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UN LIVRRE SUR JÉSUS DU PAPE RATZINGER (I.)

          Le pape de Rome vient de publier un livre sur Jésus (1) : une petite révolution.
          Depuis la fin de l’antiquité, les papes ne se sont jamais exprimés en matière dogmatique que de façon officielle, ex cathedra. Leur parole était considérée comme normative et définitive : sans s’expliquer, de façon convenue, brève et lapidaire, ils définissaient le vrai. Ils ne débattaient pas, ne discutaient pas : ils condamnaient l’hérésie sans appel, sans argumentation, sans justification.

         Déjà Jean-Paul II avait publié, en 2004, un livre en son nom propre. Mais le sujet ne touchait pas directement au dogme fondateur du christianisme : Homme et Femme il les créa, il (ne) s’agissait (que) de morale sexuelle.
          Tandis que Jésus de Nazareth concerne l’identité même du christianisme, en la personne de son « fondateur ». Imagine-t-on, en 325 ou en 481, les conciles de Nicée ou Chalcédoine publiant un volume de plus de quatre cent pages, savant et argumenté ?

          « Je n’ai pas besoin de dire expressément que ce livre n’est en aucune manière un acte de magistère, écrit le pape, mais uniquement l’expression de ma quête personnelle… Aussi chacun est-il libre de me contredire ». Les cendres de Constantin, d’Athanase ou de St Léon doivent s’agiter : les imagine-t-on, sur un sujet aussi sensible que l’identité de Jésus, dire que « chacun était libre de les contredire » ? Arius ou Eutychès auraient certainement apprécié.
          Sur la couverture, le nom de l’auteur lui-même est double : « Joseph Ratzinger, Benoît XVI ». Qui écrit ? Est-ce Ratzinger, ou bien est-ce le pape ? Chacun est libre d’en juger. Sur pareil sujet la chose est toute nouvelle, sans précédent.

          Un pape, enfin, va cesser de condamner. Il éclairera, il expliquera à ceux qui cherchent.

          Je lis avec vous l’ Avant-Propos, où l’auteur expose en 13 pages sa méthode.
               On y découvre sans surprise qu’il connaît bien l’état de la recherche sur Jésus. « Depuis les années 1950, le fossé s’est élargi entre le « Jésus historique » et le « Christ de la foi » : les deux figures se sont éloignées l’une de l’autre à vue d’œil ».

          Mais après cet honnête constat de Ratzinger, c’est Benoît XVI qui parle : « Que peut bien signifier la foi en Jésus le Christ, en Jésus le Fils du Dieu vivant, dès lors que l’homme Jésus est si différent de celui que les Évangiles représentent et de celui que l’Église proclame à partir des Évangiles ? »
          Dès la première page de cet Avant-Propos, les choses sont donc claires.

         Ainsi, « Les progrès de la recherche historico-critique ont débouché sur… une figure de Jésus de plus en plus floue, voire évanescente […] Force est de constater que ces reconstitutions reflètent davantage leurs auteurs et leurs idéaux qu’elles ne mettent au jour l’icône du Christ ».

         Puis il cite son maître Schnackenburg : « La recherche scientifique a rendu [les croyants] incertains quant à la possibilité de garder la foi dans la personne de Jésus Christ sauveur du monde… Les efforts entrepris par l’exégèse scientifique […] nous entraîneront dans un débat permanent, … qui ne s’arrêtera jamais ». Et quand Schnackenburg suggère que « les Évangiles habillent de chair la figure mystérieuse du Fils de Dieu apparu sur terre », le pape le corrige : « Les Évangiles n’avaient pas besoin d’ « habiller » Jésus de chair, puisqu’il avait réellement pris chair. Reste à savoir s’il est possible de traverser le maquis des traditions [bibliques] pour trouver cette chair »

          En toute logique, le pape désosse ensuite la méthode historique. « En tant que méthode historique, elle postule la régularité du contexte dans lequel se sont déroulés les événements de l’Histoire ». Elle est donc incapable de percevoir « la plus-value que recèle la parole ». Pour la forme, il rend hommage à la méthode historico-critique, mais conclut : « Il devient évident… que cette méthode, de par sa nature, renvoie à quelque chose qui la dépasse et qu’elle est intrinsèquement ouverte à des méthodes complémentaires »
          Déjà en 1907, Pie X, dans l’encyclique Pascendi, condamnait la méthode historico-critique « agnostique, immanentiste, qui poursuit un prétendu progrès… en se réclamant du point de vue historique ».

          Traduisons la langue de bois de Benoît XVI : Je ne peux plus, comme mon prédécesseur, condamner les avancées de l’Histoire. Mais je vous explique : elles ont besoin de « méthodes complémentaires ». C’est-à-dire que la Bible « lue dans son ensemble… prolonge organiquement la méthode historico-critique… et la transforme en théologie proprement dite ».
          Et qu’est-ce qui « transforme » les paroles et les faits rapportés par la Bible en « inspiration » ? C’est que « l’auteur parle au sein d’une communauté vivante… dans laquelle une force directrice supérieure est à l’œuvre ».

          Trop de chercheurs ont fait progresser la « quête du Jésus historique ». On ne peut ignorer ce courant de plus en plus fort, qui trouble les croyants : mais on ne condamne plus. On encense l’ennemi, on s’incline devant lui pour mieux nier son existence et revenir au statu quo ante. Et on conclut, la main sur le coeur : « Du mieux que j’ai pu, j’ai tenté de représenter le Jésus des Évangiles comme… un Jésus historique, au sens propre du terme ».
          Le « sens propre du terme », le sens de l’Histoire, c’est celui que Ratzinger lui attribue.
          « Quiconque contrôle le passé, disait George Orwell, contrôle le futur »

          « J’espère que le lecteur verra clairement que ce livre n’est pas écrit contre l’exégèse moderne », conclut le pape avec une touchante sincérité. Il indique donc ses références : Karl Adam (4) Romano Guardini (2) Daniel-Rops (3), Schnackenburg et l’école allemande des années 1950-1960.
           Quant aux chercheurs américains des années 1990-2000 – les Brown, Charlesworth, Meier -, pas un mot. Sauf, en page 396, une petite notice sur John P. Meier, « exégète américain qui représente un modèle d’exégèse historico-critique où se manifestent à la fois l’importance et les limites de cette discipline. La recension de son travail, faite par Jacob Neusner, mérite d’être lue : « Who needs the historical Jesus ? » [A quoi sert le Jésus historique ?].
    
          Et seul un spécialiste averti peut décrypter cette référence (p. 13) : « Les différentes Écritures renvoient d’une manière ou d’une autre au processus vivant de l’Écriture unique qui est à l’œuvre en elles. C’est justement de ce constat qu’est né et que s’est développé en Amérique, il y a environ trente ans, le projet d’ « exégèse canonique », qui vise à lire les différents textes en les rapportant à la totalité de l’Écriture unique, ce qui permet de leur donner un éclairage tout à fait nouveau »
         ; Il faut lire ici une condamnation du Jesus Seminar d’abord, puis de toute l’école américaine où se trouvent actuellement les meilleurs quêteurs du « Jésus historique ». Au profit des fondamentalistes américains, qui rejettent toute lecture historique des Écriture et n’acceptent que l’ « Écriture unique ».
         Petite parenthèse : les musulmans intégristes parlent de la même façon d’un « Coran unique, incréé, transcendant toute manifestation écrite de la parole d’Allah ».

          J’attendais, de cet intellectuel confirmé, une contribution à la recherche sur le Jésus historique. A lire cet Avant-Propos, clé de son livre, ce n’est pas une contribution : c’est un pare-feu, dirigé contre l’incendie provoqué par cette recherche.

          « De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ? « , disait Nathanaël.
      De Rome, peut-il sortir quelque chose d’autre ?

                                      M.B., 3 décembre 25007

(1) Joseph Ratzinger, Benoît XVI : Jésus de Nazareth, Flammarion, 2007.
(2) Théologien catholique allemand, né en 1885.
(3) Écrivain français, auteur en 1943 d’un Jésus en son temps qui fit sa fortune.
(4) Théologien allemand, né en 1876.

UN LIVRE SUR JÉSUS DU PAPE RATZINGER (II.)

          Dans l’article précédent, j’analysais brièvement l’Avant Propos du livre de Ratzinger/Benoit XVI sur Jésus. Je me propose de lire ici avec vous son Introduction sur La question johannique, pp. 245 à 265. Parce sur cette question, la recherche récente a fait des progrès considérables.
      Ratzinger prétend connaître cette recherche, et faire le point sur ses avancées : « Que nous dit la recherche actuelle ? » (p. 247), et « la recherche la plus récente s’est rendue compte que… » (p. 262). Voyons d’abord quelles sont ses références, les chercheurs sur lesquels il s’appuie et dont il valide les résultats.
      Il cite longuement Martin Hengel, « adhère avec conviction » aux conclusions de Peter Stuhlmacher et avoue que « parmi les commentaires de l’Évangile de Jean, j’ai surtout utilisé celui de Rudolf Schnackenburg ». Il ne cite aucun des chercheurs de la « Quête du Jésus historique« , français et surtout américains – notamment les travaux considérables de Raymond E. Brown sur l’Évangile de Jean.
      Première conclusion : la « recherche la plus récente », c’est pour lui celle des théologiens allemands conservateurs. Ce n’est pas le chef de la chrétienté universelle qui parle, mais un provincial qui répète l’enseignement reçu autrefois dans sa Province allemande. 
     Il pose les deux questions-clés : qui est l’auteur de cet Évangile ? Et quelle est sa crédibilité historique ?

Qui est l’auteur de cet Évangile ?

