Archives pour la catégorie LE CHRISTIANSME EN CRISE

Quelques analyses des crises du christianisme depuis ses origines

Vient de paraître « JÉSUS ET SES HÉRITIERS, mensonges et vérités ».

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                      (150 pages)
                       
     Paru en mars 2006, Le secret du treizième apôtre a été inscrit sur la liste des best seller pendant plusieurs semaines, puis traduit en 18 langues étrangères. Il vient d’être édité dans le Livre de Poche.

     Très vite, d’Espagne, d’Italie, d’Angleterre, on m’a demandé : « Y a-t-il une vérité historique derrière ce roman ? Où s’arrête l’Histoire, où commence la fiction ? »

     Pour répondre à cette question, j’ai d’abord écrit une notice de 30 pages. Qui m’a vite semblé insuffisante : je l’ai amplifiée, et voici le résultat.

     Dieu malgré lui avait été écrit entre 1995 et 2000 : depuis, la recherche a beaucoup progressé. Si je devais refaire aujourd’hui cet essai, le fond en serait le même. Mais j’apporterais quantité de précisions, en le situant mieux dans le contexte de la « quête du Jésus historique ».
     C’est ce qui est fait dans Jésus et ses héritiers.

     Encore un livre sur Jésus ? Non. A l’éclairage direct, j’ai préféré l’indirect. 
     Que savons-nous d’historiquement fiable sur l’entourage du prophète Galiléen, sa famille, ses apôtres, le mystérieux treizième apôtre ? 
     Qui était Judas ? Est-il mort suicidé, ou bien… assassiné, et alors par qui ? Pierre fut-il l’Honnête Homme qu’on cherche à nous présenter dans le Nouveau Testament ? 
     Marie Madeleine enfin :  a-t-elle été l’amante de Jésus ? Si non, d’où vient la légende ?
     Sur tous ces personnages devenus légendaires, que disent les textes ? Écrite par les vainqueurs d’un combat pour la mémoire qui dura cinq siècles, l’Histoire qu’enseignent nos catéchismes, que répandent les romanciers, est-elle véridique ?

     Les lecteurs du Secret du treizième apôtre trouveront ici, en quelques pages, réponses à toutes leurs questions sur l’arrière-plan historique du roman. Du moins, ce qui concerne les événements du 1° siècle et du début du 2° siècle.

     En Histoire, il n’y a pas de vérités définitives : il n’y a que des hypothèses, de plus en plus affinées.
     Jésus et ses héritiers est une contribution sur ce qu’on peut dire, aujourd’hui, du mythe fondateur de notre civilisation.

                                M.B., 4 février 2008

LA FIN DES ILLUSIONS : Postface à « Prisonnier de Dieu »

          Les éditions Albin Michel viennent de rééditer Prisonnier de Dieu. J’ai écrit à cette occasion une Postface (2008), dont voici un extrait.
                        
          « Au moment de mettre sous presse, nous n’avions toujours pas de titre. J’en avais proposé trente à l’éditeur, qui les avait rejetés l’un après l’autre. « Michel, ma-t-il dit alors que l’imprimeur s’impatientait, nous l’appellerons Prisonnier de Dieu : c’est un bon titre ».
          « Dieu n’a jamais fait de prisonnier : je m’insurgeais. C’est de moi que j’avais été prisonnier, de moi seul, de mes illusions et de celles d’une époque. Mais l’éditeur avait raison : ce fut un bon titre. Un mensonge efficace.
                             
          « Je suis devenu frère Irénée le 9 octobre 1962, trois jours avant que s’ouvre le concile de Vatican II. Alors, dans nos colonies à peine devenues indépendantes, les missions étaient toujours prospères. Alors les sectes étaient pratiquement inconnues en Amérique latine, en Afrique, aux Philippines, en Corée. Alors, et pour la première fois, le président des États-Unis était un catholique, John Kennedy.
         « D’Acapulco à Séoul, intouchée par les siècles, l’Église se voulait seule détentrice de Dieu et des aspirations humaines. Sa conception du monde, de la morale publique, des relations entre les hommes et les femmes, était largement partagée. Elle inspirait depuis l’antiquité nos lois civiles, nos coutumes, nos interdits, nos joies et nos peines.

          « Au moment où je me présente à la porte de l’abbaye, l’Église forme encore la charpente d’un vaste édifice, solide et triomphant : la civilisation occidentale. Vingt ans plus tard, lorsque je me retrouve à la rue, l’édifice et sa charpente chancellent, sans qu’on puisse savoir qui a entraîné l’autre dans cet imprévisible déclin.

          « Les événements rapportés ici se déroulent entre les années 1960 et 1980, dans un univers clos. Ils sont datés par l’époque et par le lieu, et pourtant, Prisonnier de Dieu dépasse largement l’horizon étriqué d’un monastère catholique.
          « Ce qui n’était que le récit d’une trajectoire individuelle apparaît maintenant comme une sorte de document historique, parce qu’il témoigne d’une période charnière : la fin du consensus tacite entre une religion, et la civilisation dont elle avait nourri, pendant des siècles, l’imaginaire.
          « Machinerie complexe, qui a explosé sous mes yeux.
                                      
         « Les racines de notre civilisation, qu’on le veuille ou non, sont chrétiennes : il semblerait que le grand arbre, qu’elles ont si longtemps alimenté de leur sève, ne tienne plus aujourd’hui que par son écorce.
                         
          « Les monastères ont toujours été le fer de lance de cette civilisation : l’Église y reconnaissait son idéal de perfection, mis en œuvre par la Règle de Saint Benoît (cliquez). 
          J’ai découvert que cette Règle était profondément stoïcienne : « Là où commence le plaisir, là commence la mort ». Cette obsession macabre n’est pas évangélique. Par ses paroles comme par ses actes, le rabbi Galiléen montre une absolue détestation de la mort.        
          « Cet homme n’a semé autour de lui que guérison et vie.
                           
         « Je sais maintenant que la chasteté du corps et de l’esprit ne peut être vécue qu’à travers l’exercice de la méditation, si bien décrit par le Bouddha. C’est pourquoi les monastères se vident : on va chercher ailleurs les voies de la sagesse et de la purification mentale. La méditation silencieuse, seule forme de prière pratiquée par le juif Jésus, c’est auprès des sages d’Orient qu’il faut en découvrir la théorie et la mise en œuvre. Pour continuer toujours de l’ignorer, l’Église occidentale voit se détourner d’elle les meilleurs de nos chercheurs d’absolu.
                           
          « On m’a reproché d’avoir appliqué à l’Église établie le terme de secte. Pourtant, c’est bien du mécanisme de l’enfermement sectaire qu’il s’agit. Libre de rentrer, j’étais libre de sortir à tout moment – et cependant, je ne l’ai pas fait.
          « Le sectaire s’enferme de lui-même dans la secte, et ne peut plus se déjuger sans reconnaître l’erreur que fut son choix, sa responsabilité dans les souffrances subies et causées par lui. Nul ne franchit ce pas décisif, si quelque force extérieure ne l’y oblige. 

          « Ce qui s’est passé au bord du Fleuve aurait pu se produire de la même façon dans une secte évangélique, musulmane, ou certains partis politiques.
                             
          « Il n’y a qu’une seule vérité, c’est la nôtre et tu dois la partager, sinon… » : voilà la secte. En bien des époques et en bien des lieux, « sinon… » a pu signifier les pires châtiments corporels, heureusement interrompus par la mort. Mais toujours et partout, « sinon… » signifie le châtiment dans l’au-delà, qui ne cessera jamais.
          « Au regard de l’Histoire, l’Église est une secte qui a réussi.
          « Il m’a fallu dix ans, ayant retrouvé ma liberté de mouvements, pour reconquérir ma liberté intérieure. Puis j’ai compris que le passé ne méritait pas d’être combattu : sur ces pierres éboulées, il fallait tracer un chemin. Dieu n’appartient à personne en particulier.
                            
          « Tant d’années pour comprendre que les Églises – toutes les Églises – sont des organismes de pouvoir, que leur ambition non-avouée est de le conquérir, puis de le conserver à tous prix. « Dieu premier servi » est le slogan affiché. Idéal que les fidèles cherchent, et parfois trouvent, dans l’institution. La générosité de leur quête leur permet de contourner ce malentendu. J’y vois maintenant une imposture, enfouie dans les replis de l’inconscient.
                  
          « L’Église m’avait enseigné le Christ : il m’a fallu la quitter pour découvrir le prophète de Nazareth. Extraordinairement féconde, cette découverte a donné un sens à l’échec du frère Irénée, elle éloigne définitivement les miasmes de la mort. Sous forme de romans ou d’essais, je ne cesse depuis d’approfondir et de partager les échos qu’elle suscite.
          « Dans le désert humain, moral et spirituel qu’est devenue notre civilisation, la redécouverte de l’homme Jésus est pour moi une vraie lueur d’espoir. Cet homme solitaire, et pourtant relié à tout, a voulu humaniser la planète en lui indiquant un chemin. Au cours des siècles, quelques grandes figures ont su l’emprunter, et quantité de merveilleux anonymes.
          « Pour nos sociétés, tout reste à faire.
                 
          « Une fois dépouillé de la mythologie chrétienne, le rabbi itinérant de Galilée apparaît totalement subversif. Il a rejeté l’Église de son temps, ses rites et son clergé. Il s’incline devant la domination de César, pour mieux s’en affranchir intérieurement. Il transgresse tous les tabous, franchit toutes les frontières de la coutume établie.
          « Pareille attitude ne peut prendre forme durablement dans aucune structure sociale, qu’elle soit civile ou religieuse. Jésus n’a pas fondé d’Église, et la chrétienté s’est construite en le trahissant.
          « Le jour où j’ai commencé à m’intéresser au juif Jésus, je me suis engagé sans le savoir dans un couloir qui ne pouvait mener qu’à la porte de sortie.
                             
          « La révolution Gutenberg a facilité l’expansion des différentes Églises chrétiennes nées en Occident. Objet fédérateur, le livre réunissait les communautés autour de ses commentateurs. Jusqu’au XIX° siècle, seuls les clercs pouvaient lire abondamment : le savoir venait d’en-haut. Sa diffusion correspondait à la structure pyramidale des hiérarchies, en même temps qu’elle la renforçait.
          « La télévision, puis la révolution Internet, bouleversent ce fonctionnement séculaire : la communication est désormais horizontale, sans médiation cléricale, sans intermédiaire, ni limitation ou censure.
          « Cela prendra-t-il la place des Églises ? Des communautés virtuelles s’esquissent déjà. On s’informe, on échange, on partage sur un clavier. Mais seule, la rencontre d’une personne peut bouleverser des vies, provoquer la métanoia – ce renouvellement intérieur profond, ce départ pour l’aventure, ce regain après la moisson des désespoirs.
          « Si Jésus s’était contenté de Google, aurait-il laissé comme il l’a fait sa marque sur la planète? La rencontre vivante et chaleureuse de cet homme ne passera jamais par la seule informatique.
                             
