Étonnant homme que le Père Hugo ! « Il faut longtemps pour devenir jeune » : quand il publie Quatrevingt-treize il a 72 ans, c’est son dernier roman, son testament. Avec un romantisme flamboyant il dit sa nostalgie d’un monde ancien abattu par la Convention dans un déchaînement de haines, Terreur contre autorité royale, sang de la Vendée contre sang-bleu, anarchie contre l’ordre.
Mais il dit aussi l’horrible nécessité qu’il y avait – sans doute, alors – de tout détruire, pour qu’advienne un monde nouveau. Et la plaie de son cœur au terme de sa vie : la Révolution a échoué, puisqu’elle n’a pas fait naître l’Homme nouveau. Dans les dernières pages de Quatrevingt-treize(1), il fait dialoguer Gauvin-Hugo avec le conventionnel Cimourdain, qui vient de le condamner à la guillotine :
– Je veux – dit Cimourdain – je veux la république de l’absolu.
– Je préfère – répond Gauvin – la république de l’idéal. Votre république dose, mesure et règle l’homme. Elle ne voit que la justice. Moi, je regarde plus haut.
– Précise, je t’en défie !
– Vous voulez la caserne obligatoire, le militaire contre d’autres hommes, moi je veux l’école et la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. […] D’abord, supprimez tous les parasitismes. Ensuite, tirez parti de vos richesses : vous jetez l’engrais à l’égout, jetez-le au sillon. Supprimez les terres en friche, que tout homme ait une terre et que toute terre ait un homme. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles du vent, toutes les chutes d’eau […] Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu’est-ce que l’océan ? Une énorme force perdue. Que vous êtes bêtes ! Ne pas employer l’océan !
– Gauvin, te voilà en plein songe.
– C’est-à-dire en pleine réalité. Et la femme ? Qu’en faites-vous ?
– Ce qu’elle est, la servante de l’homme.
– Oui. À une condition, c’est que l’homme sera le serviteur de la femme.
– Y penses-tu ? s’écria Cimourdain, l’homme serviteur ! Jamais. L’homme est maître. Je n’admets qu’une royauté, celle du foyer. L’homme chez lui est roi.
– Oui. A une condition, c’est que la femme y sera reine.
– C’est-à-dire que tu veux pour l’homme et pour la femme…
-L’égalité, interrompit Gauvin.
– L’égalité ! Y songes-tu ? Les deux êtres sont divers.
– J’ai dit l’égalité. Je n’ai pas dit l’identité.
– Gauvain, reviens sur terre. Nous voulons réaliser le possible.
– Commencez par ne pas le rendre impossible !
– Le possible se réalise toujours.
– Pas toujours. Si l’on rudoie l’utopie, on la tue. Rien n’est plus sans défense qu’un œuf.
– Il faut pourtant saisir l’utopie, lui imposer le joug du réel, la couler dans le fait. Ce que l’idée perd en beauté, elle le gagne alors en utilité. C’est ça, le possible.
– Le possible est plus que cela, murmura Gauvain.
– Ah ! Te revoilà dans le rêve !
– Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l’Homme.
– Il faut le prendre !
– Vivant.
Puis Cimourdin accompagne Gauvin à la guillotine. Et quand sa tête tombe, le révolutionnaire se tire une balle dans le cœur.
Ceci a été écrit en 1873…
M.B., 10 juillet 2015
(1) Quatrevingt-treize, édition Garnier, pp. 369-371 (extraits).