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BRÉTIGNY : une « attaque de la diligence » ?

          Simple citoyen, je suis donc un c… (1). Mais j’aime pas qu’on me le fasse sentir, ça m’déprime.

          Or, un train déraille à Brétigny. A la télé « On » me dit que :

           1) Les rails de la gare de Brétigny ont été vérifiés le 4 juillet. Neuf jours après, quatre gros boulons boulonnés très fort qui serraient une éclisse sautent, juste après le passage d’un autre train, qui n’a rien remarqué.

          Les quatre boulons bien longs ont gentiment tourné sur eux-mêmes, avec leurs rondelles de serrage.

          Tous seuls. Tous les quatre en même temps. En quelques minutes.

          Braves gros boulons.

           (2) L’éclisse une fois déboulonnée, elle pèse 10 kg mais ne tombe pas sur le côté, non. Avec ses petits mollets vaillants elle enjambe le rail, et va s’installer plus loin, juste au milieu de l’aiguillage, là où ça fait dérailler les trains.

          Coquine, va !

           Des boulons derviches-tourneurs, une éclisse sauteuse : c’est nouveau, ça vient d’sortir.

           3) Quand les flics arrivent, ils se trouvent « en présence d’un groupe de jeunes « qui semblent porter secours aux victimes » mais les policiers « se rendent compte que ces individus sont présents pour dépouiller les victimes et notamment les premiers cadavres » (2)».

          Juste après l’accident, des projectiles sont lancés vers un camion de pompiers qui arrive pour porter les premiers secours.

           Ben quoi ? Les ‘’jeunes’’, après avoir renversé le gros gros cageot en métal, ils étaient tranquillement en train de ramasser les fruits sur le quai de la gare : pourquoi on vient les déranger ? C’est vrai quoi, même les pompiers, y’a plus d’respect.

           Juste après, on me dit dans la télé que les gens y z’ont été formidables, qu’on est ému, très ému.

           Et moi j’me dis dans ma p’tite tête que ça s’rait p’t-être bien les ‘’jeunes’’ délogés par la police qui ont joué à l’attaque de la diligence. Comme à la télé mais en mieux, parce qu’y a que les passagers qui ont été tués, pas les indiens…

           Six morts, pour quelques portefeuilles, quelques portables ? Pas possible !

          C’est nouveau, ça vient d’sortir.

           Les c…, ça ose tout, c’est à ça qu’on les reconnaît. Boucle-là, pose pas d’questions, pense pas aux boulons et va aux Champs-Élysées, où y’a un beau défilé militaire, avec la musique.

          Circule !

                                               M.B., 14 juillet 2013

(1) Veuillez remplir la case manquante.

(2) Témoignage des flics en direct, site d’Europe 1

PROBLÉME PALESTINIEN ET MESSIANISME

L’historien n’est pas neutre. Lorsqu’il s’efforce de dégager la signification des événements du passé, c’est toujours en fonction de ce qu’il vit dans son présent.
       Je voudrais vous donner quelques pistes de réflexion pour comprendre ce qui se passe en Palestine. Sans prétendre aucunement que cette lecture soit la seule possible, ni qu’elle englobe à elle seule la totalité des ressorts complexes de la situation.

I. Messianisme et sens de l’Histoire

Pour toute l’Antiquité (Orient et Occident gréco-latin), l’Histoire est cyclique, elle fonctionne selon le mythe de l’éternel recommencement.
       Le Bouddha enseigne que « rien ne commence, rien ne finit : tout se transforme ». Le résultat, c’est chez certains un profond scepticisme : ce qui s’est produit se produira, « rien de neuf sous le soleil » (1).

       Le premier – et le seul – Israël a un jour inventé la conception linéaire de l’Histoire : il y a un commencement, voulu par Dieu. Et il y aura une fin, qui sera le retour à l’unité originelle entre l’Homme et la création, telle que Dieu l’a pensée dans son acte créateur.
       Pour Israël l’Histoire a un sens, elle tend vers quelque chose qui sera meilleur que ce que nous vivons aujourd’hui.
     Cet aboutissement de l’Histoire s’accompagnera de la manifestation d’un Messie : un homme providentiel dont le retour mettra fin à l’Histoire. Alors, comme le dit Isaïe, le lion broutera à côté de l’agneau, il n’y aura plus ni guerres, ni souffrance : c’est le paradis.
       Le messianisme, propre à Israël, explique son histoire passée et présente. Car tout est permis pour favoriser le retour du Messie : au nom du Grand Soir messianique, génocides, crimes, spoliations, ne sont plus que des accidents nécessaires de l’Histoire. Et Israël, qui a pourtant inscrit dans son Décalogue le commandement « Tu ne tueras point », va allègrement massacrer ses ennemis parce qu’ils sont autant d’obstacles au retour du Messie, à l’accomplissement du Grand Soir.
       Par sa nature même, le messianisme est aveugle, il ne connaît aucune autre loi que son propre sens de l’Histoire : la fin justifie tous les moyens.

II. Postérité du messianisme juif

Le judaïsme va transmettre au christianisme sa conception messianique de l’Histoire. Mais le messianisme juif était (et est toujours) territorial : son but est d’occuper un territoire, identifié au royaume mythique de David, avec Jérusalem pour centre. Le messianisme juif n’a pas d’autre ambition, jamais il n’a songé à conquérir le monde. 

     Tandis que le messianisme chrétien n’est pas centré sur un territoire, mais sur une personne divinisée, Jésus-Christ. Laquelle s’incarne dans la personne de dirigeants religieux (le clergé) et politiques (le roi de droit divin).
     L’ambition messianique chrétienne n’est pas territoriale : il ne s’agit pas de reconquérir un territoire sacré, mais d’amener l’humanité entière à reconnaître Jésus-Christ comme dieu, pour qu’elle trouve en lui son salut.
     Puisqu’il veut sacraliser l’Humanité à travers son adhésion à une foi strictement définie, le messianisme chrétien (à la différence du juif) est universel : mais il n’est pas intrinsèquement guerrier. Si les chrétiens tuent ce n’est pas pour conquérir ou défendre un territoire, mais pour défendre une forme de foi qu’ils veulent imposer à tous les autres.
.
       Le messianisme musulman s’inspire à la fois du judaïsme, dont il est issu, et du christianisme. Pour l’islam, il s’agit :
       – De reconquérir Jérusalem et d’en faire le centre du nouveau royaume terrestre (qui deviendra le Califat). Par là, les musulmans s’opposent aux juifs qui revendiquent Jérusalem comme capitale du Grand Israël.
       – D’imposer à la planète la foi en un Dieu unique : par là, les musulmans s’opposent aux chrétiens qui sont perçus comme polythéistes, puisqu’ils croient en trois dieux (Trinité).

       Mais le messianisme judéo-chrétien a imprégné tout l’Occident
     – Le communisme est un messianisme social : le Grand Soir n’est plus la reconquête d’un territoire, mais la victoire d’une classe sociale (le prolétariat) sur les autres. Ici le Messie, c’est le prolétariat. Quand il sera seul au pouvoir il n’y aura plus ni guerres, ni pauvreté, ni religions : c’est le paradis socialiste.
     – La nazisme est un messianisme racial : il faut éliminer les sous-hommes (juifs, tziganes, homosexuels, prêtres) pour permettre la domination de la race des Seigneurs. Le Messie c’est le Herrenvolk, seul capable de fonder durablement le « Royaume de Mille Ans ».
       – Particulièrement dangereux, le messianisme évangélique américain voit dans l’Amérique le nouveau Messie. Le Grand soir doit être précédé par le retour d’Israël dans le Royaume de David restauré, avec Jérusalem comme capitale juive (d’où le soutien inconditionnel à Israël des sionistes chrétiens américains). Alors seulement, et dans une deuxième étape, les juifs pourront être convertis au Messie chrétien. Ce sera l’aboutissement de l’Histoire, et les USA en sont l’instrument privilégié.

       Chacun de ces messianismes croit voir compris le sens de l’Histoire. Il est prêt à tout pour faire accoucher l’Histoire.

       Ce qui est terrifiant, c’est que l’ambition (ou le rêve) messianique justifie tous les moyens. Il n’y a plus de parole donnée, de morale politique ou individuelle. De la même façon que les nazis autrefois (génocide = « solution finale »), les sionistes ont mis au point un vocabulaire adapté : nettoyage ethnique ou déportation se dit chez eux « transfert », torture s’appelle « pression physique », liquidation se traduit « autodéfense active ». Assassinat politique devient « élimination ciblée », colonisation s’appelle « implantation », etc…

III Une vieille histoire

Pour terminer, je voudrais vous lire quelques extraits d’une chronique – en vous laissant deviner à quelle époque elle a été écrite

       « Tous ses voisins sont unis pour combattre Israël : une coalition nombreuse comme le sable ! Mais lui, il est tombé sur eux à l’improviste, les a battus et poursuivi jusqu’au Liban ». Qui est ce « lui » ? Est-ce Moshé Dayan, et le récit de la guerre des Six Jours ?
       « Il attaque les villages en partant du centre, et massacre tout être vivant, sans laisser échapper personne. Tous sont passés au fil de l’épée. C’est comme cela qu’il a soumis tout le pays jusqu’à Gaza, sans laisser un seul survivant » S’agit-il du premier « transfert » palestinien de 1949 ?
       « Les juifs se sont emparés de tout le pays… Aucune ville n’est en paix avec eux : ils s’emparent d’elles par la violence, ils en éliminent les Palestiniens par le massacre. Quand il n’en est plus resté un seul, lui a pris possession de cette terre et l’a distribuée aux tribus juives ». Ce « lui », est-ce Yitzaac Shamir ?
       Puis il déclare : « Prenez possession de ces terres qui ne vous ont demandé aucune fatigue, des vignes et des oliveraies que vous n’avez pas plantées, et qui vous nourriront. Toutes ces populations que nous avons exterminées, Dieu les a dépossédées pour vous« . Maintenant, est-ce Ariel Sharon qui parle ?
       « Jéricho est enfermée et barricadée : nul n’en sort ou n’y rentre. On signale qu’après avoir pénétré dans un camp, les juifs ont massacré tous ceux qui s’y trouvaient, hommes, femmes, enfants ». Est-ce la description des camps palestiniens, de Sabra et Chatilla ?
       Alors, les palestiniens s’insurgent : « Nous faisons la guerre aux juifs parce qu’ils se sont emparés de notre pays : rendez-nous ces terres, maintenant ! » Est-ce la voix de Yasser Arafat ?
     Ce à quoi un responsable juif (lequel ?) répond : « Nous ne serons quittes envers les palestiniens qu’en leur faisant du mal ! »

       Ce sont des extraits du Livre de Josué écrit au début du VIII° siècle avant Jésus-Christ, faisant partie de la Bible et devenu sacré.

