturelles et humaines contre lesquelles « Dieu » ne peut rien.
Mais prier pour que change le cœur des décideurs, de qui dépend la construction d’une nouvelle digue pour éviter la prochaine inondation, cela, oui, a du sens. Bien que le résultat ne soit pas acquis, car le cœur humain est encombré de mille pulsions contraires !
Si L’Eglise remplaçait son enseignement d’un « Dieu Tout-puissant » qui peut tout et fait (ou ne fait pas) tout selon son humeur, par un enseignement biblique sur le cœur de l’homme, et par l’enseignement de Siddartha sur la responsabilité individuelle, peut-être pourrait-on sortir de l’impasse…
5) THÉOLOGIE ET EXPÉRIENCE
Quelques réflexions après la lecture du dossier « Sea of faith » (théologie radicale anglo-saxonne).
Comme l’indique son nom, la théo-logie est un « discours sur Dieu », une explication de ce qu’est « Dieu » au moyen du langage humain.
Pour qu’une théologie soit acceptable, il est essentiel que l’ordre des mots soit scrupuleusement respecté.
(a) Théo-logie : L’expérience de « Dieu » doit être première (théo-), son expression (-logie) ne peut que venir qu’après cette expérience.
On objectera : mais que vaut une expérience sans compréhension qui l’accompagne en temps réel ? Y a-t-il expérience s’il n’y a pas, en même temps, compréhension de cette expérience, et donc expression ?
Que vaut une « théophanie » sans « logophanie » ?
C’est juste : le récit d’Exode 3 montre bien que Moïse, quand il aperçoit le buisson ardent, s’en approche dans une attitude de curiosité réflexive. Qui précède donc l’expérience qu’il va faire, et sans laquelle il ne l’aurait pas faite. Il n’y a pas d’expérience « brute » du surnaturel (sauf peut-être à travers la drogue ?). Mais des exemples comme Jeanne d’Arc, Bernadette Sou birous, montrent que le bagage linguistique et intellectuel nécessaire à l’expérience consciente de « Dieu » n’a pas besoin d’être très lourd : des petites gens, des « simples » (Jeanne d’Arc ne sait pas lire, Bernadette parle à peine français) peuvent parvenir à une expérience de « Dieu » très élevée. Et ces « simples » sont parfois capables d’exprimer leur expérience de façon théologiquement remarquable.
La théo-logie suppose donc une expérience vive et personnelle du « Dieu » qui est l’objet de sa réflexion. C’est ce qu’exprimait Évagre : « si tu pries, tu es théologien ».
b) Logo-logie : Beaucoup de théologiens, hélas, semblent avoir inversé l’ordre des mots : ils ne font plus de la théo-logie, réflexion sur une expérience de « Dieu ». Mais une espèce de philosophie religieuse qui brasse les mots, court sans cesse après les évolutions sociales, scientifiques ou techniques (sans jamais les rattraper), assemble côte à côte les apories ou les impasses les plus graves et s’en sort par des pirouettes verbales.
Non plus une théologie, discours sur « Dieu » : mais une logologie, discours sur le discours.
Il est vrai que le proverbe « si tu pries, tu es théologien » pouvait donner l’impression qu’il suffit de prier pour avoir une compréhension juste de tous les problèmes que suscite le mot « Dieu » dans nos sociétés. Position naïve, chère aux fondamentalistes, qui mène droit dans le mur.
Non, il ne suffit pas de prier pour être théologien. Mais un théologien qui quitte du regard, ne serait-ce qu’un instant, l’expérience de ce dont il parle, peut aboutir à des affirmations comme celle-ci, empruntée à la théologie radicale : « Le Dieu créateur est notre création, le Dieu Père est notre projection »[2], ou bien cette autre : « Dans un monde où le surnaturel est naturel et le divin humain, le sacré et le profane ne font qu’un »[3]
On comprend bien ce que veulent dire ces affirmations : elles réagissent contre une certaine présentation traditionnelle (et fausse) de « Dieu » et de l’anthropologie-cosmologie du judéo-christianisme. Mais la formulation s’est laissée entraîner par la réaction, la logique a oublié l’expérience, la passion l’emporte sur la raison.
Une théologie qui n’est plus en contact avec l’expérience vécue au buisson ardent, une théologie qui se contente d’appeler « Dieu » celui qui est au-delà de tout nom, puis qui raisonne à l’infini sur ce concept de « Dieu » – cette théologie se discrédite, tourne en rond et nous conduit à la fosse.