          « Les Églises ne disparaîtront pas : chrétiennes, musulmanes, juive ou hindouiste, l’histoire de l’humanité montre qu’elles ont toujours accompagné l’essor des civilisations. Lorsqu’une civilisation décline, meurt ou se transforme, il ne reste plus de son Église originelle que l’appareil extérieur.
                             
          « Le mot tradition vient du latin tradere, qui signifie à la fois « transmettre » et « trahir ». Peut-on transmettre sans trahir ?
          « Si j’ai pu connaître les Évangiles, si j’ai rencontré la figure du prophète Galiléen, c’est bien par l’entremise de l’Église catholique, et grâce à elle. Elle a été la structure, sociale autant que religieuse, qui m’a transmis une mémoire. C’est elle qui m’a fourni les outils avec lesquels j’ai pu, bien après, retrouver le visage de celui dont elle se réclame. 

          « Tu parviendras » : pour parvenir là où elle prétendait me mener, j’ai dû m’éloigner d’elle. Peut-être en va-t-il de même pour toutes les sectes ou Églises.
                             
          « Quand ma génération – celle qui a dû s’accommoder des transformations les plus rapides que la planète ait jamais connue, mais qui disposait encore de repères, de références, de trajectoires passées et d’horizons imaginables, bref, de tradition – quand cette génération aura disparu, qui transmettra (cliquez) ?

          « Dans un monde qui n’a plus d’autres valeurs que quantifiables, où les aspirations les plus secrètes vers la transcendance sont jetées sur le marché comme les autres, qui transmettra – et à qui ? »

                    © Michel Benoît, 21 mars 2008

DANS LE SILENCE DES OLIVIERS (II) : la fabrication d’un roman;

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          Pourquoi un nouveau roman sur Jésus ?

I. La préhistoire

          En 1975, je préparais ma thèse de doctorat en théologie : et je découvris, avec stupeur, que Jésus était juif. Un juif qui avait parlé à d’autres juifs : les Évangiles ne pouvaientêtre compris qu’à l’intérieur de la culture juive de leur époque. Je me fis donc juif, me plongeai dans le Talmud et les textes judéo-chrétiens alors disponibles.

          Lorsque je présentai mon projet de thèse en, il fut refusé par les autorités vaticanes : en ce temps-là, la judaïté de Jésus était un tabou. J’abandonnai le projet, mais non pas mon intérêt pour ce juif hors-normes.

          Au début des années 1990, je rouvris ce dossier. En quinze ans, on avait publié nombre de sources jusque là inaccessibles, et des ouvrages sortaient – en rafale – sur le juif Jésus, passionnant le public même non-croyant.

           Je disposais enfin de la documentation nécessaire.

          Entre 1995 et 2000, je me mis à écrire. Le résultat, ce fut un essai publié en 2001. Il dévoilait l’identité réelle de cet homme devenu Dieu malgré lui, titre de l’ouvrage . Pour le mettre à la portée du grand public, j’en fis ensuite un roman, Le secret du treizième apôtre, qui eût un certain succès. De la vie de Jésus, de son entourage, je disais ce qu’on pouvait savoir d’historiquement fiable, mais je laissais de côté son enseignement.

II. Les tâtonnements

          En même temps que je travaillais à Dieu malgré lui, je découvris – un peu par hasard – d’abord le bouddhisme tibétain, puis l’enseignement du Bouddha Siddharthâ lui-même.

          Ce fut un choc : des analogies apparaissaient, frappantes, entre ces deux maîtres du passé. Plusieurs auteurs avaient déjà tenté de comparer le bouddhisme au christianisme, et cette piste semblait mener à une impasse. Mais si l’on confrontait l’expérience vécue par chacun de ces deux hommes, on découvrait la lignée des Éveillés – et que Jésus était l’un d’entre eux, non des moindres.

          La deuxième partie de Dieu malgré lui, où je fais asseoir Jésus et Siddharthâ à la même table, fut donc intitulée Un Bouddha juif : mais je ne m’attardais toujours pas sur l’enseignement de l’Éveillé juif Jésus.

III. L’arrière plan

          C’est que les Églises chrétiennes (et surtout la catholique) avaient, dès leurs origines, détourné non seulement l’identité de l’homme Jésus mais aussi son enseignement, pour se constituer en puissances mondiales.

          Je devins alors sociologue, étudiant l’ampleur du déclin récent de ces Églises, institutions fondatrices de l’Occident. Il m’apparût que le christianisme en tant que système idéologique, conception de l’Homme et de sa destinée dans l’univers, était parvenu à une impasse. Simultanément, la crise de l’identité occidentale semblait accompagner le déclin de l’idéologie chrétienne, qui pendant dix-sept siècles lui avait fourni sa colonne vertébrale.

          Déclin du christianisme, perte de l’identité Occidentale : ces deux accidents majeurs de notre civilisation étaient liés, sans qu’on puisse savoir lequel avait précédé l’autre.

          Tel était désormais le décor de tous mes travaux.

IV. Le Coran et le 13° apôtre

          L’arrière-plan de la crise de l’Occident eût été incomplet, si je n’y avais pas inscrit ses relations avec l’islam.

          Il était hors de question d’explorer une culture et une littérature aussi considérable : je me cantonnais au texte du Coran, pour découvrir là aussi des vérités cachées – dont je tirai parti pour l’écriture du Secret du treizième apôtre.

          En même temps, j’approfondissais ma connaissance du IV° Évangile, dit selon saint Jean. Il m’apparût que la partie la plus ancienne de cet Évangile avait sans doute pour auteur ce treizième apôtre, volontairement ignoré des Églises mais indéniablement présent dans l’entourage de Jésus. Son témoignage visuel, de première main, était celui d’un personnage qui avait joué un rôle essentiel dans les derniers moments de la vie de son maître et ami, le rabbi de Galilée.

          Avec ce dernier travail de recherches, j’étais enfin parvenu au pied de l’Everest : retrouver, derrière tout ce que les Évangiles lui ont fait dire, l’enseignement de Jésus lui-même.

          Ce fut un éblouissement : enfin démaquillé de tout ce que le christianisme avait plaqué sur son visage et sa parole, cet homme apparaissait totalement moderne, ses questions étaient les nôtres, ses réponses parlaient à notre temps.

          Mais comment mettre en forme ces précieuses pépites ?

V. L’écriture du Silence des oliviers 

          Très vite, je décidai d’abandonner la forme « essai », peu appréciée par un grand public étouffant sous les contraintes du quotidien, et qui demande qu’on le prenne par la main en l’intéressant. Il fallait écrire un roman.

          Un roman, c’est-à-dire des personnages, qui prennent la parole dans une situation où leur vie est en jeu.

          Quelle situation était plus conflictuelle que celle du peuple juif au début du 1° siècle ? Je me plongeai dans les travaux des sociologues de l’antiquité juive, pour m’imprégner du climat d’extrême tension qu’avait rencontré toute sa vie le jeune rabbi galiléen.

          Et lui-même, ses disciples, son entourage, me fournissaient (sans que j’aie rien à inventer) les personnages d’un roman. Quelle situation plus romanesque que celle d’un opposant, qui se heurte à tous les pouvoirs en place, et finit par être trahi par ses plus proches compagnons ?

          Un roman, mais dont le moindre détail devait être conforme à ce que la recherche la plus exigeante nous fait connaître des gestes et des paroles authentiques de chacun des personnages. Je savais que je ne pourrais jamais restituer une voix éteinte depuis 2000 ans : ne pouvant pas faire entendre la voix de Jésus, je ferais le portrait de cette voix.

          Un portrait : mais sous quel angle ? Où planter mon chevalet ? J’ai choisi de saisir Jésus à cet instant où il se sait trahi, devine qu’il va être arrêté, et passe ses derniers moments de liberté dans la clarté lunaire d’un jardin d’Oliviers, seul devant les étoiles.

          Il laisse alors aller sa mémoire, se souvient des étapes marquantes de sa vie – mais surtout des circonstances grâce auxquelles il est devenu lui-même.

          Il raconte sa prise de conscience qu’un monde est en train de disparaître sous ses yeux – comme l’avait enseigné son maître Jean-Baptiste. Mais de toutes ses forces il refuse son catastrophisme, et se lance dans les voies risquées de la liberté.

          Apparaissent alors les grandes lignes de l’enseignement personnel d’un rabbi juif, s’adressant à d’autres juifs à l’aube d’une apocalypse sociale et religieuse annoncée.

          Confronté à ce monde fini, Jésus a connu une maturation intérieure, on le voit inventer, progressivement, son message à lui. Rejoindre ainsi les plus grandes voix de l’humanité, et jeter des semences dont bien peu (l’Histoire le prouve) ont pris racine dans une terre fertile.

          Chemin faisant j’ai repris, en l’affinant encore, mon hypothèse : l’apôtre Pierre a été l’instigateur de la trahison de son maître, Judas est innocenté.

          Le roman se termine au moment où Jésus, à travers les branches d’oliviers, voit s’avancer la troupe de ceux qui viennent l’arrêter.

          Ầ ma connaissance, c’est la première fois qu’un écrivain tente de pénétrer ainsi dans la conscience d’un homme aussi considérable que Jésus.

          Unique en son genre, ce roman trouvera-t-il son public ? Ce n’est plus mon problème…

                               M.B., 9 avril 2011

DEMAIN LA PAQUE JUIVE : « Dans le silence des oliviers (III).

          Les juifs célèbrent Pâque la veille au soir du 14° jour du mois de Nissan, qui tombe cette année le mardi 19 avril. Ce sera le mille neuf cent quatre-vingtième anniversaire du dernier repas pris par Jésus, à Jérusalem, dans la salle haute prêtée pour l’occasion par son ami le disciple bien-aimé.

           Dans le silence des oliviers j’ai raconté cette soirée en me plaçant du point de vue du petit rabbi provincial d’alors, obligé de se cacher depuis que les autorités juives avaient lancé un mandat d’arrêt contre lui.

           Ầ cette époque, les juifs se cotisaient pour acheter un agneau, qui était sacrifié au Temple (transformé pour l’occasion en immense abattoir) le jour de la Préparation. Ce n’était pas une question de richesse ou de pauvreté : un juif ne célèbre jamais Pâque seul, mais avec tout son peuple. On se partageait ensuite la viande entre voisins, avant de la manger en famille.