Après une brève discussion, il reconnaît la réalité historique du disciple bien-aimé. Pour conclure que « l’état actuel de la recherche nous permet tout à fait de voir en Jean, le fils de Zébédée, ce témoin… oculaire ». Alors que R.E. Brown a montré de façon définitive que le disciple bien-aimé fut un personnage historique, distinct de Jean. On croit alors rêver quand on lit que « Zébédée [le père de Jean] n’était pas un simple pêcheur… Il peut tout à fait avoir été prêtre » : Jean serait donc de classe sacerdotale, ce qui expliquerait la teneur de son évangile, etc…
      Bref, ce sont des théories qu’on soutenait dans les années 1950, et que la recherche actuelle – la vraie – a fait voler en éclats.

Quelle est sa crédibilité historique ?

Ratzinger écarte alors l’idée qu’il puisse y avoir dans cet Évangile d’un côté le Jésus de l’Histoire, et de l’autre les discours poétiques d’un Jésus gnostique. Les longs discours n’ont pas été « enregistrés avec un magnétophone », mais « la véritable prétention de l’Évangile est d’en avoir rendu correctement compte ».     Comment s’y prend-il pour tenir ces deux bouts ?
      En esquissant sommairement une « théorie du souvenir » : quelqu’un (saint Jean) s’est souvenu de ce qu’il avait entendu de la bouche de Jésus. Mais il ne s’est pas souvenu tout seul : il s’est « souvenu ensemble », au sein de l’Église. Le IV° Évangile, c’est le fruit à la fois de son souvenir, et du souvenir collectif d’une Église habitée par l’Esprit-Saint : « L’Évangile de Jean […] ne fournit pas une transcription sténographique des paroles et des activités de Jésus. Mais, en vertu de la compréhension née du souvenir, il nous accompagne… jusque dans la profondeur des paroles et des événements – profondeur qui vient de Dieu et qui conduit vers Dieu » (p. 261)
      Ceci, c’est la négation même de la « recherche actuelle » du Jésus historique. C’est la théologie la plus classique et la plus rétrograde de l’Église catholique sur l’Inspiration.
      Que le pape affirme la valeur éternelle de cette théologie, c’est son droit – et après tout, c’est ce pour quoi il a été élu. On n’attend rien d’autre de lui.
      Mais qu’il prétende connaître « la recherche la plus actuelle », qu’il prétende la faire avancer en triant les scories du bon grain, c’est une malhonnêteté intellectuelle. C’est se moquer de ses lecteurs.

      C’est surtout ne pas se rendre compte que la « quête du Jésus historique » est en train, lentement, de se faire connaître même des catholiques. Lesquels ne sont plus aussi ignares qu’ils l’étaient aux temps de l’encyclique Pascendi. Lesquels sont capables de porter un jugement éclairé sur les tentatives pathétiques d’un vieil homme qui prétend maîtriser la recherche, mais qui lui tourne le dos.
      Décidément, c’est bien en solitaires qu’il nous faudra aller à la recherche de Jésus tel qu’il fut : l’Église institutionnelle est incapable de nous y aider.

                                         M.B., 9 déc. 2007

JÉSUS SANS JÉSUS : l’émission de Mordillat et Prieur sur ARTE.

          Deux journalistes incroyants, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, ont réussi un pari impensable il y a seulement vingt ans : présenter au public, à une heure de grande écoute, plusieurs heures de téléfilms ARTE sur Jésus.
          Corpus Christi (1996), suivi de Jésus contre Jésus (1999), Jésus après Jésus (2004) et tout récemment Jésus sans Jésus.
          Chacune de ces émissions donnant ensuite naissance à un livre, publié au Seuil.
          Il faut saluer cette entreprise, audacieuse et menée avec une détermination sans faille. Elle est l’aboutissement d’un vaste mouvement, commencé au milieu des années 1970 : la redécouverte d’un « juif marginal » (J.P. Meier) sur lequel s’est fondée autrefois notre civilisation occidentale.
          Mais ces émissions témoignent aussi d’un phénomène inattendu : la personne de Jésus, aujourd’hui récupérée par les médias.

I. Les téléfilms

          Leur forme n’a pas varié depuis le début : plan fixe sur un homme ou une femme qui parle, sur fond noir. Peu de sourires, très peu de gestes. Visages concentrés, voix monocordes. Changements de plan austères : un manuscrit ancien, feuilleté par une main invisible, avec un commentaire de transition en voix off.
          Pour chaque série, une quarantaine de chercheurs à qui, c’est évident, l’on a posé la même question (laquelle exactement ? On l’ignore). Chacun manifestement libre de sa parole.
          Catholiques, orthodoxes, protestants, juifs : il faut deviner, rien n’est dit de la chapelle à laquelle ils appartiennent. Mais très vite, on ne se pose plus la question. Car ces chercheurs ont tous une passion commune : l’homme qui vécut une brève aventure dans la Palestine de l’an 27 à 30, et qui est maintenant connu sous un pseudonyme, Le Christ.
          Les monologues se succèdent : impression de répétition ? Non, des nuances apparaissent dans les analyses. Oh ! des nuances infimes, mais la question est si grave qu’on s’attendrait à un consensus – un de ceux qu’impose habituellement la pensée politiquement correcte.
          Pas de consensus, chaque chercheur parle en son nom propre. Mais au fil des émissions, quelques résultats sédimentent comme d’eux-mêmes : oui, c’est bien dans cette direction-là que se situe la vérité de l’homme Jésus – finit par penser le téléspectateur, sans même s’en rendre compte.

          Or, c’est exactement ainsi que se déroule depuis un siècle la quête du Jésus historique. Des chercheurs isolés, peu nombreux, scientifiques de haut niveau, qui ne travaillent pas ensemble, ne se rencontrent pas autour d’une table. Mais que leur recherche conduit tous dans la même direction.
          Ni aboutissement, ni proclamation spectaculaire : des livres, qui paraissent ici et là, de lecture ardue. Des miettes, qui finissent par rendre évidentes quelques conclusions bouleversantes, splendidement ignorées par les Églises établies.
          Comme par les romanciers à succès, pour qui Jésus est devenu une source de revenus appréciables. Pour une fois, le fils de Joseph rapporte de l’argent à la maison !
          Mais les travaux de ces chercheurs voient leur public s’élargir, minorité silencieuse. ARTE leur a donné un mégaphone, merci.

          A la fin de la série, le téléspectateur ne sait plus très bien où il en est : sinon que le catéchisme de son enfance a volé en éclats. Qu’il y a du nouveau, du neuf à découvrir derrière le maquillage plaqué par des siècles de christianisme sur le visage du juif marginal, génial prédicateur itinérant qui n’a pas fini de nous ouvrir le chemin.

II. Les livres

          Ils résument assez bien le contenu de chaque téléfilm. A un détail près, qui change tout : ils sont écrits par deux hommes, Mordillat et Prieur, et ne laissent plus entendre la voix multiforme de la recherche, avec ses tâtonnements, ses certitudes qui viennent comme d’elles-mêmes, au terme de lentes et patientes interrogations.

          Le dernier de ces livres (Jésus sans Jésus, Seuil, novembre 2008) laisse apparaître l’opinion personnelle des auteurs (ce dont les chercheurs auditionnés ont presque toujours réussi à se garder). Leur indignation devant la tromperie au nom de Jésus, tromperie dont l’Église fut l’artisan et l’unique responsable.
          Cette indignation explose dans le dernier chapitre du livre : on passe du domaine de la recherche à la verve du pamphlet.
          Je ne les critique pas : leur indignation, je la partage. Là où ils parlent de tromperie, j’ai plusieurs fois écrit le mot imposture. Et j’ai été plus loin encore que les chercheurs appelés à la barre d’ARTE, en utilisant sans réserve le critère politique dans la lecture des textes sacrés : les Évangiles n’ont pas (seulement) été écrits pour témoigner de Jésus, mais (aussi) pour prendre le pouvoir.
          Ce critère politique permet de dégager Jésus de ce qu’en ont fait les Églises, collaboratrices de tous les pouvoirs en place depuis 17 siècles.

          Je perçois pourtant une différence entre l’indignation de nos deux auteurs, et la mienne : je n’ai pas eu l’impression, en les lisant, qu’ils aimaient Jésus d’amour.
          Et quand ils écrivent :
          « Tantôt avec colère, tantôt avec désespoir, les chrétiens doivent confesser leur appartenance à une religion dont l’inspirateur, sinon le fondateur, n’est pas de la même religion qu’eux » (p. 250) – je sais bien qu’ils ont raison. Mais je me demande s’ils aiment ces chrétiens, ces hommes et ces femmes si longtemps trompés par leur Églises, comme un frère aime ses frères et ses sœurs spirituels.

          Mordillat et Prieur ont sondé les origines et la destinée du christianisme en sociologues, en journalistes talentueux, en experts du « fait religieux ». On les sent blessés dans leur conscience citoyenne, par le décalage entre le Royaume annoncé par Jésus et l’Église qui est venue à sa place.
          On ne les sent pas blessés dans leur amour pour Jésus.

III. Erreur sur le Royaume

          Cela les a conduit à une erreur qu’aucun des chercheurs auditionnés n’a commise – du moins, dans ces termes.
          « Jésus – écrivent-ils – ne pensait pas que le monde continuerait au-delà de sa génération. Son horizon ne dépassait pas une vie humaine, la sienne. S’il revenait… il serait abasourdi de voir que le monde existe toujours, que la Fin des temps qu’il a annoncée sans relâche ne s’est pas produite, que le Royaume de Dieu ne s’est pas établi avec puissance » (p. 228-230).