       J’ai pris cet exemple pour illustrer ce à quoi mène le messianisme.
       Actuellement, trois messianismes s’affrontent en Orient : le sionisme, l’islam et l’évangélisme américain.
       Trois conceptions du sens de l’Histoire, trois lignes directrices semblables mais qui ne se croisent jamais.
       C’est pourquoi on se trouve en Palestine (et depuis 3000 ans) dans une impasse, dont on ne voit pas comment il serait possible de sortir – pas plus aujourd’hui qu’hier.

                            M.B., conférence donnée le 9 janvier 2008

(1) Livre biblique de l’Ecclésiastique

N. Sarkosy, la Bible, le Coran

Lu dans Le Parisien du 26 février 2008, page 2, cette déclaration de M. Nicolas Sarkosy :

« Dans mon discours en Arabie Saoudite…
j’ai dit qu’il n’y a pas un mot de la Bible, pas un mot du Coran
qui prône la violence, la haine et l’extrémisme »

.
J’ai été feuilleter l’un et l’autre texte sacré.
Pas un mot ? En voici quelques-uns seulement, parmi d’autres :

Bible

Lévitique 17,14 : « Quiconque [enfreindra les interdits alimentaires]
sera anéanti physiquement »

-id- 26,29-33 : « [Ceux qui ne respecteront pas les lois saintes],
je dégainerai l’épéecontre eux ,
j’entasserai cadavre sur cadavre »

Josué 6,17-26 : « La ville de Jéricho sera vouée à l’anathème,
avec tous ses habitants… »
Alors le peuple poussa le cri de guerre…
il passa au fil de l’épée tout ce qui se trouvait dans la ville,  hommes et femmes, jeunes et vieux… On brûla la ville…      et Josué jura devant Dieu : « maudit soit celui qui rebâtira cette ville ! »

Juges, 15,3 :  Samson dit : « Je ne serai quitte envers les Palestiniens
qu’en leur faisant du mal »

Psaume 137 :           « O Babylone  misérable,
Heureux qui saisira tes enfants pour les briser contre le roc ! »

Coran 
Sourate 8,12 : « Dieu est avec vous, courage, les croyants !
Dieu va jeter l’effroi dans le cœur des incroyants :
Frappez-les au cou ! Frappez-les aux jointures !

S. 8,17 : « Ce n’est pas vous qui avez tué [nos ennemis],
mais c’est Dieu qui les a tués !
Quand tu lançais [contre eux] tes flèches, c’est Dieu qui les lançait ! Ils ont perdu la vie parce qu’ils se sont séparés de Dieu-et-de-son-Prophète ! »
S. 4,91 :  » [les infidèles], combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de résistance… S’ils retournent à l’infidélité, saisissez-les et mettez-les à mort, partout où vous les trouverez… »

S. 4,115 : « Ceux qui se séparent du Prophète… que Dieu les précipite en enfer ! »

S. 63,4 : « Vos ennemis… méfie-toi d’eux ! Que Dieu les tue ! »

S. 57,15 : « On n’accepte plus [désormais] de rançon des incroyants :
leur seul refuge est le feu »

S. 58,5 : « Ceux qui s’opposent à Dieu et à moi seront culbutés,
comme l’ont été ceux qui les ont précédés »

S. 58,22 : « Personne ne témoignera d’affection
à ceux qui s’opposent à Dieu et à moi,
même s’il s’agissait d’un père, de fils, de frères »

(Traduction et numérotation des versets de Denise Masson)

Sans commentaires

M.B., 27 février 2008

 

Tempête en monde musulman (Printemps arabe)

          « Je ne crois pas que les livres puisent changer le monde. Mais lorsque le monde commence à changer, alors il se cherche un livre nouveau » (1)

            Après l’écroulement de l’éphémère royaume de David-Salomon, pendant leurs années d’exil à Babylone, les tribus juives ont cherché comment elles pouvaient survivre, c’est-à-dire se donner une identité dans un monde en changement.

          Qu’ont fait les juifs anéantis, noyés  au milieu d’un peuple inconnu ? Ils ont écrit un livre, la Bible.

          La Bible est (en partie) la façon dont le peuple juif s’est donné une existence parmi les peuples, en relisant son passé mythique pendant et après l’Exil.

           Dans un Empire romain fragilisé par son immensité, des juifs de la diaspora grecque ont voulu créer un monde nouveau qui prendrait le pouvoir de l’intérieur, par la diffusion d’une religion nouvelle. Le christianisme est né au milieu des soldats romains, des esclaves et des affranchis. Dans ce monde mouvant c’était une révolte des jeunes, des pauvres qui n’avaient rien à perdre, contre la classe établie, vieillie, fatiguée, ayant perdu tout idéal.

          Qu’ont-ils fait ? Ils ont écrit un livre, ou plutôt quatre – les Évangiles –, et des lettres.

           Dans une oasis arabe enrichie par le commerce sud-nord, un jeune Qoraysh a voulu sortir du lot. Exilé à Médine par ses coreligionnaires, il a d’abord guerroyé contre eux, puis contre les juifs de la diaspora locale, et enfin contre l’Empire chrétien de Byzance.

          Comment a-t-il pris le pouvoir ? En écrivant un livre, le Coran.

           Trois livres, qui ont changé le monde quand ils ont été écrits.

          Ou plutôt, qui ont été écrits au moment où le monde changeait autour de leurs protagonistes, et qu’ils se sont cherchés un livre pour accompagner, puis provoquer ce changement.

           Encore aujourd’hui, la Bible sert d’alibi aux sionistes pour justifier leur occupation illégale et meurtrière de la Palestine.

           Après avoir été sa colonne vertébrale pendant 17 siècles, le livre des Évangiles a été oublié par l’Occident, oubli qui s’accompagne chez lui d’une crise d’identité sans précédent.

           Quelle que soit leur sensibilité, leur engagement politique, leur ouverture d’esprit, leur bienveillance ou leur agressivité, le Coran reste aujourd’hui pour tous les musulmans une référence fondatrice de leur identité.

           Contrairement aux juifs et aux chrétiens, jamais les musulmans n’ont accepté de faire une lecture historico-critique du livre qui a accompagné, pour eux, la naissance d’un monde nouveau.

          Mettre en doute la valeur divine des paroles du Coran, c’est un blasphème puni de mort (2). Il n’y a qu’une seule lecture autorisée du Coran, elle a été précisée au cours des siècles par une tradition de plus en plus fondamentaliste, et les rares voix arabes qui ont tenté récemment de s’ouvrir à une autre forme de lecture ont été étouffées.

           Or, si l’on en croit nos médias, la révolte qui secoue l’un après l’autre les pays arabes a ceci de tout à fait nouveau : ce n’est pas un mouvement lancé par les mosquées, mais par une jeunesse qui a su se servir d’Internet.

          Facebook et Ipad ont pris la place des muezzins.

          Passant par-dessus le clergé chiite ou les imams sunnites alliés des pouvoirs en place, ces jeunes, sentant qu’ils n’avaient plus d’avenir, semblent s’être unis virtuellement pour ouvrir une brèche dans un establishment arabe qu’on croyait incapable à jamais de s’extirper du Moyen âge.

           Est-ce un frémissement voué à s’éteindre dans la répression ou la lassitude, comme tant d’autres ? Ou bien une fissure capable de s’élargir ? De créer une façon nouvelle de vivre en pays islamique, pour la première fois dégagée de l’emprise des dignitaires religieux ?

           L’avenir le dira.

          Si ces révoltes continuent dans ce sens, des questions se poseront. Quelle place pour le Coran dans une société qui aura appris à communiquer librement, sans se référer à lui ? Les arabes oublieront-ils un jour leur livre fondateur, comme les chrétiens ont oublié le leur ?

           Comme les occidentaux, se chercheront-ils alors un « livre » nouveau, c’est-à-dire une identité dans laquelle le Coran ne sera plus guère qu’une référence culturelle ? Nous rejoindront-ils dans une crise d’identité semblable à la nôtre ?

           Et nous occidentaux, dans ce monde qui change, quel « livre » nouveau chercher pour nous retrouver nous-mêmes ?

          Je continue à croire que la personne de Jésus, ses gestes, son enseignement authentique, si originaux qu’ils n’ont jamais été imités ni mis en pratique par nous, pourraient être ce « livre ».

          Utopie, rêve pieux ?

           Mais Jésus n’est pas un livre, et les livres qu’on a écrits à sa mémoire sont (en partie) bien différents de ce qu’il était en vérité.

          Aller à sa recherche, rencontrer une personne et non un ensemble de vérités, un vivant et non des dogmes, est-ce possible, pour une société ?

         L’expérience montre que les livres ne changent pas le monde, pas pour toujours

           Mais une ou quelques personnes, oui, peut-être.

                                                        M.B., 24 février 2011

 (1) Shlomo SAND, Comment le peuple juif fut inventé.

(2) Voir dans ce blog la rubrique L’islam en questions,

FEMMES, JE VOUS HAIS ! (le Coran et ces dames)

          Il y a sur cette terre, environ 1 milliard de musulmans – soit logiquement la moitié de femmes. Que dit le Coran de nos adorables moitiés ?

 Aux origines : le messianisme judéo-essénien

           Pour son époque l’Ancien Testament n’est pas particulièrement misogyne, il donne même parfois aux femmes une place qu’elles n’avaient pas chez les peuples voisins.

           Mais à partir de l’exil (- 586), on voit apparaître en Israël un messianisme de plus en plus exacerbé, combiné à partir du II° siècle avant J.C. avec un gnosticisme de plus en plus affirmé.

           Messianisme : c’est l’attente d’un Messie charismatique et belliqueux, qui prendra la tête d’une guerre d’extermination contre tous les ennemis d’Israël.

          Gnosticisme : c’est un courant philosophique qui sépare l’univers en deux sphères, celle du bien (les Fils de Lumière) et celle du mal (les Fils des Ténèbres).

           Les manuscrits trouvés sur les rives de la Mer Morte datent du tournant du 1° millénaire. On y lit des perles, comme : « La perversion du cœur des femmes éloigne les humbles de Dieu, égare les humains dans un fossé et les séduit par leurs flatteries. (1) Au roi elles enlèvent sa gloire, au brave sa force, au pauvre le soutien dans sa pauvreté. » (2)

          Ầ cette époque, était donc répandue en Israël une idéologie selon laquelle la femme, par nature, détourne l’homme de sa mission.