           Le rite de l’agneau a disparu avec la destruction du Temple en 70. Le cérémonial actuel de Pesha a été fixé au haut Moyen âge, mais il conserve quelques points communs avec la façon dont les juifs le pratiquaient à l’époque de Jésus.

 Le 6 avril 30 au soir : un repas pascal ?

           Il est admis par tous que la « sainte Cène » n’a pas été un repas pascal : notamment, parce que la clandestinité forcée des treize galiléens les empêchait d’accomplir le rite public et communautaire de l’agneau.

          Pourtant, cela n’a pas été un repas ordinaire.

          Les Évangiles en ont retenu le partage du pain et du vin avec leurs bénédictions, précédé d’un baptême effectué par Jésus, accompagné de deux homélies et suivi du chant des psaumes. Ces textes ont été scrutés à la loupe par des centaines de spécialistes : tout bien considéré, il semble que Jésus ait voulu suivre le rituel pratiqué par les esséniens à Qumrân. Et j’en donne les raisons dans Le silence des oliviers.

 Seder Pesha : la Pâque juive aujourd’hui

           C’est une liturgie familiale, dont je voudrais simplement évoquer trois phrases, codifiées par le rituel.

 I. « Pourquoi ce soir, ce repas, ne sont-ils pas comme les autres ? »

           Toujours, c’est un enfant qui doit poser cette question. Son père ne lui répond pas par un cours d’histoire : il lui rappelle à cette occasion des souvenirs collectifs, afin que l’enfant les fasse sien.

          Parce que pour un juif, l’Histoire n’est pas une chose figée, qu’on évoquerait comme une réalité d’autrefois, morte.

          L’Histoire se fait aujourd’hui. Le passé doit rester à l’état de souvenirs, pour ne pas être construit comme un édifice achevé, qu’on visiterait de l’extérieur. L’enfant (qui n’a pas de passé) pénètre dans les souvenirs de son peuple dispersé pour devenir, à son tour, l’un des acteurs de l’Histoire en train de se faire.

 II. « Quiconque a faim, qu’il vienne et mange. Quiconque est dans le besoin, qu’il vienne et célèbre Pesha avec nous. »

           C’est par cette déclaration solennelle que le père introduit les rites du pain, du vin, des herbes amères.

           « Quiconque » : en hébreu kôl, c’est-à-dire tous – et pas seulement les juifs. Repas qui manifeste l’unité et le particularisme du peuple juif, Pesha est explicitement ouvert à toute l’humanité.

           On retrouve cette caractéristique dans la parole prononcée par Jésus, « Ceci est mon sang, versé pour la multitude ». Et c’est pourquoi, dans Le silence…, j’ai conservé cette phrase. Elle confirme ce que tout le roman souligne, que Jésus s’est délibérément situé dans le prolongement du prophétisme d’Israël, qui a toujours été universaliste.

 III. « Cette année encore ici, l’an prochain hommes libres. »

           La liberté dont il s’agit ici n’est pas physique : il n’y a plus d’esclaves juifs. Elle est intérieure.

          Mais sur ce point précis, Jésus a fait éclater le judaïsme. Pour lui, la liberté intérieure – c’est-à-dire la fin de la danse du Mal dans nos vies -, ce n’est pas pour « l’an prochain » : c’est pour maintenant, tout de suite.

          Dans Le silence…, j’ai montré l’émergence progressive, dans sa conscience comme dans son enseignement, de cette affirmation centrale : c’est aujourd’hui, et non pas demain ou l’an prochain, que naît un monde nouveau.

          Aujourd’hui, la liberté.

           Rupture totale, nouveauté radicale qui aurait pu changer le monde si elle avait été comprise et entendue : parce qu’elle mettait fin à toutes les attentes messianiques qui sont à la racine profonde du judaïsme, comme du christianisme et de l’islam. Et qui justifient les guerres de ces religions, ainsi que l’acceptation et l’exploitation par leurs clergés des souffrances subies ici-bas par leurs croyants, au nom de lendemains qui chanteront un jour.

           Demain soir 18 avril-nissan, les juifs du monde entier se réuniront une nouvelle fois en famille autour de la table du Seder Pesha.

          Notre amitié les accompagne. Leur fête nous rappelle l’Histoire d’autrefois, ces treize galiléens traqués un soir identique à celui-là, sous la même pleine lune.

           Comme eux nous tenterons de nous souvenir, pour faire advenir l’Histoire. Non pas l’an prochain, mais aujourd’hui.

                                      M.B., 18 avril 2011

CHOC DES CIVILISATIONS, OU FIN D’UNE CIVILISATION ?

          En 1996, Samuel P. Huntington publiait Le choc des civilisations. Il analysait la confrontation entre « L’Occident et le reste du monde », la civilisation occidentale est les autres. Il montrait qu’un choc était inévitable, et serait ravageur, entre ces deux entités : l’une cernable et définie (l’Occident), l’autre floue et mouvante (le reste du monde).

     L’analyse de Huntington ne prenait pas (ou pas suffisamment) en compte un phénomène majeur, bien exprimé par Élie Barnavi (Les religions meurtrières, Flammarion, 2006 : cliquez) : « Vous croyiez Dieu mort et enterré, ou du moins définitivement chassé de l’espace public… Vous découvrez, effaré, qu’Il revient en force, et avec quel éclat » (p. 9)

     Le retour de Dieu (ou plutôt des religions, car « Dieu » n’est pas plus présent qu’autrefois) est un phénomène nouveau, inattendu, et qui change tout. Nous découvrons que nous nous sommes trompés pendant plus d’un siècle : Dieu n’est pas mort, comme le proclamait Nietzche. Il y a bien un choc, mais c’est un choc entre religions. Comme il en a été pendant des siècles, en fait depuis que l’homme existe en sociétés.

     Pourquoi n’avons-nous pas su analyser et comprendre  ce qui nous arrive ? Parce que l’Europe s’était habituée, depuis le IV° siècle, à habiter l’intérieur d’une civilisation fondée, enracinée dans le christianisme, totalement façonnée par lui. Pour le meilleur comme pour le pire, l’Europe a été chrétienne, officiellement, depuis l’an 380 – date à laquelle l’empereur Théodose décrèta le christianisme religion officielle (et unique religion) de l’Empire romain.

     Cela a duré, inchangé, pendant 17 siècles. Et puis, en 2004, pour la première fois de son histoire, l’Europe déclare officiellement qu’elle ne reconnaît plus son identité dans le christianisme : le projet de Constitution Européenne ne comporte aucune référence chrétienne, malgré la baroud d’honneur mené par 3 pays sur 25 (l’Italie poussée par le Vatican, l’Espagne, la Pologne). L’Europe se définit comme un ensemble de sociétés marchandes, sans socle identitaire commun : ce qui ne suffit pas à faire une civilisation.


     Nous ne vivons donc pas un  « choc des civilisations », entre eux et nous : mais la confrontation entre une civilisation (le Tiers-monde, emmené par l’islam) et une non-civilisation, l’Europe. Laquelle ne représente plus une force capable de s’opposer pour exister, mais un ventre mou que pénètre, avec une extraordinaire facilité, l’islam sous toutes ses formes.

     L’Allemagne, vieille nation chrétienne, vient de prendre la présidence de l’Europe. Elle ne présidera rien, puisque l’Europe ne lutte pas à armes égales contre la civilisation, forte et sûre d’elle-même, qui lui fait face.


                        M.B., janvier 2007

IMPASSE DE L’OCCIDENT : un survol historique.

Au IV° siècle, l’Empire romain était totalement imprégné par le culte solaire de Mithra. Il s’en est fallu de peu que Julien l’apostat, formé au christianisme dans son enfance, n’impose un mithraïsme réformé, avec « médiateur » et trinité solaire, qui aurait pris la place du christianisme alors en formation.
En retour, ce culte a marqué de son influence le christianisme, puisque Jésus est souvent représenté depuis avec les attributs solaires, la liturgie ancienne l’appelle sol oriens (soleil levant), la date du 25 décembre sera choisie comme dies natalis (jour de naissance) du Christ, les églises sont toutes orientées vers l’Est…

Finalement, c’est le christianisme qui l’a emporté, peut-être grâce à son insistance sur la souffrance humaine – négligée par le mithraïsme. Un « Dieu souffrant » sédu isant plus facilement des foules souffrantes qu’un dieu solaire triomphant des ténèbres…

L’évolution du christianisme peut se schématiser ainsi :

– Un Rabbi juif est divinisé pour des raisons essentiellement « politiques », et au contact des religions à mystère de l’Empire. L’influence gnostique est forte (gnose grecque et juive).

– Pendant deux siècles, christianisme primitif et religions orientales cheminent côte à côte, en rivalité de plus en plus vi olente. Irénée est le premier à organiser la confrontation.

– En 313, Constantin publie un Décret de tolérance qui instaure une compétition politique (avantages économiques, fiscaux, exemptions..) entre christianisme et religions anciennes

– Les chrétiens, libérés par cet édit, se déchirent entre eux : sous une apparence dogmatique, ce sont surtout des querelles de pouvoir. Les sectes chrétiennes pullulent, l’Arianisme en tête qui refuse la divinité de Jésus. En 325, un concile partiel (Nicée) fixe la doctrine de la tendance dure (divin isa tion de Jésus), mais les opposants ne l’acceptent pas. L’ Empire se déchire entre un Occident catholique et un Orient Arien.

– Julien se rend compte que l’Empire romain va disparaître s’il perd son ossature religieuse et culturelle. Il tente, vers 360, une restauration du mithraïsme.

– La mort rapide de Julien fait avorter cette tentative. Comme prévu, l’Empire s’effondre.

– Sur ses restes, l’Église chrétienne s’établit par un double mouvement :

  • Persécution des religions anciennes, prise du pouvoir (privilèges politiques et sociaux), puis élimination des rivaux religieux (sauf arianisme). A la fin du IV° siècle, l’Église apparaît seule debout dans un champ de ruines.
  • Consolidation du dogme de l’Incarnation par celui de la Trinité (Chalcédoine, 451) : établissement d’une forteresse dogmatique à laquelle collaborent des esprits à la fois brillants et fanatiques d’Orient et d’Occident.

– Sur ce socle dogmatique se construit lentement l’édifice sacramentel : entre le 8° et le 10° siècle, le couple sacerdoce-épiscopat est bétonné, le célibat des prêtres défini. Autour du 10° siècle, fixation du sacrement de mariage, tissu conjonctif de la société chrétienne.

– Autour du 13° siècle, fixation de l’eucharistie : on conceptualise la transformation de la substance du pain en substance du ressuscité, grâce au recours à la philosophie aristotélicienne qu’on vient juste de redécouvrir.