          C’est (me semble-t-il) n’avoir pas vraiment compris le paradoxe fondateur de l’enseignement et de la vie de Jésus :
          Le Royaume est déjà là, dit-il, il est parvenu au milieu de vous.
          Le Royaume est établi avec puissance à chaque fois qu’un homme, qu’une femme, se relève alors qu’il était couché dans le désespoir de la maladie ou du mépris.
          Le Royaume est déjà là, puisque je suis là.
          « Regarde, dit-il à Jean-Baptiste : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris ! » (Mt 11,5). La femme adultère n’est pas lapidée, elle est renvoyée libre ! (Jn 8).

          Mais en même temps,dit Jésus,  le Royaume est à venir, je l’attends – (Mc 9,1).
          Parce qu’après ma mort (dit Jésus), il y aura toujours des hommes, des femmes, couchés dans la cendre de la maladie et du mépris. Cet état de souffrance ne finira qu’à la fin du monde.
          Le Royaume de Jésus est déjà là, et il est encore à venir.
          Déjà là à chaque main tendue, à chaque justice rendue, à chaque sourire offert.
          Encore à venir, car tant que le monde sera monde, il y aura de la souffrance.

          Comme tous les juifs de son temps, Jésus attendait la fin du monde « au dernier jour » (Jn 11,24). Il n’a jamais pensé, ni annoncé, que la fin des Temps se produirait au cours de sa génération. Cet espoir, oui, les tout premiers chrétiens l’ont eu un temps. Parce qu’ils n’avaient pas compris (eux non plus) ce qu’est le Royaume de Jésus.

          Mordillat et Prieur semblent avoir fait la même erreur qu’eux. Et n’avoir vu en Jésus, finalement, qu’un prophète de l’apocalypse, désespérant parce que désespéré.

          La quête du Jésus historique n’est pas seulement la recherche de vérité sur un homme, et la civilisation qui se réclame de lui. Elle peut, elle devrait mener à la rencontre personnelle avec cet homme.

          Et là, dans le silence, il parle à nos cœurs blessés d’un Royaume déjà présent, que nous attendrons aussi longtemps que ce monde durera.


                    M.B. 11 janvier 2009

LA RÉSURRECTION SENS-DESSUS DESSOUS : un article de D. Marguerat

          Je suis stupéfait ! Dans un hors-série du journal Le Point (janvier 2009), largement diffusé, Daniel Marguerat – chercheur respecté de la « quête du Jésus historique » – publie un article de 3 pages sur la résurrection de Jésus. De la part de ce fin connaisseur, on s’attendait à une mise à plat de ce dossier brûlant : il n’en est rien.
          L’article commence pourtant bien : « Les deux verbes grecs pour dire l’ « après » de la vie de Jésus signifient très exactement être relevé, être réveillé« . C’est vrai, le mot « résurrection » nous entraîne sur une fausse piste, quand il traduit le verbe egeirô du Nouveau Testament. Ce verbe ouvre vers une autre direction  : se réveiller, s’éveiller – la catégorie sémantique de l‘Éveil, expérience humaine si bien décrite par l’hindo-bouddhisme.

          Passons ensuite sur quelques inexactitudes : « Les récits évangéliques s’accordent à dire que le tombeau de Jésus a été trouvé ouvert deux jours après sa mort… Les femmes attendent trois jours pour embaumer le corps de Jésus » : non pas trois jours, non pas deux, mais 32 heures après la mise au tombeau. Soyons précis, puisque les traditions évangéliques (et c’est rare) le sont unanimement sur ce point-là.
          Concernant les apparitions de Jésus Éveillé, Marguerat poursuit que « les textes canoniques ne s’accordent ni sur les lieux, ni sur les acteurs, ni sur les paroles ou les gestes échangés ».
          Juste : mais c’est qu’il faut faire le tri dans ce que les traditions ont fait parvenir jusqu’à nous. Ce tri, quand on le fait, on constate que le Nouveau Testament témoigne de deux types différents d’apparitions :

          1- Des apparitions à quelques proches de Jésus – une femme de son entourage, les Onze apôtres, deux disciples fuyant Jérusalem, enfin quelques apôtres au bord du lac de Galilée – en présence du disciple bien-aimé dont le témoignage visuel, de première main, est ici incontournable. Selon nos critères, ces apparitions peuvent être qualifiées d’ « historiques ».

          2- D’autres apparitions, dont témoigne Paul de Tarse dans sa première lettre aux Corinthiens (15,3-7), qui dit tout autre chose que les témoignages précédents : Jésus serait apparu à Pierre le tout premier (c’est faux), puis à plus de 500 frères à la fois (c’est inventé), ensuite encore à Jacques puis à tous les apôtres…
          Cette chronologie est tout simplement le reflet des luttes pour la prise du pouvoir qui ont déchiré l’Église dès sa naissance. En l’an 56, Paul navigue encore à vue entre les prétendants, et fait hommage à Pierre (devant Jacques, son rival) pour ménager les partisans du vieux chef – afin de mieux les affaiblir ensuite.
          Ce récit d’apparitions est donc inventé pour raisons politiques (1) . Tout comme l’apparition à l’incrédule Thomas (Jn 20, 24-29) est inventée (ou entièrement réinterprétée) pour raisons théologiques.

          Marguerat mélange dans le même sac, pêle-mêle, toutes ces traditions. Le résultat ? Rien n’est plus crédible, il y a trop de contradictions : il lui faut expliquer la résurrection autrement que comme un évènement réel (« historique »), transmis jusqu’à nous par des traditions qu’il revient à l’exégète de démêler, pour trier le vraisemblable de l’invraisemblable, l’authentifiable du mensonge.

         Il continue donc :  « Les récits de la résurrection ne seraient-ils que des fictions ? Les suites d’une hallucination collective déclenchée par l’intense frustration des disciples face à la mort » de Jésus ? Notre expert est trop avisé pour avaler cette explication psychiatrique (la résurrection serait attestée par des malades).
          Il propose « une autre piste offerte par l’attention portée au langage de ces récits : les verbes voir et apparaître y sont fréquents. Ils renvoient à un phénomène d’expérience visionnaire, la vision comme phénomène mystique ».
          C’est là qu’il sort Paul de son chapeau : Paul et ses « expériences visionnaires… la diversité des récits s’explique alors fort bien… la vision s’inscrivant, en effet, dans la subjectivité de l’individu ».
          Autrement dit, pour Daniel Marguerat la résurrection n’est plus attestée par des malades, mais cette fois-ci par des mystiques visionnaires : « Le fait que cette résurrection… atteignit Jésus dans le présent ne changeait rien à l’affaire : ces visions… allaient être interprétées par ses disciples à l’aide des catégories disponibles dans leur milieu religieux. L’indicible de leur expérience mystique trouvait dans la foi… le moyen de se dire »

          Sans faire appel aux Docètes, hérétiques du II° siècle condamnés par l’Église et qui auraient pu dire la même chose, on lit ici la thèse de Rudolf Bultmann (cliquez) pour qui la résurrection ne repose sur rien d’autre que sur la foi des témoins : « Le fait que la résurrection atteignit Jésus dans le présent ne change rien à l’affaire », c’est un phénomène subjectif, le résultat de transes mystiques.
          Exit la réalité objective de la vie de Jésus « après ». 
          Exit l’espérance, pour nous qui souffrons, d’une fin de nos souffrances.

          Daniel, quel dommage ! Vous disposiez, dans Le Point, d’une tribune partout distribuée, lue par des milliers de personnes, croyants, en recherche ou incroyants. Pourquoi les enfoncez-vous dans cette impasse – vous, l’expert du Jésus historique ?     
          Pourquoi n’avoir pas saisi l’occasion pour les orienter dans la bonne direction ? 
          Pourquoi n’avoir pas fait comprendre que Jésus l’Éveillé a vécu une expérience humaine qui nous est promise (à nous tous qui ne sommes ni malades mentaux ni mystiques) et qui a été si bien décrite par l’autre moitié de l’humanité, l’Orient extrême ? 
          Ces milliards d’asiatiques n’ont-ils jamais rien su voir ? N’ont-ils jamais rien compris à rien ? Sommes-nous les seuls à tout savoir, parce que nous avons Aristote et la Bible ?

           Pour cette majorité de l’humanité, et qui pense (elle aussi), la mort n’existe pas. Rien ne disparaît, tout se transforme (cliquez).  
          Jésus a traversé la mort, et comme tous les Éveillés de la planète il a pu se rendre visible, pendant une courte période de temps, à certains de ses plus proches. Ce n’était ni une psychose collective, ni une vision mystique par laquelle les témoins se disaient eux-mêmes.
          C’était un phénomène humain ordinaire : ce qui est extra-ordinaire, c’est que les savants occidentaux que nous sommes, aveuglés par leur science, ignorants de celle des autres (Les autres ? Quels autres ?), se montrent toujours aussi incapables d’en rendre compte.

                                 M.B., 25 janvier 2009

(1) Sur la résurrection, voyez dans ce blog, le court article de la série « Le temps des prophètes » (cliquez ici). Pour en savoir plus, je renvoie à l’analyse détaillée, dans le chapitre Apparitions ?, de mon essai Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus, (cliquez)  Robert Laffont 2001, pp. 345-353.

LE TEMPS DES PROPHÉTES (II.) : Bultmann, L’Histoire et la foi..