          Pourquoi ? Parce qu’ici-bas les Fils de Lumière (nous) sont engagés dans une guerre sans merci, totale, contre les Fils des Ténèbres (eux). Dans ce climat totalitaire, la séduction féminine empêche le fanatique d’être entièrement investi dans la seule chose qui compte, son combat pour le triomphe de la cause du Bien (nous).

          Séductrice, la femme représente pour l’homme (et donc pour la communauté des combattants) un danger mortel.

          Séduction (tentation), en arabe, se dit fîtna.

           On retrouve cette misogynie dans le Talmud, écrit juif rabbinique écrit cinq siècles plus tard. « Le Talmud est résolument misogyne… La femme n’est pas digne de témoigner (pas plus que le fou ou l’enfant). Le mariage est un acte d’achat, et la femme appartient à son mari sans pouvoir, contrairement à lui, dissoudre cette union. » (3)

           Retenons de cela qu’un fort courant juif, d’origine essénienne et qui s’épanouit dans le judaïsme rabbinique, voyait dans le monde la scène d’un combat apocalyptique entre le bien et le mal. Guerre totale : ne survivront que ceux dont les armes ne seront ni polluées, ni alourdies par une quelconque tentation.

          Prêt à se sacrifier pour le retour du Messie, le fanatique ne doit être retenu ou empêché par rien.

 Le Coran, un texte d’inspiration judéo-chrétienne

           La recherche contemporaine a mis en évidence un fait que les érudits musulmans peinent à reconnaître : le Coran est entièrement d’inspiration juive et nazôréenne. (4)

          Juive, et pas n’importe quel judaïsme : le judaïsme rabbinique du VII° siècle, c’est-à-dire talmudique.

          Nazôréenne : cette secte judéo-chrétienne, qui sort lentement de l’oubli, E.M. Gallez l’appelle à juste titre un judéonazôréisme (5). C’est-à-dire un judéo-christianisme particulier, à la fois messianique et fortement teinté de gnosticisme.

           On ne peut pas comprendre le Coran si l’on oublie qu’il part en guerre d’une part contre les musrikûn, ceux qui associent d’autres dieux au Dieu unique (les idolâtres et les chrétiens). Et d’autre part contre les kafirûn, ceux qui « recouvrent » Dieu par leurs infidélités à sa Loi (les juifs).

          Dans l’optique talmudique aussi bien que nazôréenne reprises par le Coran, le salut du monde est en jeu : il y a d’un côté le « parti d’Allah », hizb Llah, qui doit tout sacrifier au Chemin d’Allah, sabîl Llah. Et de l’autre le « parti de Satan », hizb saytân formé par les ennemis d’Allah.

          L’homme musulman est un mukallaf, un chargé de mission, réquisitionné par Allah : tout doit être sacrifié à cette cause.

 Les femmes, obstacles à la cause

          Dans cette optique totalitaire seule compte l’Umma, la communauté des croyants : l’individu ne compte pas.

          Or, à cause de leur maternité les femmes ont l’esprit tourné vers la vie qu’elles créent autour d’elles, d’où cette prescription du Coran : « Vos femmes et vos enfants sont pour vous des ennemis. Prenez-y garde ! Vos biens et vos enfants ne sont qu’une tentation – fîtna » (6).

          C’est aussi pourquoi « les hommes ont autorité sur les femmes, parce qu’Allah les préfère à elles » (7). Et si elles ne se soumettent pas, « celles de vos femmes dont vous craignez la désobéissance, reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les. Mais si elles vous supplient, cessez de peser sur elles » (8).

           Non pas que l’homme serait automatiquement du parti de Dieu, tandis que la femme serait automatiquement du parti de Satan. Mais seule une femme devenue mukallaf , militant(e) totalement engagée dans la cause, peut trouver grâce aux yeux de la communauté, l’ Umma.

          La femme n’est pas l’égale de l’homme, mais la croyante est l’égale du croyant. Ce qui peut expliquer le choix de certaines femmes du port du voile, qui les marque comme croyantes plutôt que comme femmes.

           On trouve déjà cette idée dans plusieurs évangiles apocryphes gnostiques comme l’évangile de Thomas, logion 114 :

          « Simon-Pierre dit : « Que Marie sorte du milieu de nous, car les femmes ne sont pas dignes de la Vie ». Jésus dit : « Je l’attirerai afin de la faire mâle… car toute femme qui se fera mâle entrera dans le Royaume des cieux ».

 Le Coran, un progrès et un adoucissement

           On sait assez peu de choses sur la société arabe du Hîdjaz au VII° siècle. Mais ce qu’on constate, c’est que le Coran annule la lapidation de la femme adultère, prescrite – et pratiquée – dans le judaïsme à l’époque de Jésus.

          Si une femme est surprise en flagrant délit d’adultère (ou fortement soupçonnée), « le débauché et la débauchée recevront cent coups de fouets chacun, et un groupe de croyants sera témoin de leur châtiment. N’ayez aucune indulgence envers eux, c’est la religion d’Allah. » (9)

          De même, en cas d’héritage « Allah ordonne d’attribuer au garçon la part de deux filles » (10) : c’était sans doute plus qu’elles n’avaient jamais reçu.

          La législation coranique sur la dot, les enfants, le divorce, le témoignage en justice nous paraît médiévale et inacceptable : pour nous elle l’est , mais au VII° siècle elle représentait plutôt un progrès.

          Le problème, c’est que l’horloge historique de certains fanatiques musulmans s’est arrêtée à la fin du VII° siècle. En ce qui concerne l’accusation d’adultère notamment, ils oublient que les plaies de cent coups de fouets cicatrisent plus facilement qu’un corps écrasé à coups de pierres.

 Les hadîths

           D’autant plus qu’au texte du Coran se sont ajoutés, au cours des siècles, des hadîths ou paroles du Prophète recueillies par ses proches compagnons, et non consignées dans le texte du Coran dicté par Allah à son Prophète.

           Ainsi, ce délicieux proverbe qui lui est attribué :

          « La plus grande cause de misère que j’ai laissée à l’homme, ce sont les femmes. »

          Ou encore, cet autre attribué à ‘Ali, neveu de Mahomet :

          « La femme toute entière est un mal. Et ce qu’il y a de pire en elle, c’est que c’est un mal nécessaire » (11).

           Heureusement, il y a des versets du Coran (dictés par Dieu) comme celui-ci :

          « Vos femmes sont un champ à labourer : labourez-le comme il vous plaît. » (12). Tout récemment, je bavardais avec un musulman de milieu populaire, qui était fier de passer ses journées à étudier le texte du Coran. Il m’expliqua que ce verset de la sourate « La Vache », la 2° du Coran, signifiait en fait que les maris peuvent prendre leurs femmes par devant ou par derrière, « comme il leur plaît ». Ce sont les délices de l’exégèse coranique, adaptée à « un peuple qui ne se trompe pas » (13).

 L’héritage judéo-gnostique en christianisme

           Les chrétiens n’ont de leçons à donner à personne.

          Rappelons-nous ce que fut la condition de la femme en chrétienté triomphante : nous étions tout aussi messianistes, attendant le retour du Christ et prêts à le hâter par quelques bonnes croisades – comme celle des armées du pape contre les pieux albigeois.

          Tout aussi gnostiques, reléguant l’œuvre de chair aux confessionnaux, si d’aventure elle s’accompagnait de plaisir.

          Combien de siècles avons-nous mis à reconnaître aux femmes, après une âme semblable à celle des hommes, une dignité égale à la leur ?

           Et nous souvenons-nous que Jésus, qui fut nazôréen, parlait en public à une femme, étrangère de surcroît, acceptait dans son entourage des femmes qui se montrèrent à son égard d’un dévouement sans borne, jusqu’au bout. Relevait sans la juger une prostituée repentante, rendait la vie à une femme adultère sur le point d’être lapidée…

           Hélas, Jésus a été transformé en Christ, ce qui ne lui a pas réussi – et à nous non plus.

                                                M.B., 21 août 2011

 (1) Écrits Intertestamentaires, Pléiade 1987, Fragments divers : Pièges de la Femme, pp. 447-451.

(2) Testaments des XII Patriarches, Juda, id. p. 867.

(3) Raphaël Cohen, Ouvertures sur le Talmud, Paris, Granger, 1990, p. 125.

(4) Voyez, dans ce blog, les articles rassemblés sous la rubrique « L’islam en questions »

(5) Le Messie et son prophète, 2 tomes aux Éditions de Paris, 2005. Ouvrage remarquable, auquel j’emprunte une partie de cet article.

(6) Coran 64, 14-15.

(7) Coran 4,34 a.

(8) Coran 4,34 b. Traduction Denise Masson, corrigée par Berque.

(9) Coran 24,2.

(10) Coran 4,11.

(11) Deux hadîths cités par Gallez, Tome I page 508.

(12) Coran 2, 223.

(13) Coran 5, 51.

CHARIA OR NOT CHARIA (Hebdo)

          Un hebdomadaire français satirique, Charlie Hebdo, a été incendié récemment. Il avait modifié son titre en Charia Hebdo, et affiché sur sa « Une » le portrait stylisé du Prophète.

          Pourquoi ce geste, fait pour détruire et peut-être pour tuer ?

          Selon l’habitude de ce blog, pour comprendre je vous invite à prendre du recul.

           Au début du VIII° siècle de notre ère apparût en Arabie un livre, écrit dans une langue d’une grande beauté : le Coran.

          Pareils chefs d’œuvre sont toujours l’aboutissement d’une lente maturation de la langue, des idées, de l’écriture elle-même. Or, fait unique dans l’histoire de la littérature, celui-là n’avait aucun antécédent arabe.

          Les musulmans considérèrent donc son apparition comme miraculeuse : « Le Coran… a été transmis au Prophète, instrument passif de la Révélation, tel qu’il est conservé au ciel, de toute éternité, sur la Table gardée. Selon la tradition la plus constante,… il constitue en lui-même un miracle. » (1)

          L’auteur de ce miracle ne pouvait être que Dieu lui-même. La légende se répandit qu’un arabe, prophète et illettré, avait fidèlement répété ce que Dieu lui dictait au cours de ses visions.

           Il manquait à l’islam le héros sans lequel aucun grand mythe ne peut voir le jour : une biographie, qui soit à la hauteur de son visionnaire.