– Au 11° siècle, schisme orient-occident pour raisons purement politiques. Mais il faudra attendre 1871 pour que la dernière conséquence en soit tirée : la définition du dogme de l’infaillibilité papale. Peu après, échec des conversations entre Newman et les anglicans, où l’on évoque la reconnaissance des ordinations anglicanes – qui aurait réunie à Rome l’Église d’Angleterre et ses colonies, notamment américaines.

– Au tournant du 20° siècle, 1° crise moderniste : l’Église, qui a encore une certaine vitalité intellectuelle (renouveau thomiste des années 20 à 40), réagit. Elle achève l’édifice sacramentel en définissant le « moment » de la transsubstantiation : les par ole s de la consécration et non pas l’épiclèse qui la précède – rejetant ainsi une main tendue de l’Orient, pour qui c’est l’épiclèse qui est le centre de la prière eucharistique.

2° crise moderniste : l’après-guerre. La structure hiérarchique de l’Église est mise en cause par le mouvement théologique (Congar, de Lubac, Rahner…) et social (les prêtres-ouvriers, les nouvelles fondation religieuses)

– Vatican II : ne condamne pas, mais se contente d’entrouvrir quelques portes : ministères, rapprochement avec les chrétiens « séparés »… Bien évidemment, on ne touche pas aux fondements dogmatiques. C’est un Concile « pastoral » : par ce terme qui définit son (absence d’) ambition, l’Église avoue qu’elle n’a plus les moyens de bâtir, ou de re-bâtir, un édifice doctrinal ou idéologique d’envergure.

– Le long règne de Jean-Paul II fige durablement cette pétrification de l’Église : toute recherche est condamnée (théologiens sud-américains, Drewerman), toute ouverture refermée (Gaillot), l’Église se crispe sur la morale sexuelle. Les avancées idéologiques, religieuses (au sens large) et spirituelles se font désormais en-dehors de l’Église : altermondialisme, condition de la femme, écologie, recherches sur l’identité de Jésus, méditation, retour des religions « orientales » (hindouisme, bouddhisme…).

Bref, on est revenu à une situation analogue au IV° siècle, à une différence près : l’Église n’est plus l’ad olescent fougueux d’alors, en croissance irrésistible. C’est un vieillard fatigué, ankylosé par les énormes calcifications idéologiques héritées de ses réactions ponctuelles à des situations nées en des époques successives du passé.
Mais qui, une fois pétrifiées, interdisent tout mouvement.

La chape dogmatique, faite d’éléments superposés au cours des siècles, devient le couvercle d’un cercueil qui enterre l’Église. Elle n’est plus capable que de s’agripper à cette chape, reliquat à la fois fastueux et pesant d’un passé révolu.

Prenons du recul : on voit une grande période de construction dogmatique, entre le 2° et le 4° siècle. Puis une continuation sur la lancée, qui devient par la suite une calcification.

La différence entre les conciles du IV° siècle et Vatican II est parlante : l’Église du XX° siècle a perdu tout élan constructeur, elle n’est plus qu’un conservatoire de son passé. Sa marge d’adaptation à la vie qui continue est très restreinte (quelques bricolages sans envergure) et surtout sans ambition. Au cours du 20° siècle, elle montre clairement qu’elle a perdu tout contact avec la marche de l’humanité, sur le plan religieux et humain.
Conservatisme et perte de contact allant évidemment de pair.

La question se pose : peut-on espérer un retour, dans l’Église, à sa créativité des quatre premiers siècles ? Et quand on connaît l’intrication des ambitions politiques et des objectifs religieux de cette époque fondatrice, est-ce souhaitable ?
Ou bien le besoin de vie religieuse de l’humanité va-t-il désormais s’exprimer hors l’Église, ce qui semble être le cas ?

Et alors : quel rôle notre génération (qui a encore connu une certaine Église) peut-elle, doit-elle jouer, pour que l’effacement de cette structure ne s’accompagne pas de l’effacement de Jésus ?

                    M. B., 10 janvier 2007

 

 

 

LA CRISE DE L’OCCIDENT : fondamentalismes chrétien et musulman face-à-face.

          Depuis une cinquantaine d’années, l’Occident traverse une crise dont nous sommes les témoins muets, et inquiets. Les analystes la décrivent habituellement comme une crise économique, politique, morale ou sociale. Je voudrais vous proposer, non pas une nouvelle théorie, mais un autre regard sur cette crise. Ce regard est celui de l’historien et du sociologue, il n’est ni celui du théologien, ni celui de l’homme de foi.

             Tout commence avec Jules César. En 63 avant J.C., très jeune mais déjà animé d’une ambition dévorante, il reçoit la magistrature suprême de la religion d’État. Il devient Pontifex Maximus, Souverain Pontife de l’Empire romain. Quelques années plus tard, après avoir franchi le Rubicon, il impose à Rome sa dictature : pour la première fois en Occident, les pouvoirs civil et militaire se trouvent réunis, avec le pouvoir religieux, dans la main du même homme

            Cette conjonction des deux pouvoirs s’imposera à tout l’Occident jusqu’à une époque récente, elle dure toujours dans un pays comme l’Angleterre. Je vous propose d’en retracer – à vol d’oiseau – les péripéties.

             Au premier siècle de notre ère, Rome traverse une crise d’identité. L’un des deux piliers du pouvoir, la religion de l’État romain, est agonisante. Et l’Empire est envahi par des religions venues d’Orient – dont la mieux connue et sans doute la plus répandue est le culte solaire de Mithra. Ces religions sont anciennes, mais une nouvelle venue va faire une entrée fracassante : le christianisme.

            Le 9 avril de l’an 30, un tombeau était trouvé aux portes de Jérusalem, vide – alors qu’il aurait dû contenir le cadavre d’un rabbi itinérant juif, crucifié 72 heures plus tôt. Les disciples de cet homme vont mettre à profit la fragilité intérieure de l’Empire pour inventer, puis pour diffuser une nouvelle religion. A cette religion nouvelle, il fallait un dieu nouveau : vingt ans après sa mort, on voit apparaître dans les Églises créées par Paul de Tarse des tentatives de divinisation du juif Jésus. Mais c’est dans d’autres communautés, situés à l’est du bassin méditerranéen, que s’accomplit la transformation du prophète juif en dieu, égal à Dieu, créateur comme lui – et avec lui – de l’Univers.

          Nous sommes alors aux environs de l’an 90, ou un peu après.

           Mon hypothèse, fondée sur les travaux des scientifiques les plus récents, est que ces groupes sont en fait des branches dissidentes de la communauté du disciple bien-aimé, un 13° apôtre proche de Jésus, et qui a été sauvagement éliminé de la mémoire et de tous les textes du Nouveau Testament – sauf du IV° évangile, dit de Saint Jean, où il apparaît à huit reprises, furtivement mais très clairement (Voir mon livre L’Évangile du 13° apôtre – Aux sources de l’Évangile selon saint Jean, L’Harmattan, 2013)

          Ce disciple bien-aimé, c’est le Treizième Apôtre,. L’existence de cet homme aux côtés de Jésus est un fait historique. Lorsque j’en fais le détenteur d’un lourd secret, capable de détruire l’Occident, je prolonge ce que nous savons de lui avec la liberté du romancier.

          Peut-être en effet cet homme, dont nous ignorons jusqu’au nom mais qui fut un intime de Jésus, peut-être s’est-il opposé de toutes ses forces à la divinisation de son maître ? D’où l’éclatement de sa communauté, dont témoigne clairement le IV° évangile ?

          Toujours est-il que vers l’an 100, Jésus est devenu dieu, et le christianisme peut partir à la conquête du monde.

           Cela ne se fera pas sans mal. Dès la fin du II° siècle, l’arianisme va s’opposer aux partisans de la divinité de Jésus, et manquer de l’emporter. Mais le pouvoir romain, conscient de la diffusion extrêmement rapide du tout jeune christianisme, finit par reconnaître la légitimité de la nouvelle religion : l’empereur Constantin la légalise en 313. L’un de ses successeurs, Julien dit l’Apostat, tentera en vain une restauration de la religion traditionnelle : il était conscient que la civilisation romaine disparaîtrait, si son fondement identitaire ancestral était balayé par le christianisme.

          Et c’est bien ce qui s’est produit. Fragilisé par la perte de son identité, l’Empire va être envahi par les barbares, dont certains sont d’ailleurs ariens. Les Wisigoths vont longtemps camper sur leur refus de la divinisation de Jésus, et leur lointaine descendance se trouve peut-être chez les Cathares de l’Occitanie française.

           Les premières communautés chrétiennes vont consacrer une partie de leurs jeunes énergies à se déchirer entre elles autour d’un point central : l’identité de Jésus. Et tout d’abord, pour pouvoir devenir Dieu il doit cesser d’être juif : très tôt, l’Église renie son enracinement dans le judaïsme. Ensuite, se pose une question lancinante : s’il est Dieu, est-il toujours homme ? Et s’il reste homme, est-il également Dieu ? Comment ces deux existentiaux, inconciliables, peuvent-ils se trouver fusionnés dans le même individu ?

          En 325, pour la première fois, la divinité de Jésus est officiellement proclamée au concile de Nicée, sans que soit pourtant tranchée la question du comment.

           C’est que l’Église ne possède pas encore l’envergure qui lui permettrait d’imposer, et de s’imposer. Elle y accède sous l’empereur Théodose : entre 381 et 392, il décrète le christianisme religion d’État. De persécutés, les chrétiens deviennent persécuteurs, et Rome peut enfin exiger la soumission de tous à l’édifice dogmatique en construction. L’Empire romain qui se délite rêve d’unité, et l’Église doit lui en fournir les moyens, en même temps que le modèle.

          Aboutissement de trois siècles de luttes féroces entre chrétiens, le concile de Chalcédoine (451) définit enfin le comment de la divinité de Jésus. Il l’appelle d’un seul mot, Trinité : comme celle de Dieu, l’unité de l’Empire est proclamée. Et comme celle de Dieu, sa diversité est reconnue.

          Mais ce n’est qu’au VII° siècle, en 681,  que les dernières conséquences de la divinisation de Jésus seront mises au point[1]. Revêtu d’ornements divins parfaitement ajustés, le juif Jésus, devenu Christ, est désormais présentable au monde.

          Or, c’est dans ces années-là, à partir de 650, que se développe, de façon foudroyante, un mouvement appelé à faire parler de lui : l’islam. Qui va chasser l’Église de sa terre d’origine, le Moyen Orient.

           Partout ailleurs, Rome tient le pouvoir : elle est en position de force ou de monopole dans tous les domaines de la vie civile et politique, et ce jusqu’à une époque toute récente.