          « Nous ne pouvons pratiquement rien savoir de la vie et de la personnalité de Jésus, parce que les sources chrétiennes en notre possession, très fragmentaires et envahies par la légende, ne font manifestement preuve d’aucun intérêt sur ce point, et parce qu’il n’existe aucune autre source sur Jésus« 
          Ainsi écrivait Rudolf Bultmann en 1965 (1). A tel point qu’on a pu dire que Jésus n’était plus pour lui qu’un « nom de code », enfoui à tout jamais sous le kérygme, la prédication des apôtres.
          Peu importe alors pour Bultmann que la résurrection soit un événement physique : ce n’est pas un fait de l’Histoire, mais un acte de foi. C’est la foi des croyants qui confère leur réalité signifiante aux événements marquants de la vie de Jésus.
          Le kérygme des apôtres joue donc le rôle d’un rideau : il nous est impossible de le franchir pour atteindre, en amont de leur prédication, l’homme Jésus dans sa réalité historique.

          Ce présupposé, qui retire aux Évangiles toute pertinence historique, repose sur l’évidence qu’ils ont été écrits après la résurrection de Jésus, et à sa lumière. La résurrection est en même temps un produit de la foi, et un événement fondateur de cette foi. Le Christ ne peut être « confessé » (c’est-à-dire à la fois reconnu et atteint) que par ceux qui possèdent l’indispensable clé d’interprétation de sa résurrection. Le Jésus d’avant la résurrection, le Jésus pré-pascal, est désormais hors de notre portée : les évangélistes n’ont témoigné que du Christ ressuscité.
          Bultmann prolonge la position de Paul, qui rejetait fortement tout lien avec le Jésus historique : « Le Christ est ressuscité pour [nous] : aussi, si nous avons connu le Christ selon la chair, désormais nous ne le connaissons plus ainsi » (2 Co 5,16).
          Autrement dit, si « nous » (la communauté de Jérusalem) avons connu le Jésus historique, « nous autres » (les Églises fondées par Paul) nous ne connaissons plus que le Christ de la foi. Remarquez qu’ici, Paul ne se « divise » pas de ceux qui ont connu Jésus selon la chair : il les anéantit, en les absorbant. La division, l’haïresis, ne deviendra la norme de l’Église triomphante qu’une génération plus tard.

          Pour Bultmann les récits évangéliques ne sont, à quelques exceptions près (le baptême par Jean, la mort sur la croix), que des mythes. Et tout ce que nous pouvons faire c’est de les démythifier, d’où le titre de son ouvrage-clé : Jésus, Mythologie et démythologisation.
          Après les protestants, cette position radicale s’est largement répandue dans les milieux catholiques. Marcel Légaut, entre autres, en a été imprégné au point de s’engager dans une impasse, dont il n’est jamais vraiment sorti. (Cliquez sur Légaut)

          Bultmann formulait en termes modernes une tension qui s’est exprimée dès les premiers temps du christianisme : l’opposition entre « christologie d’en bas » et « christologie d’en-haut ».
          Christologie d’en bas : Jésus est un prophète (les Ébionites niaient sa conception virginale, sa divinité et sa préexistence). Ou bien il a été adopté par Dieu (pour Arius il était une créature de Dieu, devenue Dieu par adoption). Ou encore il n’est pas Verbe fait chair (Nestorius voyait en lui une distance irrémédiable entre Dieu et l’humain).
          Christologie d’en-haut : Jésus est un être céleste « tombé » dans la chair (les Gnostiques). Ou bien il n’y a pas en lui d’âme humaine, mais seulement divine (Apollinaire). Ou encore il n’y a en lui qu’une seule nature, divine (Eutychès). Et donc il sait tout, il a la science infuse (le Moyen âge). Chacune de ces théories était l’expression de l’une ou l’autre des philosophies ambiantes de l’époque.
          Le contexte philosophique de Bultmann, c’était Heidegger et l’existentialisme allemand : pour lui, il revient au croyant de décider, par un acte personnel (« existentiel »), de la vérité du message évangélique.

          Depuis sa mort (1976), on assiste à une immense recherche autour de Jésus. Les exégètes parviennent non seulement à remonter en amont du témoignage apostolique (à franchir le rideau des apôtres), mais à discerner quelques grands traits de la personnalité de Jésus, et à distinguer son enseignement (ce qu’il a dit) de celui des apôtres (ce qu’on lui a fait dire). Ce travail de démaquillage de l’homme Jésus est aussi délicat qu’une fouille archéologique, ou que la restauration d’un retable d’autel recouvert par la fumée des cierges. Pour m’y être attelé, je sais combien le scalpel, ou le pinceau, doivent être maniés avec délicatesse. Mais on avance.


          Nous savons maintenant que le kérygme n’est pas un bloc monolithique, homogène, comme s’il était brusquement né, tout constitué, dans l’Église primitive. Le rideau derrière lequel se cacherait un Jésus inaccessible est un leurre, il se fendille de partout.
          Contrairement à ce que pensait Bultmann il y a donc bien, dans les Évangiles, des éléments pré-pascals : en amont du Christ de la foi, il est possible d’accéder au Jésus de l’Histoire.
          Les théologiens reconnaissent cette tension entre le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire : mais, obnubilés par le dogme, ils refusent d’y voir une alternative contraignante, et qu’il faille choisir entre l’un ou l’autre.
          Après Bultmann, le choix est inévitable : une ligne de démarcation est tracée. D’un côté ceux qui défendent une idéologie (le Christ ressuscité), parce qu’elle est le roc sur lequel s’élève le dogme des Églises. De l’autre, ceux qui cherchent à renouveler complètement l’antique foi chrétienne, en revenant à la réalité du juif Jésus.

          Par la radicalité de sa position, Bultmann nous a rendu l’immense service de poser la question de façon claire, en sorte que nul ne peut plus y échapper : qu’est-ce que croire ?
          Quelle réalité la foi atteint-elle ? La réalité de la foi des apôtres – c’est-à-dire ce que, eux, ils ont cru, avec leurs limites et leurs éventuelles intentions cachées ? Ou bien la réalité du rabbi itinérant juif, ce qu’il a voulu transmettre par sa vie et son enseignement ?

          Est-ce que croire, c’est donner aveuglément son assentiment aux convictions d’autrui, fussent-ils apôtres ? Est-ce adopter en bloc leurs idées et celles de leur époque, leurs formulations, leurs constructions mentales et théologiques ?
          Ou bien est-ce se mettre à l’écoute d’un homme, dont la vie et la mort fut une parole, et la parole (lentement redécouverte derrière le rideau apostolique) un tremplin vers « Dieu » ?

                      M.B., 7 nov. 2008

(1) Rudolf Bultmann, Jésus, Mythologie et démythologisation, Paris, Le Seuil, 1968, p. 35.

A suivre dans ce blog :
« Le temps des prophètes : (III) Les historiens à la recherche de Jésus »

LE TEMPS DES PROPHÉTES (III) : Les historiens à la recherche de Jésus.

« La lettre [de la Bible] enseigne les faits, l’allégorie ce qu’il faut croire« .
          Ce dicton médiéval résume la façon dont les Églises chrétiennes ont toujours lu leurs textes sacrés : pour elles, l’objet de la foi n’est pas la réalité des faits. Croire, c’est s’évader de la vérité du réel historique, pour chercher ailleurs une autre vérité.
          Chercher ? Où ça ?
          Dans la vérité du dogme.

          Depuis ses origines, l’exégèse (la compréhension des textes anciens) a été interprétative. Comprendre la Bible, c’était l’interpréter en fonction de critères extérieurs au texte. Ainsi faisait déjà la tradition juive, ainsi font les auteurs du Nouveau Testament, ainsi ont fait les Églises chrétiennes.
          Mais au cours du XIX° siècle, l’Histoire est devenue une science. Aujourd’hui l’exégèse n’est plus interprétative, c’est une des disciplines de l’Histoire, elle prétend à l’analyse scientifique des textes.
          Cela ne s’est pas fait en un jour. Les pionniers – D.F. Strauss (1835), Ernest Renan (1863) – ne disposaient pas des textes découverts, entre 1945 et 1947, en Égypte et en Judée. Mais surtout, l’Histoire était encore une science balbutiante. Ces pionniers ont provoqué la réaction radicale de Rudolf Bultmann (cliquez).
          La recherche a franchi un tournant décisif dans les années 1960 avec Joachim Jeremias, qui s’efforçait de retrouver dans les Évangiles ce qu’avait vraiment dit Jésus, la teneur même de ses paroles (ipsissima verba). Jeremias s’est vite rendu compte que c’était chose impossible, et qu’il devrait se contenter de l’écho de sa voix (ipsissima vox).
          Tout a basculé dans les années 1970, quand on a enfin admis que Jésus était juif. Que pour le rejoindre, il fallait s’immerger dans le milieu social, politique, religieux, qui fut le sien. En le replaçant ainsi dans son contexte, on passait d’une ombre « plate » à un Jésus en trois dimensions, qui prenait tout son relief.

          Les catholiques réagirent le plus souvent par l’ignorance, parfois par une résistance très vive. Au point qu’un des meilleurs exégètes actuels, John P. Meier, a dû se défendre vigoureusement contre leurs attaques. On lui reproche de saper la théologie catholique : il répond qu’il est un chercheur « délibérément non-théologien… [Depuis la fin du XVIII° siècle], la quête du Jésus historique a été soit théologique, soit anti-théologique. [Ma position est que les conséquences théologiques de cette quête] ne pourront venir qu’en deuxième lieu, après une première étape de recherche historique autonome. Le problème, c’est qu’on [les Églises] n’accepte pas l’autonomie de cette première étape » (1).
          Pourquoi les catholiques « n’acceptent-ils pas l’autonomie » de la recherche sur Jésus ? Parce qu’ils restent prisonniers du filet tissé par Paul de Tarse, bouclé par Bultmann : le Christ de la foi.