Tout autant que les théologiens radicaux, les théologiens d’Églises semblent avoir oublié l’ordre des mots – théo-logie : ne sachant plus parler de l’Ineffable, ils nous enfoncent dans la crise.
6) LE NŒUD DE LA CRISE : RÉSURRECTION
En guise de conclusion à ces réflexions : tout ce qui précède trouve son nœud dans un tombeau, découvert vide le 9 avril 30 au matin. Si ce tombeau est vide, ont rapidement affirmé les disciples, c’est que son occupant, Jésus, est ressuscité.
Depuis que l’Eglise a imposé cette solution à l’irritant problème du tombeau vide, le monde dans lequel nous vivons n’est plus pour elle qu’une ombre imparfaite et incomplète du monde parfait et accompli dans lequel Jésus a pénétré par sa résurrection. Par le biais de la résurrection, un platonisme dévoyé a fait son entrée dans le christianisme, et les conséquences en sont immenses sur notre civil isa tion. Religiosité, morale, pensée, politique occidentale se sont installés définitivement dans une schizophrénie de fait, mortifère.
Ainsi le corps humain et tout ce qui s’y rattache (sexualité, socialité) est déprécié, craint, méprisé, couvert de tabous : seul le corps ressuscité de Jésus est accompli et parfait. Nos corps à nous ne pourront atteindre cette perfection qu’après une résurrection, dont nous n’expérimentons jamais que le premier temps, la mort.
Depuis lors, « Dieu » ne peut être atteint qu’à travers des sacrements : le corps est trop infirme, et l’esprit trop distinct, trop séparé de ce corps, pour que corps-et-esprit puissent rencontrer directement « Dieu ».
Depuis lors, « Dieu » est impossible à atteindre autrement que par la médiation du Christ.
Ieshua Ben-Joseph n’avait jamais prétendu être autre chose qu’un poteau indicateur, pointant vers « Dieu » : « Qui me voit, voit le Père » est insidieusement devenu « Qui me voit, voit le Christ ».
Le poteau indicateur est devenu destination finale.
L’enquête montre pourtant que Ieshua n’est pas ressuscité à l’aube du 9 avril 30 ( cliquez). Que la transformation du tombeau vide en résurrection miraculeuse obéit à des objectifs de type politique[4].
Les prolongements de cette enquête montrent surtout que Jésus n’avait pas besoin d’être ressuscité pour être ce qu’il est. La « résurrection » fausse définitivement la personnalité de Jésus en l’enfermant dans la sphère divine : et par la même occasion, elle défigure à jamais la notion de « Dieu », en ramenant ce dernier à nos archétypes mentaux.
« Dieu » humanisé, les théo-logies deviennent toutes plus ou moins des anthropo-logies.
Le jour où les Eglises mettront en question le dogme de la résurrection de Jésus (devenu, absurdement, « résurrection de la chair »).
Le jour où elles admettront l’expérience de l’hindo-bouddhisme, sa conception d’un cycle de renaissances qui aboutit à un Nirvâna dont on ne peut rien dire, de même qu’on ne peut rien dire de « Dieu ».
Le jour où les Eglises, sortant de leur splen dide is olement, accepteront enfin de considérer une expérience différente de la leur. Cesseront de prétendre à posséder seules l’unique vérité. Accepteront de confronter leur vérité aux faits, et que cette vérité se montre incapable de les expliquer. Accepteront enfin que ces mêmes faits puissent avoir été abordés autrement, sur les bords du Gange, que sur les rives du Jourdain. Et que l’expérience ainsi vécue mène à des solutions que nous ne possédons pas.
Le jour donc où une anthropologie-cosmologie de l’Éveil viendra expliquer harmonieusement l’expérience vécue par Ieshua Ben-Joseph, l’Eveillé juif.
Bref, le jour où les eaux du Gange et du Jourdain pourront enfin se rejoindre. Où les Eglises occidentales accepteront enfin de mêler ces eaux, filtrées par le jugement d’une expérience spirituelle vécue, sans rien perdre du meilleur des deux traditions…
Ce jour-là, pour l’instant, ne peut advenir que de façon individuelle, marginale, pour une petite minorité.
Ceux qui le peuvent doivent s’y employer : nous en avons maintenant les moyens.