          S’ensuivent trois siècles qui sont les plus sombres de l’histoire occidentale : difficiles tentatives de reconstitution de l’Empire, invasions musulmanes, invasions multiples… L’Église est le seul îlot stable, émergeant de cette mer démontée. L’Europe trouve d’abord en elle la force de sa survie, puis le  creuset où va se forger son identité, son unité face à l’adversité : dès lors, et jusqu’au projet de Constitution de 2004, l’Europe reconnaîtra toujours dans le christianisme son fondement identitaire.

           A peine sortie de ce chaos, elle voit réapparaître la remise en cause, non plus de la divinité de Jésus, mais de ses conséquences : le pouvoir de l’Église, terni par ses mœurs dissolues.  Sous forme de réformes, de révoltes ou de révolutions, chacun des siècles qui suivent viendra ébranler au moins une fois l’ordre défendu par l’Église catholique, en matière de dogmes ou de discipline.

          Aucune de ces tentatives de réformes n’a jamais abouti : l’Église les a toutes surmontées par la violence. Parfois affaiblie par elles, elle ne s’est jamais remise elle-même en question, ni l’édifice de ses dogmes – et son noyau fondateur, la divinité de Jésus.

          On l’a vu, c’est au moment où l’Église peaufinait sa divinisation d’un homme qu’un vigoureux mouvement d’origine arabe lançait au monde un défi : une nouvelle religion, qui rejette le paganisme en affirmant l’unicité de Dieu et en refusant la divinité de Jésus.

          Ceci n’est pas une simple coïncidence : d’inspiration entièrement judéo-chrétienne, le Coran répond à l’éternelle question : qui est Jésus ? Et s’il n’est pas Dieu, quelles sont les voies d’accès au divin ? Le Coran rejette explicitement la « magie chrétienne », et va attirer à lui un quart de l’humanité.

L’islam coranique est donc la seule réforme radicale du christianisme qui ait réussi. Il l’a fait, et continue de le faire, en s’opposant – par la violence – à une chrétienté considérée par lui comme infidèle à Dieu, c’est-à-dire païenne.

           Fermement appuyé sur l’union en un seul des deux pouvoirs, le civil et le religieux, l’Occident continue sa route. Quand il étend sur la planète son modèle de civilisation, le christianisme – qui n’est encore que le catholicisme – triomphe avec lui.

          La Réforme de Luther parvient la première à entamer l’unité européenne cimentée autour de Rome. Pourtant, Luther et Calvin n’ont pas touché aux dogmes fondateurs du christianisme, et au principal d’entre eux, l’incarnation – la divinité de Jésus. Et Michel Servet a été brûlé en terre calviniste pour y avoir prétendu.

           Le deuxième coup porté au pouvoir religieux, fondement identitaire de l’Occident, va être le mouvement des Lumières, c’est-à-dire le triomphe de la raison sur la foi considérée comme irrationnelle. Mais sa diffusion touche surtout les élites : au tournant du XX° siècle, l’Église catholique apparaît comme une des premières puissances mondiales. Grâce à la colonisation de la planète par les occidentaux, elle est partout présente, parfois massivement.

           Les sociologues situent en 1942, au moins en France, le commencement de la fin. En fait, l’expansion missionnaire du XIX° siècle et la montée des fascismes au début du XX° ont masqué le déclin du catholicisme, qui était latent depuis plus longtemps. Ce déclin, il nous a explosé à la figure en à peine une génération – la mienne : en 50 ans, tout a disparu de ce qui faisait la gloire de l’Église catholique. Partis politiques, syndicats, éducation, mouvements de jeunes, organismes caritatifs (devenus ONG), présence hospitalière et même carcérale… Mais aussi littérature (Claudel, Bernanos, Mauriac…), philosophie (Maritain, Gabriel Marcel), poésie (Péguy, Marie Noël), musique (Honegger, Poulenc), peinture (Rouault, Cocteau), architecture (Le Corbusier) : en un demi siècle, le catholicisme a disparu du champ de la créativité humaine.

          La crise de l’Occident, elle trouve là ses racines. Avec le christianisme, nous avons perdu ce qui faisait depuis 17 siècles notre identité profonde. Ce vide, il est apparu clairement au moment de la discussion d’une constitution européenne : pour la première fois depuis ses origines, l’Europe a officiellement refusé en 2004 de reconnaître dans le christianisme la racine d’un vieil arbre, dont le rêve d’un nouveau surgeon bute sur l’absence de valeurs fédératrices.

           Les civilisations, nous le savons, vivent et meurent. L’Égypte, Sumer, Assur, les Incas, les Mayas, tant d’autres civilisations prestigieuses ont disparu !  Eh bien, nous sommes parvenus à la fin d’un cycle de civilisation : en 50 ans le christianisme vient de disparaître à son tour, sous nos yeux. La crise de l’Occident, c’est la mort d’une civilisation.

          Et ce déclin foudroyant du christianisme, ne nous y trompons pas, sa cause lointaine c’est bien la transformation d’un homme en dieu (avec ses conséquences multiples, hiérarchiques et sacramentelles). Les enfants du XXI° siècles ne peuvent plus croire aveuglément, comme leurs parents, que Dieu est né d’une vierge, qu’il s’est fait homme, et que ce sont des hommes qui le représentent sur terre, parlant en son nom et exerçant en son nom un pouvoir totalitaire.

          C’est-à-dire le pouvoir sur chaque esprit, sur chaque cœur, de chacun des individus de la planète.

           Face à ce désastre, nous voyons naître un double péril.

 I. Le premier, nous le connaissons, il est présent à tous les esprits : c’est l‘islam radical. Le Coran est considéré par les musulmans comme la parole, physique, matérielle, grammaticale, de Dieu. Il est donc intouchable : on ne soumet pas la parole divine au feu de la critique historique, on ne l’interprète pas à la lumière de son histoire interne. Ce qu’ont fait avec la Bible les protestants d’abord, puis les catholiques, les musulmans l’interdisent sous peine de mort. L’origine divine du Coran est un dogme absolu. Il ne peut être compris qu’à travers une tradition, qui prétend puiser dans le texte sacré lui-même ses propres critères d’interprétation.

          Cette tradition, elle s’est élaborée longtemps après la mort de Muhammad, dans des sociétés médiévales arabes. Elle revêt trois formes :

– les Hadits, ou paroles attribuées au Prophète, et censées compléter la révélation coranique. Et l’on va « fabriquer » des Hadits pendant plusieurs siècles…

– La Sunna, ou tradition d’interprétation du Coran, qui s’appuie sur le texte lui-même pour décider de son interprétation reçue. On résout les obscurités du texte en faisant appel à ses obscurités : c’est le serpent qui se mord la queue !

– La Cha’aria, ou loi musulmane, qui fige pour toujours des règles qui étaient celles en vigueur dans les sociétés médiévales arabes, et qui sont sans rapport direct avec le Coran (comme le port du voile pour les femmes).

           L’exégèse historico-critique, qui a permis aux chrétiens de s’approprier la Bible en la débarrassant de ses contingences limitées, liées à des époques et à des lieux limités, mise par écrit dans une culture déterminée, cette exégèse est pour l’islam le blasphème majeur.

          C’est ce qu’on appelle le fondamentalisme : un texte, devenu intouchable, doit être pris à la lettre, en fonction d’objectifs socio-politiques qui sacralisent ses contradictions – et elles sont nombreuses – et ses outrances médiévales.

          Tant que l’islam refusera de lire le Coran comme n’importe quel autre texte ancien, marqué dans son écriture par une situation géopolitique précise, qu’il faut connaître pour pouvoir le comprendre. Tant qu’il refusera l’exégèse historico-critique du Coran, il sera un danger pour tous les non-musulmans comme pour les musulmans eux-mêmes.

 II. L’autre péril né de la disparition des grandes Églises historiques, nous l’évaluons  moins bien, parce qu’il est plus récent : c’est le fondamentalisme évangélique. Il est né aux Etats-Unis du renouveau pentecôtiste des années 1970. Il dispose là-bas d’une audience populaire considérable, et de l’appui affiché du gouvernement actuel. Vous devez savoir que grâce à ses moyens financiers, il est en train d’envahir la planète.

          Ce fondamentalisme évangélique ressemble à s’y méprendre au fondamentalisme musulman. Il prend le texte de la Bible à la lettre, donnant la préférence à des lois de l’Ancien Testament condamnées ou dépassées par Jésus (comme la loi du talion).  Il est surtout animé par un messianisme sans nuances, totalitaire. Le nouveau Messie, c’est l’Amérique sûre de ses valeurs, et prête à les imposer à toute la planète, par la force.

          Le Messie tant attendu est donc arrivé : c’est la morale, le mode de vie et de consommation, la démocratie et le capitalisme à l’américaine. Tout cela, au nom du Christ.

           Alors que nous savons aujourd’hui que jamais de son vivant, Jésus n’a accepté de laisser croire qu’il pouvait être le Messie : ce qu’il apportait était tout autre chose qu’une espérance messianique réalisée en une personne, ou dans un système politico-religieux.

           La fin de la civilisation occidentale, comme une vague qui reflue, a déposé sur la grève deux blocs solidement campés sur des dogmes similaires, et qui s’opposent. L’islam fondamentaliste, qui proclame que « Dieu est Un », et que quiconque invente un autre Dieu à côté de l’Unique est un blasphémateur qui ne mérite que la mort.

            Et en face, un fondamentalisme chrétien. Qui n’imagine même pas de remettre en cause l’existence d’un deuxième dieu, incarné, alibi commode pour l’incarnation de sa domination planétaire.

       Dans le vide laissé par l’effondrement du christianisme fondateur de l’Occident, et dans le chaos qui s’en est suivi, je n’entrevois qu’une issue possible : le retour à la personne du juif Jésus. Tel qu’il fut, et non tel qu’il a été manipulé par des disciples, certes fascinés par lui, mais surtout par le pouvoir qu’ils ont pris en son nom.

          Depuis une vingtaine d’années, la « recherche du Jésus historique » se développe. Ce n’est pas un mouvement structuré : des chercheurs isolés (dont je fais partie) publient leurs travaux, qui vont tous dans le même sens – la redécouverte de l’homme Jésus derrière le Christ des Églises. Ce mouvement est prometteur, mais il ne semble pas destiné à atteindre les masses.

             Peut-être le treizième apôtre avait-il perçu, le premier, qu’en divinisant cet homme, ses disciples infidèles introduisaient sur terre les germes mortels qui nous conduiraient à l’impasse que nous constatons aujourd’hui.

            Dans Le secret du treizième apôtre (cliquez), j’imagine qu’il s’est réfugié au désert et qu’il y est mort.

            Le désert, où Jésus se révéla autrefois à lui-même. Le désert, seule patrie peut-être de ceux qui veulent se remettre à son écoute.

