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JÉSUS ET LES ESSÉNIENS (J.P. Meier III)

          Les travaux de l’exégète américain permettent d’y voir clair sur une question longtemps disputée : Les relations entre Jésus et les esséniens.

I. JÉSUS A-T-IL ÉTÉ ESSÉNIEN ?

          Après la découverte des manuscrits de la mer Morte, certains ont pu le penser. La réponse est maintenant indiscutable : c’est non.
          L’un des arguments des « pour » était la proximité entre Jésus et Jean-Baptiste. Il est possible (bien que non assuré) que le Baptiste ait fait un séjour de formation à Qumrân avant de prendre son autonomie : rien ne permet de dire que Jésus en aurait fait autant. 

          J’ai émis l’hypothèse (cliquez) que, lorsque le quatrième évangile témoigne que Jésus se retire à deux reprises « au désert », c’était pour bénéficier – à deux moments-clé de sa vie – de l’hospitalité bienveillante des « hommes en blanc » qui y vivaient en communautés.
          Ce qui rend cette hypothèse possible, c’est que les esséniens sont le seul groupe de pression juif auquel Jésus semble dans les évangiles ne s’être jamais affronté frontalement – à la différence des Pharisiens de Jérusalem, des Sadducéens (gestionnaires du Temple), des Zélotes (fondamentalistes terroristes) ou des Hérodiens (collaborateurs).

          Dans ses tomes III et IV, Meier étudie en détail les points de contact entre Jésus et les esséniens. Des similitudes apparaissent, comme l’attente d’une fin du monde imminente, le rejet du Temple et de son culte, le célibat (cliquez) , le choix d’une vie pauvre et la critique de la richesse…
          Mais, même dans ces domaines-clé de la pensée et de la vie quotidienne, Jésus n’apparaît pas comme un disciple-perroquet des esséniens : les nuances qu’il apporte à leur enseignement montrent que son horizon était manifestement autre et plus vaste que celui des sectaires de Qumrân.

          Les différences sont nombreuses. La principale porte sur les relations avec le « prochain » : les esséniens prescrivaient l’amour des « frères », c’est-à-dire des membres de leur secte, et la haine de tous les autres, qu’ils considéraient comme des ennemis. Lorsque Jésus enseigne « Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : aimez vos ennemis… » (Mt 5,43 et //) il cite clairement les esséniens et s’oppose frontalement à eux.
          D’autres différences étaient mieux perçues par ses auditeurs que par nous, comme par exemple l’usage de l’argent (à ne pas confondre avec la richesse individuelle) : Jésus semble s’être fort bien accommodé du système « capitaliste » en vigueur à son époque. Il a été soutenu financièrement par de riches compatriotes, et n’hésitait pas à partager la table de certains d’entre eux, considérés comme impurs même par les juifs ordinaires, etc.

          Au total les différences – et parfois les oppositions tranchées – entre Jésus et les esséniens sont plus importantes, et plus significatives, que les ressemblances.
          Cette constatation permet d’aller plus loin, et de proposer une hypothèse que Meier n’envisage pas – ou du moins, pas directement.

II. CERTAINS DISCIPLES DE JÉSUS ESSÉNIENS ?

          Il est frappant de noter que la seule organisation créée autour de lui par Jésus semble avoir été calquée sur celle de la communauté de Qumrân : un groupe de douze hommes, dont trois (Pierre, André et Jean) émergent. Certes, les « trois » étaient à Qumrân des prêtres : il n’empêche, ces trois-là semblent avoir été distingués des autres par Jésus lui-même.
          Quand Jésus envoie ses disciples en mission, les consignes qu’il leur donne sont celles qui régissaient les esséniens en voyage – sauf le refus de toute hospitalité autre que celle des membres de la secte.
          Enfin, lors de son dernier repas, la « Cène », il n’a pas suivi le rituel de la pâque juive (là-dessus, tout le monde s’accorde), mais celui du repas solennel des esséniens : Jeremias laissait ouverte cette possibilité, que Meier rejette. Elle me paraît maintenant évidente.