Quant aux Églises, l’expérience semble prouver qu’elles sont incapables de changer :
M. B., Mont Sainte-Odile, juin 2003
DIEU EXISTE ? NON, DIEU N’EXISTE PAS (Comte-Sponville et Schmitt)
Lu, dans la presse féminine, un dialogue entre le philosophe André Comte-Sponville et l’écrivain E.E. Schmitt.
« Est-ce que Dieu existe ? Je ne sais pas, mais… je crois », dit Schmitt. A quoi Comte-Sponville répond : « Je ne sais pas si Dieu existe, mais je crois qu’il n’existe pas »
Deux esprits aussi brillants ne peuvent accoucher que de brillantes formules. Ils ne sont pas les premiers : au cours des siècles, l’éventail des possibilités a été exploré jusque dans les moindres recoins. Depuis le « Je crois en Dieu, parce que c’est absurde » (la foi du charbonnier) jusqu’au « Je crois en Dieu, parce que la raison me le démontre » (certains théistes des Lumières). Entre-deux, on trouve la formule de St Anselme « Je crois en Dieu, afin de comprendre Dieu » – laquelle n’est pas éloignée de la position des musulmans,
On n’en sort pas, les opinions s’opposent sans jamais se rencontrer. Pourquoi ? Peut-être parce que la question est mal posée.
En effet, tout ce brillant monde parle de « Dieu ». Le mot est indistinctement employé, aussi bien par ceux qui pensent croire en lui, que par ceux qui refusent la foi, ou qui sont entre les deux. Et l’on philosophe, on philosophe…
Or, c’est le mot Dieu lui-même qui est piégé, et rend toute réponse impossible à la question de la foi.
Car « Dieu » est déjà, en lui-même, une invention des théologiens ou des penseurs. Quand un Occidental ou un Moyen-oriental dit « Dieu », automatiquement, sans qu’il puisse y échapper, il introduit dans son esprit – avec le mot – un vaste champ sémantique. Très différent, certes, selon les civilisations et les époques, mais très prégnant. Le mot « Dieu » véhicule ainsi avec lui, au choix : l’image du Tout-Puissant qui régit tout, celle de l’auteur ou du complice du Mal, du Père inhibiteur ou source de dépendance, de l’Amant absolu, du père fouettard, que sais-je… Jusqu’au vieillard à barbe blanche assis sur son nuage, tout là-haut, au ciel de nos enfances.
Les théologiens sont responsables de cette enflure sémantique, sur laquelle débouche automatiquement le mot « Dieu ». Et ceci a commencé très tôt, dès la deuxième étape de l’écriture de la Bible (habituellement appelée élohiste). A partir de là, à cause du texte lui-même qui se met à nommer « Dieu », puis à le décrire de plus en plus précisément, le judaïsme, suivi du christianisme et de l’islam, vont parler, et parlent encore, de « Dieu ».
Il n’en allait pas ainsi pour la première mise par écrit de la Bible (le yahviste), ou pour l’hindouisme. Là, on sait encore qu’on ne peut pas nommer « Dieu » : la toute première Bible le désigne par quatre consonnes qui ne signifient rien, et que les juifs pieux remplacent (aujourd’hui encore) par une seule, le yod ou ‘. Quant aux hindous, ils remplacent la désignation de « Dieu » par une simple vibration, « Ohhhmmm…. »
Quand un occidental se demande s’il croit en Dieu, il se demande en fait s’il adhère à telle ou telle représentation de « Dieu » – qu’il ira puiser, selon sa formation ou sa tradition, dans telle ou telle partie du champ sémantique générée par le mot « Dieu ».
Vous me demandez si je crois en « Dieu » ? La réponse est claire, sans appel : c’est non. Non, je ne puis adhérer à aucune des représentations ouverte par le champ sémantique « Dieu ». Il me faudrait alors choisir entre les opinions des uns ou celles des autres, alignées dans les rayons de nos bibliothèques depuis plus de 25 siècles.
Alors, en quoi croyez-vous ?
Je ne crois pas : je constate (et il m’a fallu pour cela toute une vie de recherches tâtonnantes, d’expériences douloureuses) que derrière ce monde des apparences, il y a une réalité que la plupart appellent « Dieu », mais que je me refuse à nommer parce qu’elle est au-delà de tout mot.
Une personne ? Mais non ! Si je dis « une personne », je rentre déjà dans la querelle des mots, dans une cage assemblée depuis les premiers conciles jusqu’à E. Mounier. Un existant ? Pas plus, vous me traînez chez Heidegger ou Sartre.