          Il faudra attendre cent trente ans pour voir apparaître une « vie du fondateur de l’Islam qui se présente en une suite chronologiquement ordonnée » (2), celle d’Ibn Ishâq (704-768). L’auteur aurait puisé sa matière dans des compilations de traditions orales provenant des compagnons du prophète :

     – les Hadîths rapportant ses paroles

     – et la Sîra décrivant ses faits et gestes.

           Un siècle plus tard, Ibn Hichâm (mort en 834) prit connaissance du texte d’Ibn Ishâq avant qu’il ne disparaisse, et s’en inspira pour écrire la première biographie complète du fondateur de l’islam.

           Deux siècles séparent donc cette biographie des événements qu’elle raconte. Puis les Vies du Prophète s’enchaînent à un rythme soutenu, toutes calquées – jusqu’à nos jours – sur celle d’Ibn Hichâm.

           Hadîths et Sîra se développèrent au sein de la Sunna, qui devint après le texte sacré la seconde autorité législative de l’islam, donnant naissance à la Charia.

 Arrêtez de charrier !

           Il n’existe pas de texte de référence de la Charia, un code écrit comparable au Code Napoléon ou au Code de Droit Canonique de l’Église catholique.

          La Charia n’est consignée nulle part : c’est un ensemble de jurisprudences, qui se sont imposées au fil des siècles et sont considérées d’origine divine.

 Deux exemples :

 1- les juifs punissaient l’adultère par la lapidation publique (3). Le Coran abolit cette loi : en cas d’adultère, la femme sera punie de cent coups de fouets, ce qui cicatrise quand même plus facilement qu’un crâne écrasé sous les pierres.

 2- Le Coran ne dit nulle part que les femmes musulmanes doivent être voilées, mais seulement que les femmes du Prophète devront être couvertes jusqu’en bas. Ầ cette époque, les bédouines travaillaient vêtues d’un simple pagne : prescrire aux femmes du chef de l’État de ne pas montrer leurs cuisses en public était somme toute raisonnable.

           C’est la Charia qui a réintroduit la lapidation de la femme adultère, rendu obligatoire le port du voile intégral, et prescrit bien d’autres règles dont il n’y a pas trace dans le Coran.

          Quand, où, qui ? Ce n’est pas notre sujet.

           Empilées les unes sur les autres, les pratiques médiévales de la Charia sont mises en œuvre différemment selon les pays : il existe une application modérée de la Charia (« Je prends ceci, je laisse cela »), et des applications rigoureuses ou fondamentalistes (« Je choisis le plus sévère »).

           Chaque dictature islamiste est libre de charrier à sa guise.

 Le Prophète sans visage

           Mais ce n’est pas pour son titre que Charia Hebdo a été détruit : c’est pour avoir montré, d’un trait de plume incisif, le visage du Prophète à sa « Une », et donc visible dans tous les halls de gare.

           Rappelez-vous la querelle des iconoclastes dans l’empire Byzantin : le Christ, abstraction forgée à partir de s. Paul, est le socle du christianisme. Donc on ne devait pas montrer le visage de Jésus, dont l’humanité aurait pu remettre en question l’édifice dogmatique chrétien.

           Le Coran est matériellement la parole de Dieu. L’humanité de son Prophète, forgée tardivement comme on l’a vu, doit disparaître devant le message qu’il a reçu. Montrer le visage de Muhammad, c’est ramener les musulmans aux origines historiques de leur légende fondatrice et risquer de la voir se fissurer.

           L’incendie d’un hebdomadaire français rappelle à tous que le dogme musulman est intouchable. Symboliquement, il remplace les bûchers de l’Inquisition, flammes pour flammes.

                   On n’est pas sortis de l’auberge.

                                            M.B., 9 décembre 2011

 (1) Denise Masson, Le Coran, Introduction, Paris, Pléiade, 1967, p. XVII.

(2) Régis Blachère, Le problème de Mahomet. Essai de biographie critique du fondateur de l’Islam, Paris, P.U.F., 1952, p. 5.

(3) Voyez dans l’Évangile dit selon s. Jean l’épisode de la femme adultère, que Jésus sauve de la mort par lapidation.

Djihâdistes à l’oeuvre : la destruction des manuscrits de Tombouctou

          Tombouctou libérée hier de la présence des djihadistes, les premières informations nous parviennent de ce que les habitants appellent ‘’L’enfer’’ qu’ils ont vécu.

          Pendant 9 mois, ils ont subi la loi des fous d’Allah.

          Qu’on fouette les impudiques (100 coups, c’est dans le Coran), qu’on coupe la main et le pied des voleurs (c’est dans le Coran) sans aller jusqu’à les crucifier (c’est pourtant dans le Coran), qu’on oblige les femmes à se voiler (ce n’est pas dans le Coran), qu’on interdise la musique (on peut le déduire du Coran), c’est normal : il s’agit de terroriser une population, de la faire ramper devant ses nouveaux maîtres, de réduire les non-croyants en esclavage (c’est dans le Coran).

           Mais dans le flot des informations, j’en ai entendu une qui passerait inaperçue, si on ne la relevait pas. Oyez, oyez !

           On nous a montré les djihadistes en train de démolir à coup de pioches les vénérables mausolées de saints musulmans locaux : abattre les idoles païennes, c’est dans le Coran, Dieu est grand, on ne se prosterne que devant Lui (ou devant ses lieutenants armés).

           Mais des témoins disent aussi que dès leur arrivée, ils se sont mis à fouiller la ville pour détruire les manuscrits anciens du Coran, pieusement conservés et préservés à Tombouctou depuis dix, onze, douze siècles peut-être.

          Des parchemins très anciens, sur lesquels étaient tracés des signes que les musulmans respectent plus que tout : les mots du Coran.

           Détruire le Coran, est-ce dans le Coran ? Pas que je sache.

           Dynamiter les Bouddhas de Banyân, brûler si l’on pouvait la Joconde sous la pyramide du Louvre ou faire sauter Vézelay comme la cathédrale de Chartres, on comprendrait : ces œuvres d’art sont des reflets de la beauté divine, elles suscitent l’émotion des foules. Or rien ne peut refléter Dieu. Dieu est sans visage, il ne doit pas émouvoir – mais être craint et obéi.

          Le vandalisme des djihadistes obéit donc à leur logique imperturbable. Mais détruire de très anciens manuscrits du Coran… pourquoi ?

           Il y a eu, aux premiers temps de l’islam, une période trouble que les historiens musulmans appellent pudiquement la ‘’collecte’’ du Coran. Ils parlent de compilations, d’ajouts de certains passages, de suppressions d’autres, de variantes dans le texte…

          Ibn Ishâm, premier biographe du Prophète et référence universelle de l’islam, mettait déjà en doute l’authenticité de certains versets de son prédécesseur Ibn Ishâq, dont l’œuvre a disparu. D’ailleurs au 10e siècle un érudit arabe, Ibn al-Nadîm, accusait Ibn Ishâm d’avoir « introduit dans le Coran des versets apocryphes sur la suggestion de faussaires travailant pour lui ».

          Mais déjà, cent ans après la mort du Prophète, le grand philologue musulman Al-Kindi (1) écrivait : « La conclusion est évidente pour quiconque a lu le Coran et a vu de quelle façon, dans ce livre, les récits sont assemblés n’importe comment et entremêlés. Il est évident que plusieurs mains – et nombreuses – s’y sont mises et ont créé des incohérences, ajoutant ou enlevant ce qui leur plaisait ou leur déplaisait ».

           Le doute persista longtemps, puisqu’au 14e  siècle Al-Suyuti, l’un des plus grands théologiens musulmans, déclarait encore : « Abou Bakr [premier successeur du Prophète] est mort alors qu’il n’avait pas collecté le Coran. Omar est mort alors qu’il n’avait pas collecté le Coran… »

           Les versions du Coran se succédant, son sens fut rendu encore plus aléatoire par l’apparition des points diacritiques (3) situés au-dessus ou en-dessous du texte, afin de distinguer des consonnes à l’écriture identique. Leurs scribes officiels étant libres de placer ces points à leur guise, les Califes eurent beau jeu de faire dire au Coran ce qui leur convenait (4).

           Car à Jérusalem ou à Bagdad, dès le début ils n’ont eu qu’un seul objectif : fournir à l’islam naissant un texte sacré, qu’ils puissent invoquer pour mettre en œuvre leur politique de conquête mondiale.

          En même temps qu’ils ‘’collectaient’’ le texte du Coran, les Califes firent répandre la légende fondatrice de l’islam : ce texte aurait été révélé par Dieu lui-même à un chamelier illettré, courroie de transmission fidèle puisqu’il dictait à ses secrétaires les mots tels qu’il les recevait du ciel.

           Rien ne devait donc subsister des versions intermédiaires du Coran, qui auraient permis de retracer les étapes de sa longue formation, d’identifier les influences qu’il a subi avant de parvenir à sa version politiquement correcte, la ‘’recension d’Uthman’’ actuelle.

           Trouver ne serait-ce qu’un seul brouillon du Coran, daté de la fin du 7e siècle, écrit dans la langue archaïque d’une époque où l’arabe était encore en formation, c’était impensable : Dieu ne fait pas de brouillons. Dieu parle arabe, et l’arabe achevé du Coran.

           Les Califes détruisirent donc systématiquement les versions intermédiaires du texte, destruction commencée sous Uthman et poursuivie bien après lui. Soixante ans plus tard, l’Empereur de Byzance écrivait que « de cette destruction, seulement un petit nombre d’ouvrages… échappa (5) ».

           Ầ peine entrés à Tombouctou, les djihadistes se mirent à la recherche de ces versions intermédiaires, au cas où, par malheur, l’un ou l’autre brouillon du Coran aurait échappé au travail de ‘’collecte’’ des Califes. Pour protéger l’islam il valait mieux – par sécurité – jeter au feu tout ce qui ressemblerait de près ou de loin à un manuscrit ancien.

           Préserver d’une possible souillure la légende fondatrice de l’islam : prodigieuse continuité d’un dessein de conquête idéologique entrepris il y a treize siècles, dont les dépositaires de l’ambition califale n’ont jamais dévié !

          Jusqu’à hier, au Mali.

           Croire que les djihadistes sont de vulgaires terroristes, c’est ne rien comprendre à leur idéologie séculaire, et c’est être mortellement aveugle.

           Ils savent parfaitement ce qu’ils font. Et, contrairement à nous, ils n’ont rien oublié de leur identité fondatrice.

           La recherche et la destruction des manuscrits de Tombouctou par les djihadistes est aussi inquiétante que les deux avions qui fonçaient sur le World Trade Center, par un beau matin de septembre 2001, pour nous rappeler qu’ils n’oublient rien.