          Pourquoi Jésus, qui critiquait nombre de positions esséniennes, aurait-il adopté quelques-unes de leurs pratiques (organisation communautaire, voyages, repas) ?
          Mon hypothèse est que, si lui avait pris toutes ses distances avec une secte à laquelle il n’a jamais appartenu, ses disciples en revanche (certains d’entre eux) avaient été assez proches de la secte pour qu’il adopte, à leur intention, quelques coutumes esséniennes.
          Cela expliquerait que ces disciples, pris au dépourvu par la tournure désastreuse des événements qui conduisirent rapidement leur maître à la crucifixion, aient fait appel aux esséniens pour résoudre le douloureux problème de l’ensevelissement du cadavre de Jésus. Les « hommes en blanc » dont tous les évangiles signalent la présence dans et autour du tombeau le matin du 9 avril 30 ne sont pas des « anges », mais des esséniens qui avaient revêtu, pour le transfert du cadavre, leur tunique blanche rituelle (attestée par plusieurs témoins indépendants comme Flavius Josèphe).
          Cela donne au tombeau trouvé vide une toute autre signification : Jésus n’est pas « ressuscité », son cadavre a été ré-inhumé par les esséniens, selon leur coutume, dans une de leurs nécropoles (où il se trouve toujours).

          La proximité essénienne des disciples de Jésus se voit confirmée par l’organisation de la toute première communauté de Jérusalem, telle qu’en témoignent les Actes. Mise en commun totale des biens, repas rituel (qui ne deviendra l’eucharistie que dans les années 40), autorité hiérarchique des Douze-plus-trois (attestée par Paul dans les années 50), difficulté à maintenir la prééminence d’un célibat considéré comme idéal mais non-applicable, repli sur soi d’une communauté qui considère les « autres » avec suspicion…

III. Conclusion

Si Jésus n’a jamais été essénien, s’il a pris de larges distances par rapport à la secte, à sa doctrine et à ses pratiques, ce n’était pas le cas de ses disciples – du moins aux tout débuts, et sur certains points d’ordre pratique.

          Alors se pose la question : si le Jésus des quatre évangiles ne mentionne jamais les esséniens, s’il semble ne s’être jamais heurté ouvertement à eux comme aux autres, n’y a-t-il pas là un des indices de la relecture des événements, faite par les évangélistes ?
          En rédigeant les textes qui nous sont parvenus, n’ont-ils pas masqué une ou plusieurs déclarations de Jésus contre les esséniens, se contentant de rapporter des allusions voilées à sa critique de leurs pratiques ?

          La question ne concerne pas seulement quelques exégètes ou intellectuels. Pour qu’ils l’abordent en ces termes, il faudrait qu’ils aient la liberté intérieure de franchir certaines frontières, établies par la tradition et le dogme chrétiens.

                                         M.B., 22 juillet 2009

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier I.)

          La lecture du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier conforte l’admiration pour son travail (cliquez) . Il utilise les outils de l’exégèse critique avec une impitoyable rigueur. Le résultat, c’est qu’il semble ne pas rester grand-chose dont on puisse être assuré que cela vienne bien du Jésus historique.

I. JÉSUS INTROUVABLE ?

          Cela fait immanquablement penser aux conclusions auxquelles parvint, au milieu du XX° siècle, Rudolf Bultmann (cliquez) : les évangiles ne relèvent pas de l’Histoire, mais du mythe. Leurs auteurs ont échafaudé le mythe chrétien, lequel n’a rien à voir avec l’homme Jésus de l’Histoire.
          De ce dernier, on ne peut rien savoir.
          Mais le climat dans lequel Bultmann travaillait, les outils qu’il utilisait, dépendaient étroitement de sa formation philosophique, l’idéalisme allemand. Autre est la démarche de Meier : il rejette toute influence philosophique, et même tous les présupposés théologiques dans lesquels il a été formé, et qui sont le fondement de l’Église catholique dont il fait toujours partie. Obstinément, il replace chaque phrase, chaque mot de l’évangile dans le contexte juif du I° siècle et pose la question : le juif Jésus a-t-il pu dire cela, dans ces termes-là ?