Alors, quoi ?
Une expérience, faite à la fois dans la vie et par l’esprit. La vie devançant presque toujours l’esprit, le travail de l’esprit éclairant lentement la vie. Une expérience, qui ne peut donc se réduire à aucun mot, même quand c’est une expérience que l’esprit prétend analyser.
Une expérience ne se met pas en formules, ni en mots. Elle ne se décrit pas, elle est au-delà des mots. Elle se constate, quand toutefois la conscience finit, enfin, par acquiescer – toutes murailles intérieures renversées – à la force de l’évidence.
M.B., 11 janvier 2007
SPLENDIDE SOLITUDE
I. Aux origines : une tribu
Lorsque la tribu issue d’Abraham s’établit en Égypte, elle forme un groupe extrêmement soudé autour de sa descendance, les douze frères. Le sentiment de persécution, le travail forcé imposé par les Égyptiens, renforce encore ce sentiment d’appartenance des individus à un groupe. Il faut faire front pour survivre : la cohésion est surtout d’ordre politique et social, secondairement d’ordre idéologique et religieux.
Après leur fuite d’Égypte, errant dans le désert, les juifs n’ont plus d’oppresseurs contre qui se liguer : ce qui les fédère alors, c’est l’angoisse du lendemain. Dévorés d’angoisse, ils s’opposent à Moïse et le forcent à une solitude exemplaire : il doit planter sa tente en-dehors du campement communautaire, puisque ses « frères » refusent la confiance qu’il accorde, et lui seul, à Yahwé.
Pour la première fois dans la Bible, un homme connaît la solitude comme conséquence de sa vision intérieure, celle d’un monde auquel lui a accès, mais pas ceux qui ont formé jusque là sa communauté, ses réseaux de relations et de solidarités.
Angoisse et rejet de la nouveauté : les deux ingrédients permanents de l’exclusion, par un groupe, de l’un des siens.
Sources de toutes les solitudes imposées.
II. Solitude de Jésus
Rarement soulignée par les commentateurs, la solitude de Jésus est un élément fondateur de son expérience spirituelle.
Il semble en être le seul artisan : c’est lui qui s’éloigne de sa famille, puis qui la rejette (Mc 3,33). C’est lui qui ne sacrifie jamais au Temple, et condamne les sacrifices – culte fédérateur de la communauté juive. C’est lui qui insulte les autorités religieuses de son pays. Lui qui proclame que la Loi ancienne – celle qui avait fait de la tribu informe un Peuple structuré – n’est plus valable, puisqu’elle doit être « accomplie » : c’est-à-dire dépassée, et par lui. C’est lui enfin qui choisit de n’avoir pas une pierre où reposer sa tête, devenant vagabond et mendiant, marginal.
Ayant perdu famille, enracinement religieux et social, méprisé puis pourchassé, Jésus est un homme seul. Très seul dans un monde juif où nul ne peut être une île.
Il a souffert de cette solitude, qu’il a pourtant choisie. Il tente alors de s’entourer de douze disciples, chiffre hautement symbolique auquel il attache une grande importance. Mais ces Douze, communauté de substitution, ne comprennent rien à la nouveauté qu’il apporte et ne pensent qu’à leur propre avenir politique, la première place qu’ils convoitent ouvertement. Jésus le comprend vite : dès lors, il marche « devant eux », seul.
Tragiquement seul.
Reste son Dieu. Tant qu’un juif n’a pas perdu Dieu, il n’a pas tout perdu. Son cri sur la croix, « Éloï, pourquoi m’as-tu abandonné ? », est une citation du Ps 21. Comme tous les juifs, Jésus exprimait le fond de son âme par une citation de l’Écriture. Cette parole est l’une des « sept paroles en croix » qui résiste le mieux à l’analyse : elle a toutes chances d’être authentique.
Abandonné du Dieu de son éducation juive, de l’Éloï qui fédère sa communauté dans la foi et le culte, Jésus est devenu une île. Il est totalement, absolument seul.
III. Abandon de Dieu et solitude
Un autre homme, dans la Bible, a connu une expérience semblable : c’est Job.
Il perd simultanément tous ses biens, et tous ses enfants. Sa femme le méprise, le raille et le rejette. Son corps le trahit. Malade, il s’établit sur un tas de fumier, et attend.