                                            M.B., 29 janvier 2013

 (1) Philosophe aristotélicien, philologue, mathématicien, musicologue et grand traducteur du 8e siècle irakien.

 (2) Bon résumé de cette question complexe dans l’article de R. Brague (paru dans Critique en avril 2003), accessible sur www.revue-texto.net/Parutions/CR/Brague_CR.htm.

 (3) Voir François Deroche, Beauté et efficacité : l’écriture arabe au service de la révélation, in Results of contemporary research in the Qur’an, Orient-Institut Beirut/Wüzburg, Ergon, 2007.

 (4) Lettre de l’Empereur byzantin Léon III au Calife Omar II, datée de 719. Les quelques lignes qui précèdent sont extraites de mon essai à paraître (avec références précises), Naissance du Coran, aux origines de la violence.

AUX RACINES DU POUVOIR. Conférence aux Francs-Maçons

Notes succinctes d’une conférence donnée à des loges maçonniques, pour fournir un cadre à leur travaux.

 I. Les deux sortes de pouvoir

           Le pouvoir, c’est la capacité d’obtenir des individus qu’ils se comportent comme on le souhaite : il s’exerce donc toujours par la contrainte.

 1- Deux formes de pouvoir

           -a- Le pouvoir « corporel » ou extérieur à l’Homme : politique, policier, militaire, financier, social, scolaire, judiciaire, etc.

          Chacune de ces formes de contrainte contrôle l’Homme ou la société par l’extérieur d’eux-mêmes.

           -b- Le pouvoir « incorporel » ou spirituel / idéologique.

                Il contrôle l’Homme ou les sociétés par l’intérieur d’eux-mêmes : ce sont des idées, des idéologies, ou un ensemble de valeurs morales, esthétiques, religieuses.

 2- Nature de ces deux pouvoirs

           -a- Les contraintes « corporelles » ne contrôlent que quelques-unes des dimensions de l’existence humaine, à l’intérieur de portions de territoire limitées. Elles n’entraînent qu’une soumission extérieure : on peut se conformer à des lois ou à des coutumes sans pour autant être pleinement d’accord avec elles. On se soumet – parce qu’on ne peut pas faire autrement.

          Mais on n’en pense pas moins : on garde sa liberté intérieure.

          S’ils veulent s’installer et durer, ces pouvoirs extérieurs à l’homme doivent mettre en place et maintenir des moyens coûteux : forces armées, police, écoles, tribunaux, etc., dont la visibilité renforce le pouvoir.

          Malgré leurs apparences, ces structures sont fragiles puisqu’elles ne remplissent leur fonction que dans la mesure où elles demeurent fidèles aux autorités qui les ont instituées. Elles sont puissamment organisées.

           -b- Le pouvoir « incorporel » en revanche contrôle les individus dans leur globalité : il met la main sur leurs esprits, leur faculté de jugement, leur imagination et parfois leurs cœurs.

          On perd sa liberté intérieure.

          Son principal moteur est la crainte : crainte de se tromper en ne prenant pas la bonne voie ; crainte de se singulariser en ne faisant pas comme tout le monde ; crainte de n’être pas fidèle à une tradition familiale, ou sociale, ou à des engagements de jeunesse ; pour les religions, crainte de l’enfer, etc.

 II. Prendre le pouvoir « incorporel »

           Plus les idées sont sommaires, plus elles sont efficaces : à condition de s’adresser

          – aux archétypes mentaux (peur de la mort, œdipe, universaux, etc.)

          – et aux pulsions

                                     qui sommeillent en chacun de nous.

           Contrairement aux moyens mis en œuvre pour prendre le pouvoir « corporel », les idées ne sont ni coûteuses ni visibles, et on ne peut pas s’opposer physiquement à elles : il suffit d’avoir deux bras pour caillasser des CRS, en revanche pour s’opposer à une idéologie il faut des qualités intellectuelles et une capacité d’expression qui ne sont pas donnés à tout le monde.

          La seule résistance possible est d’ordre mental : elle demande analyse, réflexion, et une grande force morale (jusqu’à envisager froidement de mourir pour ses idées.)

                Deux conditions doivent être réunies pour prendre ce pouvoir :

           -a- Une situation de faiblesse

           – Faiblesse d’une société qui doute d’elle-même parce qu’elle a perdu ses valeurs, ou que celles-ci ne correspondent plus à l’évolution des esprits (Empire romain au IV° siècle). Ou encore dont les dirigeants ont perdu contact avec la réalité (Ancien Régime au XVIII° siècle).

          Il faut une « société en crise ».

          – Faiblesse d’individus qui ont perdu leurs repères, qui sont en perte de vitesse psychologique, affective, sexuelle ou sociale : il ne savent plus où ils en sont. Ils s’éloignent des idées ou des comportements « politiquement correct » (ou du « moralement », « socialement », « artistiquement », « religieusement correct »).

          C’est dans ce vivier d’individus en crise que les pouvoirs incorporels ont toujours recruté leurs premiers membres : par exemple l’Église chrétienne du I° siècle (des esclaves), les croisades (des chevaliers oisifs et en difficulté financière), les troupes de choc nazies (les SAS recrutés dans les bas-fonds de Berlin).

           -b- En face d’eux, ils doivent trouver une force idéologique ou spirituelle : doctrine religieuse, politique, morale ou sociale.

          A l’origine, on trouve toujours un génie charismatique qui invente un système idéologique nouveau. Il est suivi par des disciples, qui appliquent ses idées en les adaptant hors de leur lieu d’émergence, et en les durcissant. Par exemple :

          – Entre l’an 50 et 60 Paul de Tarse invente le christianisme en Syrie, mais il ne parvient à maturité qu’au IV° s. et en Asie Mineure.

          – Karl Marx réinvente à Londres le communisme qui s’adapte aux Antilles (Castro), en Asie, en Afrique, etc.

          – Lénine et Hitler inventent le totalitarisme moderne qui trouve des imitateurs sur toute la planète.

           Quatre constantes

           -a- La prise de pouvoir idéologique s’accompagne toujours d’une réécriture de l’Histoire : « Celui qui contrôle le passé, contrôle le présent » (G. Orwell).

          Pour les dictatures idéologiques, l’Histoire devient un enjeu politique majeur (cliquez).

           -b- La démarche idéologique est toujours la même : « Il n’y a qu’une seule Vérité, et c’est nous qui la possédons. Ou bien tu l’ignores, et on va te l’apprendre – pour ton bien. Ou bien tu la rejettes, et on va t’écraser – pour ton bien ».

          Le pouvoir idéologique prétend toujours faire le bien de ceux qu’il contraint.

           -c- Le pouvoir incorporel se conquiert par la force de l’entraînement. Plus les adeptes d’une idéologie sont nombreux, plus ils recrutent par l’effet de contagion des convictions (Cf. Rhinocéros de Ionesco).

           -d- Depuis 60 ans, le pouvoir médiatique est devenu la courroie de transmission de la prise de pouvoir idéologique. Il atteint les gens en masse, chez eux, dans leur intimité, et sait agir par le biais des images subliminales (images captées par l’inconscient, à l’insu du sujet) Il est donc d’une efficacité terrifiante,

          Dans Prisonnier de Dieu (cliquez), j’ai analysé la façon dont j’ai moi-même été capté par une secte, et contrôlé par elle pendant des années. Si j’en suis sorti indemne, c’est qu’ils ne sont jamais parvenu à abolir totalement ma liberté de jugement.

 III. Garder le pouvoir

           – Les idées ont un inconvénient : quand on ne les adapte pas régulièrement, elles rouillent. Car les individus et les sociétés évoluent au fil du temps. Si l’idée fondatrice reste figée, arrive un moment où elle n’obtient plus l’adhésion des masses : le système idéologique s’effondre.

          – En l’adaptant, on s’éloigne du charisme du fondateur : c’est le problème des « héritiers« , qui rapidement ne pensent plus qu’à conserver un pouvoir devenu personnel, et non plus idéologique (cliquez).

          – Quand l’idée a perdu de sa force entraînante, le pouvoir incorporel tente de garder ses adhérents par des moyens coercitifs : rappel des engagements initiaux, chantages affectifs, pressions, menaces, parfois violences physiques.

          – Plus les idées induisent un comportement totalitaire de masse, plus le lavage de cerveau doit être élaboré, collectif et répétitif (nazis, kamikazes).

 IV. Le désir de pouvoir

            Faute d’une étude psy- du désir de pouvoir idéologique, je crois pouvoir identifier au moins deux éléments qui sont toujours présents : je les soumets à votre réflexion.

 1) La pulsion sexuelle

          Les totalitarismes se méfient de la sexualité, ils la dissimulent ou l’interdisent : elle est un espace de liberté qu’ils tolèrent mal.

           En revanche, les libertaires sont volontiers libertins.

 2) Le cynisme

          « La fin justifie les moyens ». On veut faire le bonheur des gens malgré eux : « aujourd’hui vous souffrez, mais plus tard vous serez heureux ».

          Les totalitarismes sont tous messianiques (cliquez).

           En fait, seuls les dirigeants ont des datchas, et personne ne connaît l’adresse du Paradis promis aux croyants.

                                                                      M.B., 2 avril 2010

CRISE DE L’OCCIDENT, CRISE DE CIVILISATION ? (Conférence à Nice)

          La crise de l’Occident, dont nous sommes les témoins inquiets, est un sujet qui nous touche profondément, parce que nous sentons qu’elle concerne notre civilisation.

          La plupart des historiens et sociologues la décrivent sous son aspect économique, démographique, environnemental, politique, moral ou social. Je voudrais avec vous porter sur cette crise un autre regard, afin d’en identifier – si c’est possible – la racine profonde.

          Pour cela, nous allons définir rapidement quelques termes :

           Civilisation : Une civilisation, c’est une identité culturelle, associée par chaque individu à une partie de l’humanité à laquelle il peut s’identifier. Cette partie de l’humanité est un groupe plus étendu que la tribu, la région ou la nation.

           Référent : L’identification des peuples à une civilisation s’effectue à travers ce que la linguistique appelle des référents : un référent, c’est un outil verbal qui désigne un élément du réel. Ce réel, désigné par les mots à travers lesquels s’exprime une civilisation, il peut être du domaine des faits (par ex., la prise de la Bastille), mais aussi de l’imaginaire. C’est particulièrement vrai du fait religieux, dans lequel les sociologues identifient l’un des référents fondateurs de toute civilisation.