          Le résultat, c’est que la « provenance Jésus » de beaucoup de ses enseignements se dissout comme un comprimé dans l’eau : les premiers judéo-chrétiens, l’Église primitive, le (ou les) rédacteur final du texte qui nous est parvenu sont les auteurs des paroles qui lui sont attribuées – et donc du message des évangiles.
          Déjà, en réaction à Bultmann, l’allemand Joachim Jeremias (cliquez) avait cru pouvoir retrouver les paroles même (les ipsissima verba) de Jésus, par une méthode historico-critique prenant en compte sa judaïté. A côté du bulldozer de Meier, il ne disposait que d’une pelle mécanique – déjà fort impressionnante dans les années 1950. Mais il dut vite faire machine arrière : la parole même de Jésus, telle qu’il l’a prononcée, nous échappera à tout jamais : en revanche, l’écho authentique de cette parole peut être retrouvé.

          Ce fut la mort de l’ipsissimum verbum et la naissance de l’ipsissima vox.

II. L’ÉVANGILE DÉNUDÉ

          Meier a repris l’ambition de Jeremias, et il parvient à un résultat analogue : il en convient d’ailleurs, mais dans un chuchotement bien discret, et qu’il convient d’amplifier pour les lecteurs de ce blog.
          Prenons l’exemple de son chap. XXXV, Jésus et les lois de pureté.
         
          Le juif Jésus a-t-il annulé tout l’édifice des lois de pureté juives, qui structuraient en profondeur la façon de vivre (et de comprendre le monde) des juifs de son temps, puis des premiers convertis au christianisme ?
          Tout tourne autour d’un long passage de Marc, une controverse avec les Pharisiens à propos des traditions juives sur la pureté rituelle et morale (Mc 7,1-23 et son // chez Mt).
          A première lecture, Jésus semble condamner ces traditions, pour les remplacer par ce que j’appelle la « Loi du cœur ». Cet enseignement est essentiel, puisqu’il semble indiquer une fois pour toutes quelle fut l’originalité propre de Jésus, ce qu’il voulait apporter au judaïsme de ses Pères, la façon concrète dont il l’accomplissait en le dépassant.
          La question est donc cruciale : lit-on aujourd’hui chez Marc, avec certitude, la pensée et l’enseignement du juif Jésus ? Peut-on s’appuyer sur le récit de cette controverse pour remplacer un christianisme agonisant par la parole de Jésus lui-même ?

          Avec un brio et une rigueur indiscutables, Meier désosse ces 23 versets en les replaçant dans le contexte juif de l’époque.
          Juste un exemple : en réponse à la question des Pharisiens (« Pourquoi tes disciples ne se conduisent-ils pas conformément à la tradition des anciens ? »), Jésus cite d’abord le prophète Isaïe, « Ce peuple m’honore des lèvres »… etc.
          Meier fait remarquer que le texte d’Isaïe que Marc met dans la bouche de Jésus est celui de la version grecque dite de la Septante, et non pas de la version hébraïque dite massorétique. Il compare les quatre manuscrits grecs les plus anciens de la Septante à la version massorétique, puis aux Targums (version araméenne, la langue de Jésus) qui nous sont parvenus, enfin à la citation du même texte d’Isaïe dans l’épître aux Colossiens.
          Travail impeccable, à noter 10/10 : rien à dire.

          Résultat : si Jésus a bien invoqué Isaïe face aux Pharisiens, il n’a pas pu le citer dans le texte grec qui nous est parvenu à travers l’évangile de Marc.

          Conclusion 1 : cette citation ne vient pas du juif Jésus, mais de l’évangéliste, ou de l’Église primitive à travers lui.
          Conclusion 2 : ce début de la controverse, sur lequel Jésus appuie toute l’argumentation qui suit, ne vient pas de lui, mais de…
          Conclusion 3 : le reste de la controverse (et Meier examine chaque mot), ne peut pas être attribué au juif Jésus, mais à…

          Sauf (quand même !) les versets 10 à 13, la condamnation du vœu de Qorban.
          Ce long passage de Marc, central dans son évangile, et dans lequel on a toujours vu la clé du trésor (l’originalité absolue du juif Jésus), est dénudé par Meier comme un câble électrique : il ne reste plus qu’un mince fil solide…
          Retour donc aux années 1950 : le vieux Bultmann n’avait pas tort…

III. LES SILENCES DE L’ÉVANGILE

          En fait, la prétention de Meier est de reprendre le défi lancé par Jeremias, et de s’approcher au plus près possible des paroles authentiquement prononcées par Jésus (les ipsissima verba) en les dégageant de toute gangue ecclésiale ou évangélique.
          Et il y parvient !