Viennent le visiter trois amis. Des amis, enfin ! Un lien quelconque avec la communauté des hommes ! Que non. Ses amis lui démontrent, avec l’implacable suavité des ecclésiastiques de tous les temps, qu’il est seul responsable de sa solitude. Elle est voulue par Dieu. Job doit se soumettre à la volonté de ce Dieu qui l’a séparé de tout, et de tous.
Job ne se révolte pas – pas très longtemps, en tout cas – contre ce Dieu qui lui voudrait du mal. Dans la nuit obscure de son âme, il consent. Il n’accuse pas Dieu. Il n’accuse personne, il ploie sous le consentement.
Ce consentement, Nietzche le refuse : il tue Dieu, et le remplace par danse du Gai Savoir, celui des Hommes enfin libérés de toute tutelle, enfin grands par eux-mêmes. Les super-hommes d’un monde sans Dieu.
Donatien, marquis de Sade, est le seul à avoir été plus loin que Job, plus loin que Nietzche : il ne tue pas Dieu, il l’écrase de son mépris, le poursuit de ses hurlements, l’évacue comme un animal malfaisant. Mais dans les décombres de Dieu, il écrase aussi l’homme, l’enfant et la femme qui ne sont plus qu’objets de jouissance. Triste Savoir : il n’y a que jouissance, recherche de la jouissance au prix du foutre épandu, du sang versé.
L’Homme n’existe plus, pas plus que Dieu : personne n’est allé aussi loin que Sade dans la solitude qui fut la sienne, enfermé dans un appétit de jouissance que Dieu ne peut combler, et que les êtres humains ne comblent qu’au prix de leur destruction, lentement accomplie sous les yeux et par les mains du jouisseur.
IV. Solitude du disciple de Jésus
De son vivant, tentant d’échapper à la solitude qui le cernait, Jésus n’a donc pas réussi à former une communauté, un nid de chaleur et de partage humains.
Ceux qui viennent à lui, il ne leur dit pas : « Rejoins-nous« . Il leur dit : « Suis-moi« .
Cette solitude qui est la mienne, assume-la, fais-la tienne. Désormais tu seras séparé de tous, comme je l’ai été. Et je serai ta seule porte d’entrée dans le Royaume.
C’est peut-être cela que signifiait dans sa bouche l’image de la « porte étroite » : étroite, parce qu’elle est limitée à lui seul. Quitter la communauté, pour ne passer que par lui.
Porte étroite ? Peut-être. Mais une porte n’est jamais qu’un lieu de passage, fait pour être franchi. Ouvrant sur quelque chose.
Et ce sur quoi Jésus ouvre, c’est sa « Loi du cœur », qui mène à la découverte de la tendresse de Dieu. Non pas l’Éloï qui abandonne Jésus sur la croix, mais Abba, océan de tendresse, infini d’un amour nouveau : avait-on jamais décrit « Dieu » comme le père inquiet, qui attend chaque jour devant la route poudreuse l’enfant perdu ? Comme la femme, prête à tout bouleverser dans sa maison (l’Église ?) pour retrouver une seule pièce perdue ? Comme le berger, abandonnant la communauté pour aller, dans la solitude rocailleuse, chercher une seule brebis qui vagabonde dans la solitude ?
Pendant les siècles de sa splendeur, l’Église catholique a offert à ses fidèles la solidité de ses dogmes, un rempart contre l’étrange et sa nouveauté, la chaleur du regroupement.
C’est pourquoi sans doute ceux qui mesurent l’inanité des dogmes, ceux que la nouveauté n’effraient pas plus que la vie, ceux qui expérimentent la froideur d’une communauté devenue factice, ceux-là qui cherchent ont pourtant du mal à franchir le pas : tout quitter – et d’abord les racines de leur enfance- pour suivre le solitaire de Galilée.
Quitter la sécurité communautaire, laisser tomber le manteau protecteur des dogmes, peut apparaître comme une entrée en solitude – qui fait peur, à laquelle on ne se résout pas. On reste « un pied dedans, un pied dehors ».
Franchir la porte, faire confiance à l’homme Jésus. Sa « Loi du cœur » est une révolution, exigeante ? Sans doute. Elle mène à l’Abba qu’il n’a cessé de prier, et dont il a si peu parlé dans son enseignement. Mais dont la proximité, seule, explique que la solitude de Jésus, si elle fut réelle, fut aussi un chemin d’initiation.
« Je suis la porte » : aller vers elle, la franchir, c’est réduire la solitude à néant.