                   Mais ces dernière années, phénomène nouveau : alors que les Églises traditionnelles perdent leur crédit, la recherche du Jésus historique rencontre l’intérêt du grand public. On ne compte plus les magazines, les émissions de télévision ou les films qui lui sont consacrés. La personne de Jésus a échappé au monopole des Églises, elle fait irruption sur la scène, des laïcs prennent le relai des exégètes d’Église. Certains sont croyants (Jacques Duquesne), mais d’autres rejettent l’Église (Jean Onimus, Jacques Ellul, Michel Benoît) ou s’affirment délibérément incroyants comme Mordillat et Prieur, écrivains et producteurs de séries télévisées sur Arte (ne manquez pas les prochaines, en décembre).
          Cette médiatisation laisse à penser que les lignes, fixées depuis des siècles, ont enfin une chance de bouger. Mais ce n’est pas sans risques : peut-on chercher à connaître quelqu’un sans l’aimer ? Les avancées de l’exégèse scientifique, discipline exigeante, peuvent-elles être médiatisées sans perdre de leur substance ?
          Et surtout : à quoi bon ? Que sert-il de savoir qui a trahi Jésus, comment Judas est mort, si Pierre était un meurtrier (cliquez), si Cana était un miracle ou une dilution du vin ?
          En quoi est-ce que cela nous aide à connaître Jésus, à vivre de son message aujourd’hui, dans le chaos actuel ?

Le contexte

Jésus n’a rien écrit, ce sont d’autres qui ont écrit ses gestes et ses paroles. Il est donc nécessaire de bien les connaître, eux : ils sont comme un miroir, dans lequel Jésus se reflète.
          Le miroir est-il déformant ? La réponse est oui.
          Comment peut-on mesurer la déformation, pour retrouver un reflet au moins honnête (on n’ose dire authentique) de l’homme Jésus ? C’est le travail des exégètes, fait de rigueur, de patience, de modestie. Tout en finesse et en nuances.
          Si les apôtres ont déformé l’original, de quelle façon ? Comment ? Avaient-ils une intention, et laquelle ? Cette intention était-elle la leur, ou bien était-ce celle d’une communauté qui s’est constituée en continuant de déformer l’image de Jésus, pour s’appeler un jour l’Église – en écrasant les « hérétiques » de tous bords ?

          Zoom arrière : si Jésus était bien juif, qu’a-t-il apporté de nouveau au judaïsme de son époque ? Est-ce à cause de cette nouveauté qu’il a été éliminé, si rapidement ?
          La réponse est oui. Et le travail des historiens, c’est de planter le décor au sein duquel Jésus a joué sa pièce, pour mieux percevoir son reflet.

L’homme et son message

Peu à peu, on découvre alors un homme. Petit provincial appartenant aux classes moyennes, élève des Pharisiens, disciple du Baptiste : dans ce contexte, on comprend mieux le scandale provoqué par ses attitudes et ses paroles. Pareil homme risquait la mort, comme Martin Luther King : par sa seule façon d’être et de parler.
          Puis on découvre une personnalité, et alors (je ne suis pas le seul), on tombe amoureux. Impossible de ne pas aimer cet homme attentif à chacun autour de lui, qui jamais ne condamne, ignore les barrières sociales, continue d’aimer ceux qui le trahissent. Dont les paroles ont un charme tel, qu’elles sont resté gravées dans notre inconscient collectif.
          On l’aime, et on le craint : parce qu’il a pour moi une ambition dont jamais je n’ai eu idée, me croyant bien incapable d’aller aussi loin. Il fait me peur, parce qu’il me voit non pas tel que je suis, mais tel que je pourrais être. Tel que je dois être.

          On découvre enfin un enseignement, à la fois totalement juif et absolument universel. On s’aperçoit que sa parole n’était pas celle de Dieu, c’était la sienne. Qu’il avait un enseignement : le sien. Une spiritualité – la sienne -, et une relation avec le Dieu de Moïse – la sienne.
          Que sa parole, son enseignement, sa spiritualité sont totalement originaux : bouleversement révolutionnaire, dont nous n’avons pas fini de tirer les conséquences, puisque nous n’avons pas commencé.

Les historiens et leurs certitudes

Les exégètes allemands du XIX° siècle ont précisé un point qui a éclairé toute la science : ils ont montré la différence entre les événements de l’histoire, et le fait historique.
          Les événements du passé (actions, gestes, paroles) appartiennent au passé : nous ne pourrons jamais les restituer dans leur matérialité factuelle.
          Nous ne connaissons que les événements tels que la science historique s’efforce de les atteindre (cliquez)
          Aucun exégète moderne ne prétend atteindre la personne de Jésus en elle-même. L’histoire (et l’exégèse) est nécessairement une suite d’hypothèses, que l’historien cherche patiemment à affiner. C’est tout.
          L’opposition entre « Jésus de l’histoire » et « Christ de la foi » est née dans l’esprit de ceux qui n’avaient pas suffisamment pris conscience de cette limite : il n’y a pas de « Jésus de l’histoire », il n’y aura jamais que le Jésus historique. Le « Christ de la foi » tente vainement de combler ce fossé – mais en même temps, il nous empêche définitivement de travailler à le combler.

          Dans son Discours aux Bernardins (cliquez) , le pape de Rome a rappelé – malgré toutes ses circonvolutions verbales – que le Jésus historique ne l’intéressait pas. Et que le travail des exégètes devait être soumis à la foi de l’Église.

          Heureusement, Jésus le vivant s’échappe de ce carcan, qui se fendille de partout.

                                          M.B., 11 novembre 2008.

A suivre sur ce blog :

« Le temps des prophètes : (IV) La résurrection à la croisée des chemins »

(1) Dans une remarquable conférence de 1993, accessible par Internet : http://theology.shu.edu/lectures/marginaljew.htm.

LE TEMPS DES PROPHÉTES (IV) : La résurrection à la croisée des chemins.

          Les articles I, II, III de cette série (Catégorie « La question Jésus ») montrent que, depuis 19 siècles, la résurrection est au cœur de la question Jésus.
          Revenons donc sur ce point crucial.

I. Réalité historique, ou acte de foi ?

          Personne n’était présent au jardin du Golgotha, dans la nuit du 8 au 9 avril 30 : il n’y a eu aucun témoin d’une (éventuelle) résurrection de Jésus. La réponse à l’irritante question du tombeau trouvé vide n’est donc pas du domaine des faits (ni traces, ni témoignages), c’est une affirmation qui se fera jour, par la suite, dans l’Église primitive.
          Cette évidence, Rudolf Bultmann  (cliquez) en a tiré une conclusion radicale: la résurrection est un acte de foi pure, et cette foi en la résurrection fonde le christianisme.

          Autrement dit : seul un acte de foi peut affirmer que Jésus est ressuscité, donc qu’il est Dieu. Et en retour, cet acte de foi en la résurrection permet seul d’affirmer que Jésus est Dieu, donc qu’il est ressuscité.
          C’est ce qu’on appelle un cercle herméneutique : un serpent qui se mord la queue.
         Pour en sortir, voyons les éléments historiques du dossier.

II. Le judaïsme à l’époque de Jésus

          Pour Jésus comme pour son entourage, la foi en la résurrection des morts ne découlait pas d’une immortalité inscrite dans la nature humaine. C’était une re-création, par laquelle Dieu tire de la poussière ce qui, de soi, aurait dû y rester. Elle découlait de la justice divine, qui ne pourrait tolérer que ses fidèles s’effacent, éternellement, dans l’inexistence.

          L’idée d’une résurrection générale au dernier jour, seconde création semblable à la première, était répandue dans le judaïsme populaire : « Je sais, dit Marthe à Jésus, que [mon frère] ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour » (Jn 11,24).

          La littérature inter-testamentaire témoigne qu’apparaît, autour du I° siècle, une conception de la résurrection anticipée, individuelle : Le Livre des Jubilés pose la question de la survie de l’âme sans le corps, les Livres d’Hénoch, IV Esdras et Baruch reprennent plus tard la question. Mais ces textes, écrits entre le II° siècle avant et le II° siècle après J.C., traduisent la réflexion d’une élite intellectuelle marginale et cosmopolite.
          Autour de l’an 30, la croyance populaire de la majorité des juifs en Israël restait celle d’une résurrection globale de tous les morts à la fin des temps, la réponse de Marthe à Jésus en témoigne.

          Autrement dit, les apôtres et les milieux populaires auxquels ils se sont adressés sur le territoire d’Israël, pendant une longue période initiale, ne pouvaient pas concevoir une résurrection individuelle de Jésus, 36 heures après sa mort.
          Et le kérygme, présenté pourtant comme la toute première prédication apostolique de la résurrection (immédiate) de Jésus, ne pouvait pas prendre naissance à Jérusalem, autour de Pierre.

III. Paul et l’invention de la résurrection

          Dix-huit ans après la mort de Jésus, en l’an 51, Paul affirme aux Thessaloniciens :
           » Voici ce que nous vous disons, d’après une parole du Seigneur : Jésus est ressuscité !  » (1 Th 4,14-15).
          D’où vient à Paul cette « parole » d’un Seigneur, qu’il n’a pas connu ? Aurait-il été l’objet d’une révélation privée ? Ou bien est-ce une tradition venue de Jérusalem ?
          Ce qu’il disait aux Thessaloniciens bouleversait tellement les idées reçues, que cinq ans plus tard il éprouve le besoin d’indiquer les sources de cette « parole » : « Je vous ai transmis ce que j’avais moi-même reçu : Christ est ressuscité le troisième jour, il est apparu à Céphas [Pierre], puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cent frères à la fois : la plupart sont encore vivants » (1 Co 15,3-6).
          (Notez qu’en l’espace de cinq ans, Jésus est devenu « Christ » !)