                                               M.B.

 (Conférence donnée à Villefranche s/ Saône, le 17 mars 2007)

CRISE DE L’OCCIDENT ET CHOC DES FONDAMENTALISMES

          La crise de l’Occident, dont nous sommes les témoins inquiets, est un sujet qui nous touche profondément, parce que nous sentons qu’elle concerne notre civilisation. La plupart des analystes la décrivent sous  son aspect économique, démographique, environnemental, politique, moral ou social. Je voudrais porter sur cette crise un autre regard, afin d’en identifier – si c’est possible – la racine profonde. Ce regard, personnel, se situe dans le cadre de recherches historiques et sociologiques qui font l’objet d’un vaste débat.

I. Définitions

          Et d’abord, il faut définir 4 termes que nous emploierons.

 1) Civilisation

            J’emprunte ma définition à l’école américaine de sociologie : une civilisation, c’est une identité culturelle, associée par chaque individu à une partie de l’humanité à laquelle il peut s’identifier. Cette partie de l’humanité est un groupe plus étendu que la tribu, la région ou la nation.

          Mais j’emploierai aussi une image plus familière : je dirais qu’une civilisation, c’est un peu comme un grand et vieil arbre. Nous n’apercevons que les hautes branches, touffues, dans lesquelles nous avons fait notre nid. J’essayerai d’identifier aujourd’hui l’une des racines, devenue quasi invisible pour nous, mais à partir desquelles notre arbre occidental a acquis sa stature ancestrale.

 2) Référent

            L’identification des peuples à une civilisation s’effectue à travers ce que la linguistique appelle des référents : un référent, c’est un outil verbal qui désigne un élément du réel. Déjà, Thomas d’Aquin expliquait que le concept (notre « référent ») pointe vers une chose (une res) qui a sa réalité propre, en-dehors du langage. La question cruciale, nous le verrons, est alors de savoir comment fonctionne l’adéquation entre le référent, et la chose qu’il désigne.

            Ce réel, désigné par les mots à travers lesquels s’exprime une civilisation, il peut être du domaine des faits (par ex., la prise de la Bastille), mais aussi de l’imaginaire. C’est particulièrement vrai du fait religieux, dans lequel les sociologues identifient l’un des référents fondateurs de toute civilisation.

3) Crise

Restons-en provisoirement à notre image familière : il y a crise quand les racines d’une civilisation sont devenues tellement lointaines, que les hautes branches ne peuvent plus y puiser leur sève. Le vent, la pluie, les tempêtes soufflent : l’arbre résiste mal, parce qu’il est mal enraciné.

Il a trop oublié. Il ne sait plus ce qu’il fut, il ne sait plus ce qu’il est.

 4) Occident

Sa définition a d’abord été géographique : c’était la civilisation née de la Grèce, et qui se répandit autour du bassin méditerranéen. Son épicentre, situé à Rome, se déplace ensuite vers Constantinople. Mais jusqu’à la fin du VII° siècle, ce que nous appelons aujourd’hui le Proche et le Moyen Orient font encore partie intégrante de l’Occident et de sa civilisation, à laquelle ils apporteront des contributions inestimables.

Quand, en 1453, Constantinople tombe sous la coupe de l’Empire Ottoman, l’Occident se voit privé de toute sa partie orientale.

Rapidement (1620) il va compenser cette perte en déplaçant sa frontière vers l’Ouest : mais la conquête de l’Amérique par les européens s’est faite dans des conditions très particulières, qui expliquent que la civilisation américaine s’éloigne de plus en plus de sa matrice européenne. C’est pourquoi je vous parlerai surtout ici de l’Occident européen.

Et déjà, nous dégageons un résultat important : à cause de son Histoire, la civilisation occidentale n’est plus une entité géographique, mais une réalité conceptuelle, référentielle.

 II. Construction du référent fondateur de l’Occident

Tout commence avec Jules César. En 63 avant J.C., très jeune mais déjà animé d’une ambition dévorante, il reçoit la magistrature suprême. Il devient Souverain Pontife de la religion d’État. Quelques années plus tard, il impose à Rome sa dictature : pour la première fois en Occident, les pouvoirs civil et militaire se trouvent réunis, avec le pouvoir religieux, dans la main du même homme. Cette conjonction des deux pouvoirs en un seul s’imposera à tout l’Occident, et jouera un rôle essentiel dans la naissance de ses référents culturels.

Au début de notre ère, Rome traverse une crise d’identité. L’un des deux piliers du pouvoir, la religion de l’État romain, est agonisante. Et l’Empire est envahi par des religions venues d’Orient – dont la mieux connue et sans doute la plus répandue est le culte solaire de Mithra. Ces religions sont anciennes, mais une nouvelle venue va faire une entrée fracassante : le christianisme.

Cette religion est légalisée par Constantin en 313. L’un de ses successeurs, Julien dit l’Apostat, tentera en vain une restauration du culte romain : le premier, il avait compris l’importance des référents culturels dans la survie d’un Empire. Nous savons qu’il était convaincu que la civilisation romaine disparaîtrait, si sa religion ancestrale ne retrouvait pas, dans l’État, sa place traditionnelle.

Et c’est bien ce qui s’est produit. Fragilisé par la perte de son identité religieuse, l’Empire va disparaître, dégluti par les barbares. Ce fait historique illustre mon propos : c’est quand leur panthéon, et leur culte traditionnel, ont disparu de la vie des romains, qu’ils ont cessé d’être un grand peuple porteur de son identité culturelle.

Voilà donc quel sera mon fil conducteur : La perte des référents qui l’ont constituée, provoque la fin d’une civilisation donnée. La crise d’une civilisation, c’est la crise de ses référents.

Cette crise aurait pu être fatale à l’Occident, si le christianisme ne s’était pas immédiatement substitué à la civilisation romaine naufragée, en lui apportant ses référents propres. Mais l’accouchement d’une nouvelle identité culturelle en Occident va se faire dans la douleur, à cause de l’élaboration difficile du dogme, et donc de l’identité chrétienne.

En effet, les chrétiens à peine nés se déchirent autour d’un point central : l’identité de Jésus de Nazareth. L’image de cet homme va être progressivement transformée, au point que vers l’an 100, le rabbi juif itinérant est devenu Dieu.

Une question va dés lors se poser, lancinante : si Jésus est Dieu, est-il toujours homme ? Et s’il reste homme, est-il également Dieu ? Comment ces deux existentiaux, inconciliables, peuvent-ils se trouver fusionnés dans le même individu ?

La réponse à cette question va susciter des affrontements, dont la violence nous étonne aujourd’hui. Je m’y arrête parce que les Empereurs – qui avaient réussi l’union, dans leur personne, du politique et du divin – ont pris une part active dans les luttes qui déchirent les chrétiens entre eux. C’est qu’ils étaient conscients qu’une nouvelle civilisation était en train de naître, et qu’elle avait besoin de référents indiscutables, et indiscutés.

Le dogme de l’incarnation, la définition de la divinité du Christ jusque dans ses plus petits détails, va donc être la question centrale autour de laquelle se construira, lentement, douloureusement, le nouveau référent, le socle identitaire de la civilisation occidentale.

Je vous passe les détails. Rappelons seulement que l’arianisme, né à la fin du II° siècle, et qui s’oppose à la transformation totale de Jésus en Dieu, a bien failli l’emporter.

En 392, l’Empereur Théodose décrète le christianisme religion d’État. Parfois par la force, le pouvoir impérial va contraindre la Grande Église à adopter une formulation acceptable de la divinité du Christ. Avec le concile de Chalcédoine, en 451, le christianisme disposera d’un référent suffisant pour s’imposer dans l’Empire. Mais ce n’est qu’en 681, à la fin du VII° siècle, que l’Église surmonte toutes les hérésies, et que les dernières conséquences de la divinisation du Christ sont tirées au clair[1].

S’ensuivent trois siècles qui sont les plus sombres de l’histoire occidentale : difficiles tentatives de reconstitution de l’Empire, invasions musulmanes, invasions multiples… L’Église est le seul îlot stable, émergeant de cette mer démontée. Solidement campée sur le dogme de l’incarnation, désormais indiscuté, L’Europe trouve dans l’Église la force de sa survie, le référent de son identité et de son unité face à ses adversaires.

La période qui suit (VII° / VIII° siècle) apparaît comme une période charnière.

On voit en effet Alcuin, théologien de Charlemagne, élaborer la notion de monarque de droit divin. Je remarque que cette doctrine politique n’a pu prendre naissance qu’à partir du moment où la divinisation de Jésus était acquise en Occident. De même que le Christ est l’image terrestre du Dieu invisible, de même l’Empereur devient l’expression visible, sur terre, de la volonté divine – et ceci, jusqu’à la Révolution française.

A ce moment charnière de l’Histoire, l’Occident a donc trouvé dans la divinité du Christ la justification du pouvoir. Mais le dogme de l’incarnation, parce qu’il est devenu un référent compris et accepté par tous, marque de son emprise l’éthos – c’est-à-dire l’horizon éthique, culturel, social, esthétique – de la civilisation occidentale. Jusque dans les moindres détails leur vie quotidienne, les hommes et les femmes d’Occident seront formatés par les ramifications de ce dogme fondateur.

Dire que l’Occident s’est construit autour du christianisme, c’est une banalité. Je cherche à aller plus loin, et vous proposerais d’identifier, dans la lente et chaotique transformation de l’homme-Jésus en Dieu, la racine profonde, la matrice originelle de la civilisation occidentale.

 III. La fin d’une civilisation

J’ai parlé de moment-charnière : en effet, c’est à la fin du VII° siècle,  quand le dogme de l’incarnation n’est plus discuté en Occident, quand ce référent-là est devenu le socle de tous les autres, qu’un vigoureux mouvement d’origine arabe lance au monde un défi : une nouvelle religion, qui rejette explicitement l’incarnation de Dieu en Jésus, qui affirme l’unicité de Dieu, et accuse l’Occident d’avoir fabriqué, à côté du Dieu-très-Grand, un deuxième Dieu, incarné.

Au chercheur, Le Coran apparaît d’inspiration entièrement judéo-chrétienne. Il répond à l’éternelle question, qui a si longtemps agitée la chrétienté : qui est Jésus ? Et puisqu’il refuse sa divinité, quelles sont les voies d’accès au divin ? En rejetant ce qu’il appelle « la magie chrétienne », le Coran crée le référent d’une nouvelle civilisation, qui attire à lui le quart de l’humanité.

L’islam coranique est donc la seule réforme radicale du christianisme qui ait réussi, là où tous les hérétiques de la Grande Église avaient successivement échoué. Il l’a fait, et continue de le faire, en s’opposant à une chrétienté considérée par lui comme infidèle à l’unicité de Dieu, c’est-à-dire païenne.