           Crise : Une civilisation est en crise quand ses référents ne renvoient plus suffisamment au réel. Quand ses racines profondes sont devenues tellement lointaines, que les hautes branches ne peuvent plus y puiser leur sève.

           Occident : Sa définition a d’abord été géographique, le bassin méditerranéen. Aujourd’hui et à cause de son histoire, l’Occident n’est plus une entité géographique, mais une réalité conceptuelle, référentielle.

 I. LE PASSÉ (1) : ORIGINE DES RÉFÉRENTS FONDATEURS DE L’OCCIDENT

           Il a fallu l’effondrement de deux civilisations successives (la Grèce, puis l’Empire Romain) pour que, sur leurs ruines, naisse l’Occident chrétien. Ne nous étonnons donc pas de le voir aujourd’hui à bout de souffle : « Nous autres civilisations, disait Valéry, nous savons que nous sommes mortelles ».

           Tout commence avec Jules César. En 63 avant J.C., très jeune mais déjà animé d’une ambition dévorante, il devient Souverain Pontife de la religion romaine. Quelques années plus tard, il impose à Rome sa dictature : pour la première fois en Occident, les pouvoirs civil et militaire se trouvaient réunis, avec le pouvoir religieux, dans la main du même homme.

          Cette conjonction des deux pouvoirs en un seul s’imposera à tout l’Occident, et jouera un rôle essentiel dans la naissance de ses référents.

           Or il se trouve qu’au milieu du I° siècle, Rome traversait une grave crise d’identité. L’un des deux piliers du pouvoir, sa religion d’État, était agonisant, et l’Empire était envahi par des religions venues d’Orient – dont la mieux connue et sans doute la plus répandue était le culte solaire de Mithra. Ces religions étaient anciennes, mais vers l’an 60 une nouvelle venue va faire une entrée fracassante : le christianisme.

          Comment s’est-il constitué ? En privilégiant deux directions :

 1) Le messianisme, c’est-à-dire l’attente d’un Messie : Dans un premier temps, les fondateurs du christianisme identifient dans la personne de Jésus le Messie attendu par les juifs depuis l’effondrement du royaume de Salomon et l’exil à Babylone. Le messianisme sera le premier référent chrétien.

 2) Le paganisme : Dans un 2° temps, ils prétendent que Dieu est devenu homme en Jésus, qu’il est ressuscité et monté aux cieux 72 heures après sa mort. Ils réintroduisent la nécessité du sacrifice sanglant pour obtenir le salut : le récent catéchisme de l’Église catholique réaffirme, contre les protestants, que la messe est bien un sacrifice. Tout cela ressemble furieusement au culte de Mithra. Ils créent une Église quasi-divine, détentrice des clefs du paradis, puis des sacrements, etc.

          Ce faisant, ils tournent le dos à ce que Jésus avait enseigné, et lui attribuent des pratiques institutionnelles qu’un juif pieux comme lui ne pouvait ni instaurer, ni même imaginer.

          Pourquoi cette greffe du paganisme sur la mémoire de Jésus a-t-elle a pris si facilement, et si rapidement ? Peut-être (je hasarde cette hypothèse) parce que le christianisme insiste sur la souffrance humaine, négligée par le mithraïsme. Un Dieu souffrant séduit plus facilement les foules souffrantes qu’un dieu solaire triomphant des ténèbres.

           Ce christiano-paganisme messianique est légalisé par Constantin en 313. Effrayé par son succès, en 362 l’un de ses successeurs, Julien dit l’Apostat, tentera en vain une restauration du culte romain : le premier, il avait compris l’importance des référents dans la survie d’une civilisation. Nous savons qu’il était convaincu que l’Empire disparaîtrait, si sa religion traditionnelle ne retrouvait pas sa place incontestée.

          Ce qu’avait prédit Julien se produisit peu après : l’Empire s’effondra. Sur ses ruines, l’Église chrétienne s’établit par un double mouvement : Entre 381 et 390, l’empereur Théodose décrète le christianisme religion officielle de l’Empire : de persécutés, les chrétiens deviennent persécuteurs. Persécution des religions anciennes, prise du pouvoir (privilèges politiques et sociaux, exemptions fiscales), puis élimination des rivaux religieux (sauf l’arianisme, dont nous reparlerons).

          Parallèlement, consolidation du dogme de l’Incarnation (Nicée, 325) par celui de la Trinité (Chalcédoine, 451) : établissement d’une forteresse dogmatique à laquelle collaborent des esprits à la fois brillants et fanatiques d’Orient et d’Occident.

           Pourtant les chrétiens, officialisés en 381 par l’édit de Théodose, se déchirent entre eux : sous les apparences dogmatiques, ce sont surtout des querelles de pouvoir. Les sectes chrétiennes pullulent, l’arianisme en tête qui refuse la divinité de Jésus.

          En effet, les chrétiens à peine nés se sont opposés autour d’un point central : l’identité de Jésus de Nazareth. Une question lancinante ne cesse de se poser : si Jésus est Dieu, est-il toujours homme ? Et s’il reste homme, est-il également Dieu ? Comment ces deux existentiaux, inconciliables, peuvent-ils se trouver fusionnés en un seul individu ?

           La réponse à cette question va susciter des affrontements, dont la violence nous étonne encore aujourd’hui. Je m’y arrête parce que les Empereurs – qui avaient réussi l’union, dans leur personne, du politique et du divin – ont pris une part active dans les luttes qui déchirent les chrétiens entre eux. C’est qu’ils savaient que la nouvelle civilisation, en train de naître, ne pourrait durer solidement que si elle était établie sur des référents indiscutables, indiscutés, universellement admis.

          Le dogme de l’incarnation, la définition de la divinité du Christ jusque dans ses plus petits détails, va donc être la question centrale autour de laquelle se construiront, lentement, douloureusement, les référents de la civilisation occidentale.

          Je vous passe les détails. Rappelons seulement que l’arianisme, né à la fin du II° siècle, et qui s’oppose à la transformation totale de Jésus en Dieu, a bien failli l’emporter. Sa condamnation finale au IV° siècle fournit au christianisme un socle idéologique suffisant pour s’imposer à tout l’Empire. Mais ce n’est qu’en 681 (III° concile de Constantinople), donc à la fin du VII° siècle, que les dernières conséquences de la divinisation du Christ seront tirées au clair.

           Comme le messianisme, l’homme devenu Dieu – c’est-à-dire la divinisation de l’humain – va devenir un référent fondateur de l’Occident. Le siècle des Lumières n’est que la conséquence de la divinisation de l’humain.

 II. LE PASSÉ (2) : EFFACEMENT DES RÉFÉRENTS

           Le passage du VII° au VIII° siècle apparaît comme une période charnière.

           1) On voit en effet Alcuin, théologien de Charlemagne, élaborer la notion de monarque de droit divin. Je remarque que cette doctrine politique n’a pu prendre naissance qu’à partir du moment où la divinisation de Jésus était acquise en Occident. De même que le Christ est l’image terrestre du Dieu invisible, de même l’Empereur devient l’expression visible, sur terre, de la volonté divine – et ceci, jusqu’à la Révolution française.

           L’Occident a donc trouvé dans la divinité du Christ la justification du pouvoir impérial. Référent fondateur, le dogme de l’incarnation marque désormais de son emprise l’éthos – c’est-à-dire l’horizon éthique, culturel, social, esthétique – de la civilisation occidentale.

          Jusque dans le moindre détail de leur vie quotidienne, les hommes et les femmes d’Occident seront formatés par ses ramifications.

           2) C’est à ce tournant du VII° siècle, quand le dogme de l’incarnation n’est plus discuté en Occident, qu’un vigoureux mouvement d’origine arabe lance au monde un défi : une nouvelle religion, qui rejette explicitement l’incarnation de Dieu en Jésus, qui affirme l’unicité de Dieu, et accuse l’Occident d’avoir fabriqué, à côté du Dieu-très-Grand, un deuxième Dieu, incarné.

          Quand on applique au Coran les méthodes de l’exégèse historico-critique, trois niveaux d’écriture apparaissent clairement dans le texte :

 -a- Sa première source est juive : sous l’influence du rabbin de la diaspora juive de La Mecque, l’auteur, né arabe dans la tribu des Qoraysh, semble s’être discrètement converti au judaïsme tel qu’il était véhiculé à son époque : c’est-à-dire un judaïsme talmudique exalté, messianique, qui nous est bien connu par ailleurs.

 -b- En même temps, il a rencontré des chrétiens hérétiques, rejetés par le christianisme impérial. Je les identifie aux nazôréens, l’une des tendances du judéo-christianisme primitif qui serait tombée dans l’oubli si Jésus n’avait pas été, de son vivant, affilié à cette secte juive d’origine baptiste. L’auteur du Coran s’est laissé séduire par le portrait nazôréen d’un Jésus exclusivement homme, et il effectue une synthèse de ces deux apports, juif talmudique et judéo-chrétien.

 -c- Enfin, la troisième et dernière période d’écriture du Coran n’est rien d’autre que le carnet de route d’un chef de guerre arabe, le récit de ses démêlés politico-militaires avec ses voisins et de sa conquête du pouvoir par la violence.

           On retrouve tout cela pêle-mêle, mélangé sans ordre dans les 114 sourates du Coran. L’auteur prétend répondre à la question qui avait si longtemps agité la chrétienté : qui est Jésus ? Et puisqu’il refuse sa divinité, quelles sont les voies d’accès au divin ? En rejetant ce qu’il appelle « la magie chrétienne », il crée le référent d’une nouvelle civilisation, l’islam, qui attirera à elle le quart de l’humanité.

          L’islam coranique est donc la seule réforme radicale du christianisme qui ait réussi, là où tous les hérétiques de la Grande Église avaient successivement échoué. Il l’a fait, et continue de le faire, en s’opposant à une chrétienté considérée par lui comme infidèle à l’unicité de Dieu – c’est-à-dire païenne.

           Mais revenons à l’Occident.

          Pendant les siècles qui suivent, solidement campé sur une identité qui trouve sa source dans un référent désormais indiscuté – le dogme de l’incarnation défendu par l’Église -, l’Occident continue sa route. Et quand il étend sur la planète son modèle de civilisation, le christianisme triomphe avec lui. Tandis que l’islam s’efface – provisoirement.

          Vont alors se produire en son sein trois secousses majeures. La première, la Réforme protestante, va entamer l’unité européenne cimentée autour de Rome. Mais Luther et Calvin n’ont pas remis en cause le dogme de l’incarnation, ils n’ont pas touché au référent fondateur de l’identité occidentale. Le moment le plus révolutionnaire de la Réforme apparaît comme celui où Luther traduit la Bible en langue allemande. A son insu peut-être, en mettant le texte sacré à la portée de tous, il a permis à l’Occident chrétien d’échapper au piège redoutable du fondamentalisme – du moins jusqu’à une époque récente.