          Pour faire admettre sa nouvelle doctrine, Paul juge donc nécessaire d’invoquer l’autorité des apôtres, et le témoignage de « cinq cent frères ». Eh bien, il ment : nous savons que Jésus n’est pas apparu d’abord à Pierre, mais à Marie Madeleine puis à deux disciples fuyant Jérusalem. Et qu’il n’est jamais apparu collectivement à une foule de 500 disciples, dont le témoignage aurait donné un fondement solide à la foi en sa résurrection.

          Pourquoi Paul ment-il ? Parce qu’il rencontre un gros problème : se faire accepter par l’establishment judéo-chrétien de Jérusalem. Le recours à l’autorité de Pierre, et au témoignage de 500 frères – impossibles à identifier – est une manœuvre politique, qui n’a dû tromper personne. Pierre avait quitté (été chassé de) Jérusalem en 44, mais son prestige auprès des judéo-chrétiens restait fort : Paul avait besoin de s’abriter sous ce parapluie.

          J.P. Lemonon estime que Paul, qui vivait alors à Antioche, a dû y recevoir la tradition de Jérusalem vers l’an 40. C’est vraisemblable, mais la question se pose : cette tradition, venue de l’entourage des apôtres, incluait-elle la résurrection de Jésus ?

IV. La résurrection, une tradition venue de Jérusalem ?

          Rien n’est moins sûr. Entre la mort de Jésus et la réception par Paul à Antioche, presque dix années se sont écoulées. Pendant cette période, des traditions orales venues de Judée circulent déjà (Paul ne semble guère avoir été avide de les connaître !). Ce sont elles qui vont donner naissance aux premiers « livrets » de paroles de Jésus. L’un de ces livrets – l’Évangile de Thomas – a été retrouvé à Nag Hammadi : il n’y est pas question de la résurrection de Jésus. Même chose pour la « Source Q« , collection de traditions primitives récemment reconstituée.

          Ces livrets, d’où l’idée d’une résurrection de Jésus est absente, ont servi de base à ce qu’on appelle les « proto-évangiles » (Marc et Matthieu), dont aucun exemplaire ne nous est parvenu, mais dont des passages entiers ont été incorporés dans les Évangiles tels que nous les connaissons.

          Il est donc vraisemblable que la résurrection de Jésus ne figurait pas dans la tradition primitive reçue, depuis Jérusalem, par Paul. C’est bien lui qui l’a inventée, pour répondre à des questions qui se posaient dans les milieux grecs où il évoluait. Sa première lettre de l’an 51 témoigne de l’inquiétude religieuse et philosophique concernant la mort et l’au-delà, qui taraudait les nouveaux convertis de Thessalonique.

V. Le kérygme et les faits

          Introduite par Paul, la foi en la résurrection individuelle de Jésus finit peu à peu par s’imposer partout. On corrige alors les « livrets », on les annote, on amplifie : les Évangiles tels que nous les connaissons prennent naissance. Leur sens et leur portée sont complètement transformés : ils donnent l’impression que Jésus avait prévu sa résurrection, et que cette certitude conférait, à ses propres yeux, tout son sens à l’annonce de ses souffrances. Que la disparition du cadavre, au matin du 9 avril 30, trouve dans cette résurrection la seule explication possible.

          En corrigeant les Évangiles, on met au point après-coup un kérygme, qu’on attribue à la toute première prédication des apôtres et qui devient une règle de la foi.
          Pourtant l’Évangile de Marc, dans son avant-dernière version, prenait fin au « jeune homme vêtu d’une robe blanche » annonçant aux femmes : « Jésus a été relevé [egerthe], il n’est pas ici » (16,6). Egeirein signifie « se lever », « se relever » ou « se réveiller » : quand l’idée de la résurrection s’imposera, on traduira « relevé » par « ressuscité » (TOB). La « levée du corps » de Jésus, geste ordinaire qui a précédé son transfert « ailleurs qu’ici », s’est transformée en résurrection.

          Dernière étape : les Actes des apôtres ont été écrits vers l’an 80. Soucieux de bétonner la version de Paul sur l’origine de ses sources, l’auteur attribue à Pierre la première annonce de la résurrection de Jésus, le jour de la Pentecôte (Ac 2,24).
          Mais si Pierre avait parlé ce jour-là de résurrection en public, il aurait été arrêté par les autorités juives. Peut-être l’auteur s’en est-il rendu compte, puisqu’il met dans la bouche de Pierre une deuxième annonce de la résurrection, quelques semaines plus tard. Laquelle est effectivement suivie d’une arrestation immédiate par les autorités, « furieuses de le voir… annoncer la résurrection des morts » (Ac 4,2).

          Masquée par les Évangiles, confirmée par les Actes, l’annonce par les témoins de la résurrection immédiate de Jésus (et le kérygme qui la met en forme) parviendra jusqu’à nous, comme une tradition apostolique primitive qui fonde la foi chrétienne.

           Bultmann avait raison : la résurrection de Jésus ne repose sur aucune réalité historique. Mais il est utile de savoir qu’elle ne résulte pas non plus de la foi des apôtres, témoins de la mort et des apparitions du Maître. Elle a été inventée par Paul, en milieu grec, pour répondre aux inquiétudes métaphysiques de populations imprégnées d’hellénisme et de religions orientales.

          Elle est le premier témoignage de l’introduction, dans le christianisme naissant, du paganisme contre lequel le peuple juif a lutté, pied à pied et contre tous, pendant des siècles.

          Paganisme dont le juif Jésus n’aurait jamais pu imaginer, ni encore moins accepter, qu’on l’associe à sa mémoire.

                                          M.B., 13 nov. 2008

à suivre dans ce blog : LE TEMPS DES PROPHÉTES : (V) L’ÉRE POST-CHRÉTIENNE

LE TEMPS DES PROPHÉTES : (V) L’ère Post-chrétienne

          Les IV premiers articles de cette série Le temps des Prophètes (I. Légaut, II. Bultmann, III. Les historiens, IV. La résurrection) menaient à cette conclusion : nous sommes désormais entrés dans l’ère post-chrétienne. En dire plus, c’est cesser d’être un historien, c’est laisser parler sa subjectivité : que le lecteur me pardonne de m’y hasarder.

1) Le temps des bilans

Pendant 15 siècles, le christianisme (malgré ses soubresauts internes) a régné sans conteste sur l’Occident. C’est à partir du XIX° siècle qu’on voit apparaître une double contestation de cette suprématie.

-a- La fin de la chrétienté

          Fin du consensus tacite entre le christianisme et les États (laïcité), diminution spectaculaire de la pratique religieuse et du clergé, effacement des Églises traditionnelles, montée en puissance des mouvements sectaires. A cela, de multiples causes, analysées par les sociologues qui en ont arrêté le bilan.
          Mais bien peu relèvent la raison profonde de ce déclin : la fin des théologiens.
          On peut dater des années 1980 (Jean-Paul II et Ratzinger) la disparition, par élimination, de tout ce qui réfléchissait ou qui cherchait dans l’Église catholique. Une société d’idéologie sans penseurs, qui vit sur son acquis séculaire et ne fait que le répéter, est condamnée à n’être plus qu’un musée du passé. Le bilan, là aussi, est sans appel : l’Église n’a plus rien à dire au monde, qui n’attend plus rien d’elle.
          Le christianisme n’est pas mort, puisqu’il y a encore des chrétiens : mais il n’est plus vivant, moteur dans nos sociétés.
          Fin de la chrétienté ? Mais au même moment, renaissance de l’exégèse.

-b- La quête du Jésus historique

          Initiée en 1778 par Herman Reimarus, la redécouverte de l’homme Jésus derrière l’icône du Christ (1) est entrée dans sa troisième phase avec la redécouverte, dans les années 1970, de la judaïté de Jésus.
          Si Jésus était bien un juif, ses gestes et ses paroles ne peuvent être compris qu’à l’intérieur du judaïsme qui fut le sien, celui du 1° siècle.
          Les résultats de cette quête sont considérables, la série d’émissions sur ARTE (cliquez) les a largement vulgarisés. La recherche donne parfois l’impression qu’elle aboutit à autant de « Jésus » que d’historiens et de chercheurs : c’est inévitable, l’exégèse n’est pas une science exacte, elle avance par tâtonnements successifs. Malgré tout, des évidences se font jour, admises par tous : il ne viendrait plus à personne l’idée de parler aujourd’hui de Jésus, comme on en parlait encore il y a 50 ans.
          Bultmann, radicalisant la pensée de Strauss, avait tracé une ligne infranchissable entre le Jésus de l’Histoire et le Christ de la foi : le premier, Joachim Jeremias a montré qu’on pouvait atteindre le Galiléen à travers les textes. Depuis, tous les exégètes empruntent cette voie. L’identité de Jésus leur est désormais connue, et si aucun n’ose dénoncer la tromperie des Églises, cette évidence découle de leurs travaux.
          Elle ébranle le christianisme traditionnel, plus encore que son évolution sociale.

          L’enseignement de Jésus (ce qu’il a dit, et non ce qu’on lui a fait dire) mobilise toujours les efforts des chercheurs. C’est qu’ils se heurtent à l’épaisse muraille des dogmes qui ont fait vivre le christianisme pendant des siècles, et dont les croyants peinent à s’éloigner.
          Mais déjà, on commence à percevoir les limites de cette quête du Jésus historique.

2) La quête du Jésus historique : une impasse ?