Mais revenons à l’Occident. Solidement campé sur une identité qui trouve sa source dans le dogme de l’incarnation défendu par l’Église, il continue sa route. Et quand il étend sur la planète son modèle de civilisation, le christianisme  triomphe avec lui.

Vont alors se produire trois secousses majeures. La première, la Réforme protestante, va entamer l’unité européenne cimentée autour de Rome. Mais Luther et Calvin n’ont pas remis en cause le dogme de l’incarnation, ils n’ont pas touché à l’identité occidentale. Avec le recul de l’histoire, le moment le plus révolutionnaire de la Réforme apparaît comme celui où Luther traduit la Bible en langue allemande. A son insu peut-être, en mettant le texte sacré à la portée de tous, il a permis à l’Occident d’échapper au piège redoutable du fondamentalisme : nous allons y revenir.

La seconde secousse, c’est le mouvement des Lumières, le triomphe de la raison sur la foi considérée comme irrationnelle. Mais sa diffusion touche surtout les élites : au XIX° siècle, l’empreinte des Églises chrétiennes est encore très forte sur l’Occident. Grâce à la colonisation de la planète par les occidentaux, elles deviennent des puissances mondiales.

C’est dans ce XIX° siècle qu’on voit apparaître les premiers signes d’un déclin du christianisme, déjà en germe dans les secousses précédentes. Troisième secousse, la laïcité instaure la séparation des Églises et des États. Mais les référents des nouvelles nations européennes restent chrétiens. Les Églises, qui ont officiellement perdu leur emprise sur les sociétés, transfusent en elles l’essentiel de leurs valeurs. Le code Napoléon, qui servira de modèle aux législations européennes, puise dans saint Paul une bonne partie de sa morale individuelle et sociale, ainsi que l’inspiration de ses lois.

Cependant le déclin des Églises est là, inexorable. Il sera un temps masqué par l’expansion missionnaire du XIX° siècle, puis par la montée des fascismes au début du XX°, pour se transformer très rapidement en effondrement.

Ce sont des sociologues américains qui se sont penchés sur la notion d’effondrement des civilisations. Arnold Toynbee[2], Joseph Tainter[3], Samuel Huntington puis Jared Diamond[4] : tous reconnaissent, comme Christopher Dawson[5], que « les grandes religions sont les fondements des grandes civilisations ».  Mais dans leurs travaux, aucun ne donne au référent religieux la place centrale qui lui revient. Ils l’analysent de l’extérieur, à coup de statistiques, et finissent par attribuer l’effondrement des civilisations à des causes économiques, sociétales ou environnementales. Dans la lecture que je vous propose, au contraire, j’envisage la naissance et la mort d’une civilisation en suivant son marqueur principal, l’évolution du référent religieux. Je complète l’analyse trop factuelle des américains en intégrant les résultats de l’école française de sociologie, qui a étudié de près le déclin du catholicisme en France, et sa signification dans le déclin de notre civilisation.

Il n’est pas possible de résumer ici ses conclusions. Je préfère rappeler à ceux de ma génération des faits qu’ils ont vécus : revenons, par la mémoire, aux années d’après-guerre.

Jusqu’aux années précédant 1958, date symbolique[6], l’Église en tant qu’institution était partout présente. Souvenez-vous : partis politiques Xns, syndicats Xns, éducation Xenne, mouvements de jeunes Xns, organismes caritatifs Xns (devenus ONG), présence hospitalière et même carcérale…. Mais aussi littérature (Claudel, Bernanos, Mauriac…), philosophie (Maritain, Gabriel Marcel), poésie (Péguy, Marie Noël), musique (Honegger, Poulenc), peinture (Rouault, Cocteau), architecture (Le Corbusier) : en un demi siècle, le catholicisme en tant que référence a disparu en France du champ de la créativité.

Certains affirment que ce qu’il a perdu en Occident, il l’a retrouvé dans les pays du Tiers-monde, notamment Afrique et Brésil. Mais le dynamisme catholique de ces pays n’est qu’apparent. D’abord, il est encore souvent lié à la promotion sociale. Ensuite, on y voit monter en puissance l’extraordinaire foisonnement de sectes très diverses, et du fondamentalisme évangélique américain : ils sont en train d’y supplanter les Églises.

Ceci, c’est l’aspect spectaculaire du phénomène. Mais reprenons notre fil conducteur :

1) Comme on pouvait s’y attendre, l’effondrement a été précédé par une perte de signification des référents, qui avaient permis la montée en puissance de la civilisation occidentale. Prenons un tout petit exemple, la Toussaint : ce jour férié a perdu toute signification, au point d’être un temps concurrencé par Halloween. On pourrait analyser ainsi tous les grands référents chrétiens : les concepts restent en vigueur dans la société, mais ils ne renvoient plus à leur res, à leur réalité d’origine (cf. enquête La Vie, Noël 2006).

2) Allons plus profond : à partir du XIX° siècle, des chercheurs (protestants, puis catholiques) commencent à étudier la Bible avec un outil nouveau, la méthode historico-critique. Utilisant la linguistique, l’archéologie, l’épigraphie, l’Histoire comparée, ils situent le texte sacré dans ses époques et ses lieux d’origine, dans sa culture de formation. Ils cherchent à dégager les faits, et les différents messages, de leurs contingences historiques. De plus en plus, ils vont se libérer, dans leur lecture, des lunettes contraignantes du dogme. Ils redécouvrent ainsi la personne, et la personnalité de Jésus, la façon dont il a été transformé en Dieu, et les motifs de cette transformation.

La vieille question de l’identité du Christ est donc remise sur le tapis : et ce n’est plus de façon polémique, comme par le passé, mais par l’étude sereine et objective. Le principal référent de la civilisation occidentale n’est plus remis en cause de l’extérieur, par ses ennemis, mais de l’intérieur, et par ses spécialistes les plus talentueux.

De même que j’ai identifié, dans la divinisation de Jésus, le référent fondateur de la civilisation occidentale, je vous propose d’identifier, dans cet effacement ou cette remise en cause de l’ensemble de ses référents religieux – et du principal d’entre eux, le dogme de l’incarnation – l’une des racines profondes de la crise de l’Occident. Cet effondrement, il a été en quelque sorte officialisé au moment de la discussion d’une constitution européenne : pour la première fois depuis ses origines, l’Europe a officiellement refusé en 2004 de reconnaître dans le christianisme la racine d’un vieil arbre, dont le rêve d’un nouveau surgeon bute sur l’absence de valeurs fédératrices.

Samuel Huntington écrit que « Les civilisations sont mortelles, mais elles ont la vie dure ». La crise de l’Occident, je ne la vois pas d’abord dans le « Choc des Civilisations » qu’il décrit. Mais bien plutôt dans la disparition des référents d’une civilisation – la nôtre.

Face à ce désastre, nous voyons naître un double péril, que j’ai appelé le choc des fondamentalismes.

 IV. Le choc des fondamentalismes

I. Le premier, nous le connaissons, il est présent à tous les esprits : c’est le fondamentalisme de l’islam radical.

J’emploie le terme d’islam avec réserve, car il recouvre une civilisation multiforme, extrêmement riche, et dont je ne suis pas un spécialiste. En revanche, j’ai pris le temps d’étudier le Coran : c’est de ce texte que je vous parlerai ici, et de lui seul.

Pour ceux qui s’en réclament, le Coran est en quelque sorte la parole matérialisée du Dieu qui se révèle grammaticalement, syntaxiquement, dans la construction verbale du texte arabe. Il n’y a donc plus ici de distance entre le référent et la réalité qu’il désigne : le texte fait référence à lui-même, il trouve en lui-même sa justification, et l’explication de ses obscurités.

Considéré comme l’expression matérielle de la pensée divine, le Coran est donc intouchable : Dieu ne peut pas être soumis au feu de la critique historique. L’origine divine du Coran est un dogme absolu, et les islamistes radicaux lancent des arrêts de mort contre tous ceux qui prétendent l’interpréter en-dehors d’une tradition, alimentée par le Coran lui-même. L’exemple le plus célèbre est celui de la Fatwa lancée contre Salman Rushdie.

Nous tenons ici la première définition du fondamentalisme : un texte, devenu l’équivalent d’une présence réelle de Dieu, est pris à la lettre. Sans tenir compte ni des circonstances culturelles, géographiques, religieuses et politiques de son écriture, ni de la façon dont il peut être reçu longtemps après, et en fonction de contextes socio-politiques nouveaux.

Ajoutons que l’islam est habité par une ambition messianique, qui l’a toujours fait rêver à la conquête du  monde : nous allons revenir sur ce point, crucial.

II. L’autre péril, nous l’évaluons moins bien, parce qu’il est plus récent : je crois pouvoir l’identifier dans le fondamentalisme évangélique. En fait, le mot fundamentalism a été employé pour la première fois aux Etats-Unis, à Niagara Lake en 1895, par un groupe de responsables d’Églises protestantes américaines. Ils s’étaient réunis pour s’opposer aux progrès de l’exégèse historico-critique, dont je vous parlais il y a un instant. En 1910, une espèce de Credo du fondamentalisme a été défini en cinq points : le premier affirme la divinité du Christ, le cinquième proclame que c’est Dieu lui-même qui parle dans la Bible, laquelle doit être prise à la lettre et ne peut jamais se tromper.

Il ne vous échappe pas que ce fondamentalisme évangélique ressemble à s’y méprendre au fondamentalisme islamique : même sacralisation d’un texte, même refus de le soumettre à l’épreuve de la critique historique. Et même affirmation sans nuances du référent fondateur – l’unicité de Dieu pour les uns, la divinité du Christ pour les autres.

Dès son origine, le fondamentalisme américain est lui aussi fortement messianique.

A partir des années 1970, ce mouvement qu’on appelle « évangélique » ou « néo-conservateur » a repris vigueur aux Etats-Unis, de façon foudroyante. Il dispose là-bas d’une audience populaire considérable, et de l’appui affiché du gouvernement actuel. Vous devez savoir que grâce à ses moyens financiers, il est en train d’envahir la planète.

En effet, le messianisme natif des fundamentalists a pris une tournure particulière. Pour eux, le Messie tant attendu est enfin arrivé : c’est la morale, le mode de vie et de consommation, la démocratie et le capitalisme à l’américaine. C’est l’Amérique sûre de ses valeurs, et prête à les imposer à toute la planète, fut-ce par la force.

L’effondrement de la civilisation occidentale semble avoir laissé, face à face, deux fondamentalismes, tous deux messianiques, identiques dans leur utilisation d’un texte devenu sacré, et qui s’opposent par leurs référents.