           La seconde secousse, c’est le mouvement des Lumières, le triomphe de la raison sur la foi considérée comme irrationnelle. Mais sa diffusion touche surtout les élites : au XIX° siècle, l’empreinte des Églises chrétiennes est encore très forte sur l’Occident. Grâce à la colonisation de la planète par les occidentaux, ces Églises deviennent des puissances mondiales.

           Troisième secousse, la laïcité instaure difficilement la séparation des Églises et des États. Mais les référents des nouvelles nations européennes restent chrétiens. Les Églises, qui ont officiellement perdu leur pouvoir sur les sociétés, transfusent en elles l’essentiel de leurs valeurs et gardent ainsi leur emprise. Le code Napoléon, qui servira de modèle aux législations européennes, puise dans le Nouveau Testament une bonne partie de sa morale individuelle et sociale, ainsi que l’inspiration de ses lois.

           Au tournant du XX° siècle, c’est la 1° crise moderniste : l’Église catholique, qui a encore une certaine vitalité intellectuelle, réagit en s’isolant dans sa forteresse dogmatique et en rejetant le monde moderne dans les ténèbres.

          L’après-guerre connaît la 2° crise moderniste : on voit apparaître deux mouvements, l’un théologique et l’autre social, qui s’épaulent et remettent en cause la structure hiérarchique des Églises. Pourtant, en tant qu’institutions elles sont toujours partout présentes.

          Souvenez-vous : dans presque toute l’Europe elles contrôlaient encore des partis politiques influents (les Démocrates Chrétiens), des syndicats, l’éducation, des mouvements de jeunes, des organismes caritatifs (devenus aujourd’hui ONG), elles tenaient des hôpitaux, des prisons. Chez nous le catholicisme inspirait – je cite en vrac – la littérature (Bernanos, Mauriac, etc.), la philosophie (Maritain, Bergson, Gabriel Marcel), la poésie (Claudel, Marie Noël, La Tour du Pin), la musique (Honegger, Poulenc), la peinture (Rouault, Cocteau), l’architecture (Le Corbusier).

          Eh bien ! Le court temps d’une génération, la nôtre, tout cela s’est effondré. En un demi-siècle, le christianisme comme référent fondateur a disparu du champ de la civilisation occidentale et de sa créativité.

           Ce déclin inexorable sera un temps masqué par l’expansion missionnaire du XIX° siècle, puis par la montée des fascismes au début du XX° : après la 2° guerre mondiale, il s’est transformé très rapidement en effondrement.

          Commencé en 1962, le Concile de Vatican II a suscité de grands espoirs. Mais en refusant de toucher aux dogmes fondateurs, il s’est voulu délibérément comme un concile pastoral. Par ce terme qui définissait son absence d’ambition, l’Église du XX° siècle avouait qu’elle n’avait plus les moyens de bâtir, ou de rebâtir, les référents d’un Occident en crise.

          Les avancées intellectuelles, sociales, morales et spirituelles au sens large se font désormais en-dehors d’elle : altermondialisme, condition de la femme, écologie, méditation, retour des religions « orientales », recherches sur l’identité de Jésus, etc.

           Bref, le christianisme n’est plus aujourd’hui l’adolescent fougueux de ses débuts, en croissance irrésistible, faisant naître et entraînant derrière lui une civilisation conquérante. C’est un vieillard fatigué, ankylosé par les énormes calcifications idéologiques héritées du passé. Reliquat à la fois fastueux et pesant de ce passé, la chape dogmatique, faite d’éléments superposés au cours des siècles, empêche le christianisme de rester en contact avec la marche de l’humanité occidentale.

          Conservatisme et perte de contact allant évidemment de pair.

          Pour la première fois depuis ses origines, l’Occident se trouve en fait privé d’identité référentielle. L’Europe officialise ce fait en se refusant à intégrer, dans son projet de constitution de 2004, une référence à ses origines chrétiennes.

 III. LE CHOC DES MESSIANISMES

           Ce sont des sociologues américains (1) qui se sont penchés sur la notion d’effondrement des civilisations : tous reconnaissent, comme Christopher Dawson (2) , que « les grandes religions sont les fondements des grandes civilisations ». Mais dans leurs travaux, ils ne donnent guère au fait religieux la place centrale qui lui revient. Ils analysent les civilisations à coup de statistiques, et finissent par attribuer leur effondrement à des causes économiques, sociétales ou environnementales.

          Dans la lecture que je vous ai proposée ici, au contraire, j’ai envisagé la naissance et la mort de la civilisation occidentale en suivant l’évolution de son référent principal, c’est-à-dire religieux. Je complète ainsi l’analyse trop factuelle des américains en intégrant les résultats de l’école française de sociologie, qui a étudié de près le déclin du catholicisme en France, et sa signification dans l’évolution des référents de notre pays.

           Nous avons identifié la divinisation de l’humain comme référent fondateur de l’Occident. Pour comprendre la gravité du choc brutal de civilisations dont parlait Arnold Toynbee, il importe de revenir au premier référent, que j’ai laissé jusqu’ici de côté : la transformation de Jésus en Messie, le messianisme.

          En fait, ce sont plusieurs formes de messianisme qui campent face à face, et cherchent à se détruire en l’emportant, chacune d’entre elle, sur les autres :

 1) Le messianisme juif

             Il a toujours été territorial. Pour les sionistes, le retour du Messie ne pourra s’accomplir que lorsque l’État juif se sera rétabli dans les frontières physiques du royaume mythique de David, le « Grand Israël » qui va du sud de la Syrie à la Jordanie actuelle – englobant bien sûr la Palestine dans sa totalité.

 2) Le messianisme chrétien 

           Il n’a jamais été territorial, mais idéologique et politique. Le Messie reviendra quand toute la planète aura été baptisée sous la bannière du Christ-Roi.

 3) Le messianisme fondamentaliste musulman

           Le fondamentalisme, c’est la sacralisation d’un texte, considéré comme parole de Dieu lui-même et donc intouchable, devant être pris à la lettre.

          Sa version musulmane est à la fois territoriale (la reconquête de la Palestine avec Jérusalem comme capitale politique) et idéologique/politique, quand toute la planète se prosternera en direction de La Mecque et de sa Ka’aba.

           4) Pour mémoire, le messianisme communiste, accompagné du messianisme Nazi, qui ont lancé un bref éclat meurtrier avant de s’effondrer. Ici, c’est le prolétariat pour le communisme, ou le Peuple des Seigneurs pour le nazisme, qui étaient le Messie. Leur prise du pouvoir devait marquer le début de la fin de l’Histoire.

           5) Enfin un nouveau venu, peut-être le plus dangereux : Le messianisme fondamentaliste américain

           Né aux USA dans le renouveau évangélique des années 1970, il dispose là-bas d’une audience populaire considérable. Pour ces américains, le Messie tant attendu est enfin arrivé : c’est la morale, le mode de vie et de consommation, la démocratie et le capitalisme à l’américaine. Ici le Messie, c’est l’Amérique sûre de ses valeurs, et prête à les imposer à toute la planète, fut-ce par la force.

 IV. L’AVENIR EN QUESTIONS

           Pris en étau entre ces divers messianismes, chacun par nature dominateur et opposé aux autres, l’avenir d’un Occident désormais privé d’identité référentielle apparaît bien sombre.

          Mais un mouvement se fait jour, très discrètement, au sein même du christianisme : j’y vois pour lui à la fois le plus grand danger, et le plus grand espoir.

           En effet, depuis le milieu du XIX° siècle, des chercheurs (protestants, puis catholiques) se sont mis à étudier la Bible à l’aide d’un outil nouveau, la méthode historico-critique. Utilisant la linguistique, l’archéologie, l’épigraphie, l’Histoire et l’exégèse comparées, ces chercheurs situent les textes sacrés dans leurs époques et leurs milieux d’origine, dans leur culture de formation. Ils cherchent à dégager les faits, et les différents messages, de leurs contingences historiques. De plus en plus, ils se sont libérés, dans leur lecture, des lunettes contraignantes du dogme.

          Ils redécouvrent ainsi la personne, et la personnalité du juif Jésus, la façon dont il a été transformé en Dieu, et les motifs de cette transformation. Ils parviennent à séparer ce qu’il a dit et fait, de ce qu’on lui a fait dire ou fait faire.

          Leurs travaux, discrets et presque confidentiels, posent la vieille querelle de l’identité de Jésus en termes nouveaux. Non plus de façon polémique comme dans le passé, mais par l’étude sereine et objective des textes fondateurs chrétiens. Le dogme de l’incarnation, dans lequel nous avons identifié le référent principal de la civilisation occidentale, n’est plus remis en cause de l’extérieur, par ses ennemis, mais de l’intérieur, et par ses spécialistes les plus talentueux.

         Certes, la redécouverte du visage et de l’enseignement authentiques du juif Jésus signent l’arrêt de mort d’institutions ecclésiales chrétiennes qui se sont constituées en les dénaturant. Mais elle met en lumière la personnalité fascinante et le message puissant d’un homme qui aurait pu faire naître un autre monde que le nôtre, s’il n’avait pas été trahi par les siens.

          Cette démarche a-t-elle un avenir ? Pourra-t-elle offrir à une civilisation occidentale épuisée, vidée de sa substance, un nouveau souffle ? Pourra-t-elle proposer à nos jeunes d’autres perspectives, que celles des convulsions d’une société de consommation parvenue à des excès insupportables pour la planète ?

            Et puisque le rejet d’un deuxième Dieu est l’élément moteur du Coran, le retour du christianisme à l’homme Jésus ne signerait-il pas la fin du Djihad, la réconciliation tant attendue entre chrétiens, musulmans et juifs ?

           Oui, mais…

          Quand on sait que les Églises chrétiennes, qui devraient être les premières à les assumer et à les diffuser, refusent absolument d’accepter les résultats de cette recherche, pour en tirer les conséquences.

          Quand on voit qu’en Occident, depuis la fin du communisme et la remise en cause du capitalisme, la quête de nouveaux référents s’exprime en-dehors des institutions religieuses traditionnelles.

          Quand on voit la France s’interroger sur son identité.

          Quand on connaît enfin l’imbrication des ambitions politiques et des objectifs religieux…

           On a tendance à perdre espoir.