          La quête comprend de mieux en mieux ce que Jésus a été et ce qu’il a voulu dire, en tant que juif immergé dans sa culture juive. Déjà, se vérifie la pertinence de cette parole de Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue ».
          Condamnée de l’intérieur par la quête du Jésus historique, comme elle l’est de l’extérieur par l’évolution culturelle et sociodémographique de l’Occident, l’ex-chrétienté moribonde continuera longtemps d’ignorer l’une et l’autre. Y faire face, accepter l’idée que le juif Jésus n’a jamais voulu fonder une quelconque organisation – que le christianisme qui se réclame de lui est un « christiano-paganisme » -, ce serait, pour les Églises, officialiser leur disparition en tant que mouvement dirigeant les masses.

          Mais la quête du Jésus historique porte en elle-même ses limites : celles du judaïsme dans lequel il est né et s’est exprimé.
          Si, pour comprendre cet homme, il faut pouvoir replacer chaque phrase des Évangiles dans leur contexte juif du 1° siècle, qui donc aura les moyens d’une telle démarche ? Seule une minorité d’intellectuels – ce qui est déjà le cas. La quête du Jésus historique ne sera jamais un mouvement de masse.

          Comprendre Jésus ne suffit pas, il faut pouvoir rentrer en contact avec lui. Le rencontrer, comme une personne vivante.

          Comme chacun de nous, l’homme Jésus n’est pas tout entier contenu dans ses paroles et ses gestes – à supposer qu’on puisse les retrouver, ou du moins s’en approcher d’assez près. Ce qu’il fut est bien plus que ce qui nous en a été transmis, ce qu’il apporte est bien plus qu’un message ou un enseignement.

          La quête du Jésus historique n’est pas, ne sera jamais, la rencontre bouleversante d’un homme, avec la richesse et la profondeur de son expérience intime, de ses non-dits, de ses non-faits.
          Le Jésus historique est passionnant : à elle seule, sa redécouverte ne peut suffire à transformer une vie – et encore moins des sociétés.

          Le judaïsme est la clé du Jésus historique : il est aussi son tombeau.

          Pour franchir l’étape suivante, dépasser la quête en cours, il faudra accepter de nous ouvrir à d’autres cultures que la judéo-chrétienne.
          C’est ce que j’ai tenté de faire dans la deuxième partie de Dieu malgré lui (cliquez). Les chercheurs occidentaux semblent pour l’instant fermés à toute ouverture vers l’expérience et la pensée de l’Orient extrême (cliquez) : il faudra bien, sauf à tourner en rond dans leur science chèrement acquise, qu’ils finissent par consentir à faire tomber cette dernière barrière.
         
          Car s’il était juif, et rien que juif, s’il a ensuite été récupéré par les chrétiens, Jésus est d’une envergure telle qu’il appartient à toutes les cultures. L’expérience accumulée par 30 siècles d’hindo-bouddhisme, en particulier, permet d’aller beaucoup plus loin dans la compréhension de cet homme. Elle éclaire les faits troublants dont témoignent les Évangiles, elle nous éclaire sur nous-mêmes.
          Pendant combien de temps encore nos savants vont-ils se priver (et nous priver) de cet éclairage ? Aurions-nous peur de perdre la maîtrise de l’image de Jésus, en même temps que nous perdrions notre monopole du savoir sur les choses essentielles de la vie et de la mort ?

3) Dans l’attente des prophètes

          Quelques intellectuels engagés dans la quête du Jésus historique, et des chrétiens en recherche qui se mettent à leur école, resteront toujours une petite minorité sans avenir, un corps sans tête.
          Pour que la redécouverte de Jésus devienne source de vie et d’inspiration en-dehors du petit cercle des initiés, il lui faudra des prophètes (ou prophétesses).

          Qu’est-ce qu’un prophète ?
          C’est d’abord un Voyant : il « voit » dans le passé, il dégage ses lignes maîtresses, il comprend sa signification cachée.
          Il « voit » dans le présent, il est lucide, rempli de compassion pour ses contemporains : ce qu’il voit autour de lui le bouleverse.
          Il « voit » enfin dans l’avenir, ou plutôt il l’annonce : I have a dream !
          Il dit bien haut ce que certains pressentent – sans oser le nommer.
          On le juge brutal : il n’est que clair, et on lui en veut. C’est pourquoi, toujours, le prophète souffre. Et souvent, il meurt d’avoir été prophète. 

          Prophètes ? Tous, ils l’ont été à titre posthume.

          La quête de nos chercheurs est une étape indispensable. Mais si aucun(e) prophète ne prend leur relai pour inscrire leur recherche dans la vie et la société, la personne du rabbi galiléen restera toujours cantonnée aux rayons des bibliothèques.

          En les voyant, écrit Marc, Jésus fut bouleversé dans ses entrailles : car ils étaient comme un troupeau sans berger.


                                   M.B., 2 février 2009


(1) Voyez mon essai récent Jésus et ses héritiers (cliquez) et dans ce blog l’article Les historiens à la recherche de Jésus (cliquez).

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier I.)

          La lecture du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier conforte l’admiration pour son travail (cliquez) . Il utilise les outils de l’exégèse critique avec une impitoyable rigueur. Le résultat, c’est qu’il semble ne pas rester grand-chose dont on puisse être assuré que cela vienne bien du Jésus historique.

I. JÉSUS INTROUVABLE ?

          Cela fait immanquablement penser aux conclusions auxquelles parvint, au milieu du XX° siècle, Rudolf Bultmann (cliquez) : les évangiles ne relèvent pas de l’Histoire, mais du mythe. Leurs auteurs ont échafaudé le mythe chrétien, lequel n’a rien à voir avec l’homme Jésus de l’Histoire.
          De ce dernier, on ne peut rien savoir.
          Mais le climat dans lequel Bultmann travaillait, les outils qu’il utilisait, dépendaient étroitement de sa formation philosophique, l’idéalisme allemand. Autre est la démarche de Meier : il rejette toute influence philosophique, et même tous les présupposés théologiques dans lesquels il a été formé, et qui sont le fondement de l’Église catholique dont il fait toujours partie. Obstinément, il replace chaque phrase, chaque mot de l’évangile dans le contexte juif du I° siècle et pose la question : le juif Jésus a-t-il pu dire cela, dans ces termes-là ?

          Le résultat, c’est que la « provenance Jésus » de beaucoup de ses enseignements se dissout comme un comprimé dans l’eau : les premiers judéo-chrétiens, l’Église primitive, le (ou les) rédacteur final du texte qui nous est parvenu sont les auteurs des paroles qui lui sont attribuées – et donc du message des évangiles.
          Déjà, en réaction à Bultmann, l’allemand Joachim Jeremias (cliquez) avait cru pouvoir retrouver les paroles même (les ipsissima verba) de Jésus, par une méthode historico-critique prenant en compte sa judaïté. A côté du bulldozer de Meier, il ne disposait que d’une pelle mécanique – déjà fort impressionnante dans les années 1950. Mais il dut vite faire machine arrière : la parole même de Jésus, telle qu’il l’a prononcée, nous échappera à tout jamais : en revanche, l’écho authentique de cette parole peut être retrouvé.

          Ce fut la mort de l’ipsissimum verbum et la naissance de l’ipsissima vox.

II. L’ÉVANGILE DÉNUDÉ

          Meier a repris l’ambition de Jeremias, et il parvient à un résultat analogue : il en convient d’ailleurs, mais dans un chuchotement bien discret, et qu’il convient d’amplifier pour les lecteurs de ce blog.
          Prenons l’exemple de son chap. XXXV, Jésus et les lois de pureté.
         
          Le juif Jésus a-t-il annulé tout l’édifice des lois de pureté juives, qui structuraient en profondeur la façon de vivre (et de comprendre le monde) des juifs de son temps, puis des premiers convertis au christianisme ?
          Tout tourne autour d’un long passage de Marc, une controverse avec les Pharisiens à propos des traditions juives sur la pureté rituelle et morale (Mc 7,1-23 et son // chez Mt).
          A première lecture, Jésus semble condamner ces traditions, pour les remplacer par ce que j’appelle la « Loi du cœur ». Cet enseignement est essentiel, puisqu’il semble indiquer une fois pour toutes quelle fut l’originalité propre de Jésus, ce qu’il voulait apporter au judaïsme de ses Pères, la façon concrète dont il l’accomplissait en le dépassant.
          La question est donc cruciale : lit-on aujourd’hui chez Marc, avec certitude, la pensée et l’enseignement du juif Jésus ? Peut-on s’appuyer sur le récit de cette controverse pour remplacer un christianisme agonisant par la parole de Jésus lui-même ?

          Avec un brio et une rigueur indiscutables, Meier désosse ces 23 versets en les replaçant dans le contexte juif de l’époque.
          Juste un exemple : en réponse à la question des Pharisiens (« Pourquoi tes disciples ne se conduisent-ils pas conformément à la tradition des anciens ? »), Jésus cite d’abord le prophète Isaïe, « Ce peuple m’honore des lèvres »… etc.
          Meier fait remarquer que le texte d’Isaïe que Marc met dans la bouche de Jésus est celui de la version grecque dite de la Septante, et non pas de la version hébraïque dite massorétique. Il compare les quatre manuscrits grecs les plus anciens de la Septante à la version massorétique, puis aux Targums (version araméenne, la langue de Jésus) qui nous sont parvenus, enfin à la citation du même texte d’Isaïe dans l’épître aux Colossiens.
          Travail impeccable, à noter 10/10 : rien à dire.

          Résultat : si Jésus a bien invoqué Isaïe face aux Pharisiens, il n’a pas pu le citer dans le texte grec qui nous est parvenu à travers l’évangile de Marc.