Ce qui me paraît rendre la situation extrêmement dangereuse, c’est :

1- La force et la solidité des référents religieux respectifs. Chacun connaît exactement sa vérité propre, chacun peut d’autant mieux s’identifier à elle qu’elle est simplifiée à l’extrême, sans nuances.

2- L’énergie motrice de chacun des messianismes, l’un tourné vers La Mecque, l’autre tourné vers le rêve américain. Deux référents devenus plus imaginaires que réels, mais qui fonctionnent parfaitement, et donnent à ces fondamentalismes leur coloration totalitaire.

J’aurais voulu terminer sur une note d’optimisme : mais les historiens sont rarement optimistes, confrontés qu’ils sont aux soubresauts de l’Histoire et aux souffrances de l’humanité au cours des siècles. Ils analysent, ils ne prédisent pas.

Pour l’instant, la nostalgie d’un grand arbre occidental, ayant retrouvé des racines, devra nous tenir lieu d’espérance.

                M.B., mai 2007.

(Texte de la conférence donnée à Tours le 28/04/07

L’ADN ET LA FIN DES LUMIÉRES

          Une polémique enfle chez nous, jusqu’à provoquer des manifestations de rue : le lien entre test ADN et immigration.

     La France est un pays d’immigration. Elle reconnaît le droit au regroupement familial : un(e) immigré(e) qui a trouvé(e) sa place dans notre société doit pouvoir faire venir ses enfants. Pas de problème.

     Si, il y a un problème : dans certains pays d’émigration, l’état-civil est inexistant ou insuffisant. Pour que les enfants d’immigrés puissent, comme les nôtres, bénéficier du droit à l’éducation, à la santé, au logement (?), notre administration demande aux immigrés une preuve de leur filiation. La même preuve est exigée des français de souche, ce n’est pas une discrimination.

     Que faire, si une maman demande à faire venir auprès d’elle son enfant resté « là-bas », sans pouvoir fournir les papiers nécessaires ici – parce que « là-bas » ce n’est pas comme ici, il n’y a pas une Mairie dans chaque village de brousse ?

     On propose alors à la maman, si elle le souhaite, d’établir la filiation de son enfant par un test génétique. Qui remplacera tous les papiers manquants.

     Solution raisonnée, raisonnable, qui vise à aider ceux de « là-bas » à pouvoir insérer leurs enfants ici. A combler le fossé qui sépare leur culture tribale, orale, traditionnelle, de la nôtre qui est fonctionnelle, administrative.

     La technique issue de la raison vient combler les fossés culturels.

      Or que voit-on, qu’entend-on ?

     On entend des penseurs, des philosophes, des scientifiques de notre intelligentia assembler un énorme soufflé à coup de grandes idées, de principes et de dogmes qui n’ont rien à voir avec le problème du regroupement familial, et la solution proposée en cas de manque d’état-civil.

     On les voit faire monter ce soufflé jusqu’à ce qu’il déborde du fourneau de leurs bureaux encombrés, pour s’étaler dans la rue. Invoquer la Déclaration des Droits de l’Homme, les idéaux de la Révolution, l’Éthique universelle et la Vocation particulière de la France…

     La « vocation » : terme religieux. Totalement déconnectée de la réalité, la discussion devient religieuse : dogmatique.

     Nées en France, les Lumières affirmaient la primauté de la raison sur le dogme, de la réalité humaine sur la foi abstraite. La polémique sur les test ADN montre que l’esprit des Lumières est mort chez nous. On comprend pourquoi la France a si longtemps été « la fille aînée de l’Église » : nous sommes le seul pays capable de transformer une solution en problème, et en problème dogmatique.

     Dés lors que Don Quichotte a transformé les moulins en dangereux guerriers, il peut partir en guerre : faute de vrais combats, il s’attaque à ceux qui moudront le grain dont il se nourrit.

     Pauvres immigrés, pauvres mamans privées de leurs enfants nés dans une autre culture que la nôtre. Pauvres indiens d’Amérique, qui furent le prétexte à une Controverse de Valladolid où l’Occident réglait sur leur dos ses problèmes dogmatiques.

     C’était avant le XVIII° siècle et ses Lumières.

                                                     M.B., 12 octobre 2007

L’OCCIDENT EN PÉRIL (I.) : crise économique et crise identitaire.

          Période des vœux de bonne année. Superposition d’images de foules qui ressassent, comme une incantation, leur foi dans le bonheur – et d’autres, chassées de leurs masures, massacrées, privées de tout espoir. Les unes, en Occident. Les autres, ailleurs.
       « Bonne année ! » : visibilité un an.

       Et après, quoi ? On évite d’y penser. 
       L’Histoire élargit un peu la visibilité. Au milieu du brouillard, je voudrais esquisser ici le brouillon d’une perspective. Un blog permet ces tâtonnements, que l’édition interdit.
       A aucun moment de cette esquisse je ne perdrai de vue notre situation actuelle. (1)

I.  DE L’EMPIRE ROMAIN A L’EMPIRE CHRÉTIEN


       Le long règne d’Octave-Auguste enjambe le début de notre ère chrétienne. Rome est alors solidement campée sur ses valeurs traditionnelles : travail, sérieux, austérité. Elle est au sommet de sa puissance :
       1- Puissance économique : L’Italie, la Sicile et le Maghreb sont les greniers à blé de l’Empire, qui produit lui-même les matières premières dont il a besoin. La sesterce s’impose comme monnaie internationale, l’Empire engrange les capitaux, sa puissance financière est illimitée.
       2- Force identitaire : La civilisation romaine se répand partout, cimentée par une religion héritée de la Grèce. Le citoyen romain sait qui il est, il n’a aucun doute ni sur son identité, ni sur la valeur universelle de cette identité qui s’impose aux civilisations conquises (Égypte, puis tout l’est du Bassin méditerranéen). La force de la religion romaine, c’est qu’elle est capable d’assimiler toutes les autres. Et quand elle ne les assimile pas dans sa mythologie traditionnelle, elle les tolère sans aucun mal : les religions des peuples conquis ne remettent pas en cause l’identité romaine.
       Puissance économique et identité forte autour d’une religion : ce sont là les deux piliers de la réussite de l’Empire.

       Qui va s’étendre, et entrer de plus en plus en contact avec les « barbares ».
Alors, l’économie de l’Empire se transforme : de productrice, Rome devient simple consommatrice. Ses colonies produisent pour elle, le luxe s’installe dans la capitale avec des biens venus de partout, qui ne lui ont coûté aucun effort.

       A la fin du I° siècle et sans s’en être rendue compte, Rome vit aux crochets de l’Empire : investissements et production se font ailleurs, l’Italie se paupérise mais ne s’en rend pas compte puisque ses rapines lui offrent un bien-être bon marché inégalé. A Rome même, les citoyens ne travaillent plus, ce sont des esclaves qui accomplissent toutes les tâches indispensables à une métropole.

       La diversité des peuples barbares et leur relative faiblesse ne leur permet pas d’imposer leurs propres religions, ce qui aurait remis en cause l’identité romaine. Mais la religion traditionnelle est désormais agonisante : les dieux romains ne sont plus que des références culturelles obligées, les romains se réfugient dans le culte des ancêtres, c’est-à-dire dans l’individualisme.

        Dans un sursaut, l’identité romaine va éviter sa disparition en transformant le culte rendu aux dieux par le culte de l’Empereur, c’est-à-dire du pouvoir. Autrement dit, le pouvoir de Rome se perpétue en s’adorant lui-même.
       Les peuples conquis ou barbares acceptent tous ce culte, qui ne porte pas atteinte à leurs propres religions. Tous, sauf un : le peuple juif. Vers l’an 130, nous avons des lettres de l’empereur Hadrien qui s’étonne de la résistance de cet unique et minuscule petit peuple : pourquoi refusent-ils l’assimilation, en rejetant tout autre culte que celui qu’ils réservent à leur Dieu unique ?
       Conséquence : le peuple juif est écrasé par les Légions romaines, en l’an 135 Jérusalem devient Aelia Capitolina. En éliminant la seule résistance identitaire qu’il rencontrait, L’empire a pu préserver, provisoirement, sa force identitaire.

       Mais pas pour longtemps : certains juifs sont devenus « chrétiens », et l’un d’entre eux, Paul de Tarse, a su intégrer dans le christianisme les éléments les plus forts du paganisme oriental : l’espérance d’une résurrection, incarnée dans un héros humain devenu Dieu et lui-même ressuscité.

       Au début du II° siècle, l’économie de l’Empire est sur le point de s’effondrer : créée ailleurs qu’à Rome, la richesse donne le pouvoir aux peuples conquis qui la produisent. Si la crise économique s’accompagnait d’une crise identitaire, les deux piliers de sa puissance disparaissant en même temps, c’en serait fini de l’Empire.
       Il va éviter la conjonction mortelle de ces deux crises en abandonnant définitivement son identité, traditionnelle depuis 6 siècles, pour devenir chrétien. Si le christianisme devient religion officielle de l’Empire en 381, c’est qu’au même moment l’empire a perdu toute maîtrise de sa puissance économique. Rome, qui n’est plus une place financière, devient une place religieuse, et l’unité qui se fait (difficilement) autour du christianisme permet à l’empire de surmonter, sans disparaître, la redistribution des cartes de la nouvelle économie.

       Le christianisme devient alors son seul rempart devant les barbares, dont les invasions finissent d’anéantir sa puissance économique. Le pape détient le seul pouvoir restant à l’empire, celui de l’identité : ancré autour de la papauté, l’empire va lentement s’adapter à la nouvelle économie. Définitivement appauvrie, l’Italie trouve dans une identité recomposée autour du christianisme la capacité de rester le centre du monde occidental.
       Il faudra 4 siècles à l’Occident pour retrouver une certaine puissance économique, en redevenant un espace de production agricole et minière. De nouvelles ressources sont exploitées, le commerce entre centre et ex-colonies s’équilibre. La force de l’identité chrétienne s’impose aux anciens barbares, un nouvel empire peut naître.

       A la fin du VII° siècle et autour de Charlemagne, il trouve son expression dans l’Empire Romain Germanique : les barbares (Germanique) se sont intégrés dans la nouvelle identité religieuse (Romain), comme autrefois les colonies de Rome s’intégraient dans la religion romaine traditionnelle. Une économie réelle (de production) est entre leurs mains : économie et identité sont à nouveau réconciliés, une ère de prospérité va pouvoir s’ouvrir pour l’Occident.
       Mais il va devoir faire face à une nouvelle menace identitaire, qui vient de la péninsule arabe…

                                      M.B., 2 janvier 2008

(à suivre)

(1) Par exemple, remplacez dans cet article « Rome » ou « empire » par USA…