          Lorsque notre génération – la dernière à avoir connu une civilisation désormais agonisante –, lorsqu’elle ne sera plus là… Qui donc pourra transmettre à nos petits-enfants l’ambition d’un Occident, unifié autour de valeurs communes ?

                                            M.B., Nice, le 13 janvier 2011
 Cette conférence est une synthèse de plusieurs articles publiés dans ce blog (Entre autres, catégorie « Crise de l’Occident »)

 (1) Arnold Toynbee, A Study of History , 1961 : « Les civilisations meurent de suicide, pas d’assassinat ». Joseph Tainter, The Collapse of Complex Societies, 1988. Samuel Huntington, Le choc des civilisations. Jared Diamond, Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, 2005.

 (2) Dynamics of World History, p. 128.

PEUT-ON CHANGER LE MONDE ? (I.) L’espoir

          Je suis né au creux d’un siècle épuisé, en même temps que parcouru de violentes pulsions adolescentes.

          Épuisé, le XX° siècle l’était d’abord parce qu’il se souvenait, et cherchait à panser les plaies de son Histoire, celles de ses révolutions.

           La première en date avait commencé en juillet 1789. La France d’alors était prospère et n’avait jamais connu pareille douceur de vivre. Quelques philosophes en profitèrent pour répandre partout des idées nouvelles. Le plus dangereux d’entre eux, Jean-Jacques Rousseau, prétendait que l’Homme est naturellement bon, et que c’est la société qui le pervertit.

          Ce qui était absurde : comme tous les animaux, l’être humain défend son territoire. Il est naturellement agressif, jaloux, dominateur, cupide.

          Calfeutré dans son cabinet, Jean-Jacques fit rêver la France à un Homme Nouveau, recouvrant grâce à l’acquisition de la liberté un état de nature perdu par la faute de l’oppression sociale.

           S’agiter pour protester contre un gouvernement incapable, c’eût été une révolte. Vouloir faire naître un Homme Nouveau, c’était une révolution.

 La Révolution française : créer l’Homme Nouveau

           Quand les États Généraux se transformèrent en Assemblée Nationale, ce n’était encore qu’une révolte, et qui commençait en fanfare. La noblesse libérale sentait que le maintien des privilèges féodaux était devenu un anachronisme insoutenable : la nuit du 4 août, elle en vota l’abolition.

          Louis XVI, qui n’avait pas réussi au début de son règne à entamer la forteresse des privilégiés, accepta finalement d’entériner ce fait accompli dans l’enthousiasme et les pleurs de joie : pour lui, comme pour les signataires du Serment du Jeu de Paume, comme pour la majorité du peuple français, la révolte était terminée cette nuit-là, et elle avait porté ses fruits. La France resterait prospère, tout en entrant, modernisée, dans le siècle nouveau.

           C’était sans compter sur une poignée d’extrémistes de gauche, menés par Robespierre. Eux ne se contentaient pas d’une révolte pacifique, qui laisserait intact le monde tel qu’il était. Ils voulaient en construire un autre, et pour cela il fallait d’abord détruire celui qui existait.

          Changer le monde ? Pas seulement : changer l’Homme.

           A quoi ressemblerait cette société autre, cet Homme autre ? Ils n’en avaient aucune idée précise. Leur programme tenait en trois mots, auxquels ils ne donnaient pas tous le même sens. Dont nul ne savait au juste ce qu’ils produiraient quand on passerait du discours à la réalité : liberté, égalité, fraternité.

          Ils décidèrent de tenter l’expérience en grandeur réelle, et la première puissance mondiale de l’époque fut le laboratoire de leur expérimentation. Devenue somnambule, la France se laissa envahir par la magie du rêve : « Pour que naisse l’Homme Nouveau, anéantissons l’Homme ancien ! ».

           On sait quel emploi fut fait des trois mots fétiches. Le général Turreau, criminel de guerre écrivant à la Convention : « Citoyens, la Vendée est purgée de ses brigands : hommes, femmes et enfants, j’ai tout brûlé d’une flamme purificatrice. Salut et fraternité ! »

          Ou Mme Roland montant à l’échafaud et s’exclamant : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Ou encore le joli surnom donné à la guillotine, le « rasoir égalitaire. »

          Détournement, perversion des mots d’un idéal de théoriciens confus.

           Résultat : environ la moitié du patrimoine architectural saccagé ou rasé, l’économie détruite, les élites décapitées, la famine en France et la guerre en Europe (1). Un retard industriel d’un siècle pris par rapport à l’Angleterre ou à l’Allemagne, jamais rattrapé depuis.

          Ce qui fut pervers, ce n’était pas la volonté d’adapter la France aux idées progressistes. Mais la contagion à tout un peuple ébahi d’un rêve, concocté par une petite minorité de gauchistes ambitieux, arrivistes, montés au pouvoir grâce à la faiblesse d’une royauté malade.

           Homme d’ordre, Napoléon remplaça le rêve par une dictature. Qui réalisa, pour la première fois dans l’Histoire, la saignée d’un pays : deux millions de jeunes gens fauchés sur les champs de bataille – mais quelle gloire !

          Le rêve de l’Homme Nouveau à la dérive sur un fleuve de sang.

 Et pendant ce temps, que faisait l’Église catholique ?

En juillet 1789, son pouvoir en France était immense. Il aurait suffit que l’épiscopat blâme publiquement les excès de 1791, s’unisse clairement contre 1793, que le pape condamne ex cathedra le principe même de la Révolution (l’Homme Nouveau), pour que leur voix pèse d’un poids considérable sur le cours des événements.

          Mais l’épiscopat français se tût, collabora ou émigra. Quant au le pape, il se surprit lui-même à bénir le sacre du dictateur. Ầ peine quelques évêques protestèrent-ils mollement, et ce sont des curés de campagne qui sauvèrent l’honneur de l’Église en prenant le maquis, au prix de leurs vies.

          Le silence de l’Église fit naître la première des Églises du silence.

           « Rien appris, rien oublié »

           Installés dans les fourgons des vainqueurs de Waterloo, les perdants de la Révolution revinrent restaurer l’ordre ancien. A bout de souffle, la France semblait alors avoir compris qu’on ne peut pas changer le monde : cela ne dura que le temps d’une génération.

          Intelligent et modéré, Louis XVIII avait réussi un semblant de réconciliation nationale : son imbécile de frère, Charles X, n’eût pas le même talent. N’ayant rien oublié, il n’avait surtout rien appris de la Révolution : la Restauration se fit flamboyante, ce qui redonna vie à une gauche qui n’était pas encore extrême.

          En 1830 elle plaça sur le trône de Louis XVI le fils de celui qui avait voté sa mort pour prendre la place. Et Victor Hugo, lucide, put mettre dans la bouche de Gavroche agonisant sur les barricades ces mots  : « C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau ! »

           Il fallait que la bourgeoisie, grande gagnante des révolutions, fasse perdre aux Français le goût du rêve. Pour y parvenir elle proclama : « Enrichissez-vous ! » (2)

          Dans une France redevenue riche en 1870 , l’extrême gauche fit son retour avec une violence inouïe. Elle proposait une nouvelle modalité du rêve : les Hommes Nouveaux avaient le droit de se partager les biens de ceux qui possèdent, qu’il leur suffisait d’aller prendre par violence.

          Relégués à l’arrière-plan tactique, les mots d’ordre de 1789 firent place au pillage et au vol comme programme politique. Affolée, la jeune République se réfugia à Versailles, sous l’ombre de Louis XVI dont elle l’avait tiré de force en octobre 1789.

          Elle canonna les communards, puis les fusilla et exila les survivants au bagne de Nouméa.

           Ầ Versailles ! On revenait donc au point de départ – sauf que Thiers, suivant l’exemple de Robespierre, avait fait ce que Louis XVI refusa toujours : laisser massacrer des français par d’autres français.

 Et pendant ce temps, que faisait l’Église catholique ?

Elle sut vite oublier comment elle avait manqué de courage politique pendant les révolutions. Ayant failli à sa mission (3), elle se déclara infaillible au moment où la Commune incendiait Paris pour créer un autre monde que le nôtre.

           Mais le peuple français, lui, n’avait pas oublié l’héroïsme d’un bas-clergé qui était issu de ses rangs, et s’était toujours employé à panser tant bien que mal les plaies causées par le rêve des gauchistes mis en action .

          Surgit alors un phénomène nouveau : l’anticléricalisme d’une société revenue en masse à la religion.

           D’un côté, le peuple se souvenait de la collaboration du haut-clergé avec tous les pouvoirs en place, et du silence papal. Mais de l’autre, il reconnaissait la vertu du bas-clergé, qui lui prodiguait humblement les soutiens de la religion, charité en acte et espérance de l’au-delà.

          Les séminaires se remplirent, de nouveaux ordres religieux à vocation sociale furent fondés tandis que les anciens reprenaient vie. La défiance, et parfois la haine envers l’appareil ecclésiastique se mirent à faire bon ménage avec un renouveau catholique prodigieux, donnant aux premiers balbutiements de la laïcité à la française sa coloration si particulière.

           Symptôme révélateur : c’est en 1863 que Renan fit paraître sa Vie de Jésus. Il y décrivait un Jésus démaquillé des dogmes catholiques, totalement et profondément humain, tellement attachant que son livre fut le best-seller du XIX° siècle (4).

          Déçus par l’Église institutionnelle mais attachés aux belles figures de prêtres et de religieuses restés proches d’eux et de l’évangile, devenus anticléricaux croyants, les français continuaient à chercher à travers leur religion séculaire un monde meilleur que celui-ci.

          Je vois dans le succès de la Vie de Jésus de Renan le frémissement, vite éteint, d’un autre rêve possible que celui des anarchistes gauchistes de 1791 ou 1870.

           Je suis né dans un siècle qui se remettait à peine de ces convulsions : la recherche éperdue d’un changement radical, total, des paradigmes qui dirigent notre monde.

          Le XX° siècle saurait-il réussir à changer le monde, là où Robespierre et la Commune avaient échoué ?

                           M.B., 1° novembre 2011

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(1) Voyez le bilan dressé par René Sédillot, Le coût de la Révolution Française, Librairie Perrin.

(2) De la même façon que les Chinois feront oublier les rêves de Mao à la fin du XX° siècle.

(3) Entendons-nous bien : je ne porte pas de jugement pour savoir si l’Église a eu raison ou tort de ne pas prendre officiellement la tête de la contre-révolution. Je me contente de constater qu’elle a failli à ce qu’elle considérait alors, de son point de vue, comme sa mission.

(4) Deux millions d’exemplaires vendus de son vivant.