          Conclusion 1 : cette citation ne vient pas du juif Jésus, mais de l’évangéliste, ou de l’Église primitive à travers lui.
          Conclusion 2 : ce début de la controverse, sur lequel Jésus appuie toute l’argumentation qui suit, ne vient pas de lui, mais de…
          Conclusion 3 : le reste de la controverse (et Meier examine chaque mot), ne peut pas être attribué au juif Jésus, mais à…

          Sauf (quand même !) les versets 10 à 13, la condamnation du vœu de Qorban.
          Ce long passage de Marc, central dans son évangile, et dans lequel on a toujours vu la clé du trésor (l’originalité absolue du juif Jésus), est dénudé par Meier comme un câble électrique : il ne reste plus qu’un mince fil solide…
          Retour donc aux années 1950 : le vieux Bultmann n’avait pas tort…

III. LES SILENCES DE L’ÉVANGILE

          En fait, la prétention de Meier est de reprendre le défi lancé par Jeremias, et de s’approcher au plus près possible des paroles authentiquement prononcées par Jésus (les ipsissima verba) en les dégageant de toute gangue ecclésiale ou évangélique.
          Et il y parvient !

          Est-ce au prix de la constatation d’un échec, celle de la « Quête du Jésus historique » ?

          Non. Car, après avoir désossé le texte, Meier conclut que « la tradition authentique de Jésus est totalement silencieuse sur le thème de la pureté rituelle… Étant donné l’intérêt porté à ces lois, et les débats sur la question dans le judaïsme comme dans le christianisme du 1° siècle, le silence de Jésus prend du sens« .

          Noyées dans sa démonstration, ces quelques lignes sont pour moi l’essentiel : le silence des textes a du sens.
 
         Si Jésus n’a pas pris explicitement position (du moins, on ne peut plus le savoir) sur les questions cruciales (pour un juif, puis pour les néo-chrétiens) de la pureté rituelle – notamment alimentaire -, c’est qu’il les avait déjà dépassées et laissées derrière lui sur le chemin, comme de « vieux vêtements » ou « de vieilles outres ».
          Cet homme n’était pas un professeur exposant son programme, mais un prophète itinérant charismatique lançant des éclairs (Meier parle de « patchwork » d’enseignements). Il n’était déjà plus là où son entourage l’attendait (les querelles de sa religion à son époque), il était ailleurs, plus loin – beaucoup plus loin. Meier en convient en 15 courtes lignes de sa page 275.

          C’est donc le retour en grâce du vieux Jeremias : les paroles authentiques de Jésus sont rares dans les évangiles. Mais les paroles que lui prêtent les évangélistes peuvent refléter ce qu’ils ont perçu de ses silences.
          Jésus n’a pas toujours dit cela, en ces termes-là : mais ce qu’on lui a fait dire reflète – parfois, pas toujours – ce qu’il a laissé entendre à ses auditeurs, parce qu’il était celui qu’il était.
          Bienvenue au retour de l’ipsissima vox !

 IV. ENTENDRE LES SILENCES DE JÉSUS

          Pour nous, qui n’avons en mains que les évangiles tels qu’ils nous sont parvenus, la tâche est périlleuse : il nous faut naviguer entre deux précipices :

   1- Le scepticisme d’un Bultmann : on ne peut rien savoir de ce qu’a été, et de ce qu’a véritablement dit, le juif Jésus.
   2- L’épais brouillard de la théologie et du dogme chrétiens : les paroles de Jésus-Christ dans les évangiles sont les paroles même de Dieu.
          Toutes, indistinctement.

          Il faudra s’appuyer sur ses rares paroles authentiques pour écouter les silences de Jésus.
          Chacun écoute le silence à sa façon.
          Depuis des années, j’hésite à entreprendre une suite à Dieu malgré lui, laquelle aurait pu s’appeler Jésus démaquillé : ce qu’il a vraiment dit, ce qu’il a vraiment fait.
          Je sais maintenant pourquoi cette longue hésitation : il fallait d’abord digérer les fruits de la « quête du Jésus historique » – et grâces soient rendues à John P. Meier, qui nous en offre une encyclopédie aussi complète que possible.
          Puis il fallait – il faut – faire silence, pour écouter d’abord, entendre ensuite, les silences de Jésus dans les évangiles.

                                           M.B., 16 juillet 2009

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier II.)

          Travaillant sur l’ouvrage de J.P. Meier (cliquez), j’aborde la question principale : comment distinguer ce que Jésus a dit, de ce qu’on lui a fait dire ?

          Meier tente de dégager ce que Jeremias appelait les ipsissima verba : les paroles mêmes prononcées par Jésus, en allant au plus près possible de leur formulation originale.       
          Tentative dont on a longtemps professé qu’elle était illusoire, que seul un écho plus ou moins éloigné de l’enseignement du Galiléen avait pu nous parvenir (l’ipsissima vox).


I. A la recherche de la parole elle-même

          Ce qui différencie peut-être Meier de ses confrères, c’est son emploi rigoureux, presque obsessionnel, des critères exégétiques admis par tous : code de la route qu’il respecte, sans jamais griller un feu rouge.

          On connaît les principaux de ces critères :

1- Le critère d’embarras met en évidence des matériaux évangéliques, qui n’auraient jamais pu être inventés par l’Église primitive, parce qu’ils contredisent la théologie de cette Église.

2- Le critère de discontinuité repère des paroles de Jésus, qui ne pouvaient en aucun cas provenir des judaïsmes de son temps, ni de l’Église primitive. Il est complété par

3- Le critère de cohérence : Jésus ne peut pas avoir enseigné une chose, et son contraire.

4- Le critère d’attestation multiple met en évidence les traditions (orales ou écrites) les plus anciennes, et la façon dont les rédacteurs les ont modifiées pour composer leurs Évangiles.

          Meier se montre impitoyable dans l’application croisée de ces critères. Le résultat, c’est un sérieux dégraissage des Évangiles, dont j’ai donné un exemple à propos du divorce (cliquez) : de toute l’argumentation attribuée à Jésus par les Évangiles sur cette question délicate, après dégraissage il ne reste plus qu’une seule phrase, dont on puisse conclure que Jésus l’a sans doute prononcée telle quelle.

          Ou bien encore, la fameuse déclaration : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17). La grande majorité des exégètes voit dans cette phrase une clé, qui permet de comprendre la position d’ensemble de Jésus sur la Loi juive et son dépassement : « Le mantra magique, qui résout l’énigme de « Jésus et la Loi » : ce n’est pas le cas » (1) .
          En effet, une application stricte des critères, conjuguée à l’analyse linguistique, permet à Meier de conclure que « Hélas ! Cette déclaration de principe [de Jésus], apparemment claire, est probablement, au moins sous sa forme actuelle, une création de Matthieu ou de son Église » (2).

          Ainsi se dissout, comme sucre dans le thé, l’un des points habituellement considéré comme le plus assuré de l’enseignement de Jésus.

II. La parole, et son écho

          On est infiniment redevable à Meier de la rigueur de son travail. Mais pour l’écrivain, qui s’est fixé la tâche d’exposer (pour le public) l’enseignement de Jésus, à la lumière de la recherche la plus exigeante, la façon dont Meier tond à ras le lainage des Évangiles le prive singulièrement de munitions.

          Il doit donc écarter de sa gorge le couperet des critères, sans jamais les oublier.

1) Toute parole prononcée devant un auditoire résonne en lui. Si elle est mise par écrit, bien plus tard, par quelqu’un qui a par ailleurs des visées ou des intentions politiques, morales, théologiques, cela veut-il dire que ce qu’il en a transmis n’a rien à voir avec la parole jaillie des lèvres de son auteur, le jour J à l’heure H ?
          Si l’analyse montre que Jésus n’a pas pu dire, dans ces termes exacts, « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi, mais l’accomplir », cela signifie-t-il qu’on ne saura jamais quelle était sa position de principe concernant la Loi juive ? Et donc, qu’on ne peut savoir en quoi consistait, à ses propres yeux, l’originalité de son apport de juif au judaïsme de ses pères ?

          2) Le critère de cohérence vient alors à l’aide de ce malheureux écrivain, à la recherche de ce que Jésus pensait. D’autres paroles, prononcées dans un contexte différent, viennent-elles confirmer celle-là ? Ou au moins, vont-elles dans le même sens ?

          3) Dans le cas  précis de cette parole-là, le critère de scandale (que Meier place en 5° position) fournit un appui précieux.
          Si Jésus a été arrêté, puis condamné, c’est parce qu’il provoquait des scandales à répétition. Pourquoi ? À cause, précisément, de son enseignement sur la Loi. Cette fois, ce ne sont plus d’autres paroles qui authentifient cette parole, mais des actes, attestés par l’Histoire (Jésus a bien été crucifié).

          Autrement je dois avoir les deux yeux fixés sur les 4000 pages de Meier, mais l’oreille attentive à l’écho des paroles, que son prodigieux travail retire pourtant de la bouche même de Jésus.

          Ce sera forcément une cote mal taillée. On me reprochera de faire jouer ma subjectivité, comme si un biologiste faisait un peu confiance à son intuition, au détriment de son microscope.       
          Car finalement, il n’y a qu’un seul jugement qui m’importe : celui de Jésus, dont je ne voudrais pas qu’il me dise (à ma mort) : « Tu m’as fait dire ce que je n’ai jamais dit ».


          Ce scrupule, depuis 20 siècles il semble n’avoir guère tourmenté les gens d’Église. S’il devait m’empêcher de dormir, bienvenues seraient ces insomnies-là.

                                                M.B., 10 août 2009

(1) Meier IV, p. 50.

(2) -id-, p. 49.