          Est-ce au prix de la constatation d’un échec, celle de la « Quête du Jésus historique » ?

          Non. Car, après avoir désossé le texte, Meier conclut que « la tradition authentique de Jésus est totalement silencieuse sur le thème de la pureté rituelle… Étant donné l’intérêt porté à ces lois, et les débats sur la question dans le judaïsme comme dans le christianisme du 1° siècle, le silence de Jésus prend du sens« .

          Noyées dans sa démonstration, ces quelques lignes sont pour moi l’essentiel : le silence des textes a du sens.
 
         Si Jésus n’a pas pris explicitement position (du moins, on ne peut plus le savoir) sur les questions cruciales (pour un juif, puis pour les néo-chrétiens) de la pureté rituelle – notamment alimentaire -, c’est qu’il les avait déjà dépassées et laissées derrière lui sur le chemin, comme de « vieux vêtements » ou « de vieilles outres ».
          Cet homme n’était pas un professeur exposant son programme, mais un prophète itinérant charismatique lançant des éclairs (Meier parle de « patchwork » d’enseignements). Il n’était déjà plus là où son entourage l’attendait (les querelles de sa religion à son époque), il était ailleurs, plus loin – beaucoup plus loin. Meier en convient en 15 courtes lignes de sa page 275.

          C’est donc le retour en grâce du vieux Jeremias : les paroles authentiques de Jésus sont rares dans les évangiles. Mais les paroles que lui prêtent les évangélistes peuvent refléter ce qu’ils ont perçu de ses silences.
          Jésus n’a pas toujours dit cela, en ces termes-là : mais ce qu’on lui a fait dire reflète – parfois, pas toujours – ce qu’il a laissé entendre à ses auditeurs, parce qu’il était celui qu’il était.
          Bienvenue au retour de l’ipsissima vox !

 IV. ENTENDRE LES SILENCES DE JÉSUS

          Pour nous, qui n’avons en mains que les évangiles tels qu’ils nous sont parvenus, la tâche est périlleuse : il nous faut naviguer entre deux précipices :

   1- Le scepticisme d’un Bultmann : on ne peut rien savoir de ce qu’a été, et de ce qu’a véritablement dit, le juif Jésus.
   2- L’épais brouillard de la théologie et du dogme chrétiens : les paroles de Jésus-Christ dans les évangiles sont les paroles même de Dieu.
          Toutes, indistinctement.

          Il faudra s’appuyer sur ses rares paroles authentiques pour écouter les silences de Jésus.
          Chacun écoute le silence à sa façon.
          Depuis des années, j’hésite à entreprendre une suite à Dieu malgré lui, laquelle aurait pu s’appeler Jésus démaquillé : ce qu’il a vraiment dit, ce qu’il a vraiment fait.
          Je sais maintenant pourquoi cette longue hésitation : il fallait d’abord digérer les fruits de la « quête du Jésus historique » – et grâces soient rendues à John P. Meier, qui nous en offre une encyclopédie aussi complète que possible.
          Puis il fallait – il faut – faire silence, pour écouter d’abord, entendre ensuite, les silences de Jésus dans les évangiles.

                                           M.B., 16 juillet 2009

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier II.)

          Travaillant sur l’ouvrage de J.P. Meier (cliquez), j’aborde la question principale : comment distinguer ce que Jésus a dit, de ce qu’on lui a fait dire ?

          Meier tente de dégager ce que Jeremias appelait les ipsissima verba : les paroles mêmes prononcées par Jésus, en allant au plus près possible de leur formulation originale.       
          Tentative dont on a longtemps professé qu’elle était illusoire, que seul un écho plus ou moins éloigné de l’enseignement du Galiléen avait pu nous parvenir (l’ipsissima vox).


I. A la recherche de la parole elle-même

          Ce qui différencie peut-être Meier de ses confrères, c’est son emploi rigoureux, presque obsessionnel, des critères exégétiques admis par tous : code de la route qu’il respecte, sans jamais griller un feu rouge.

          On connaît les principaux de ces critères :

1- Le critère d’embarras met en évidence des matériaux évangéliques, qui n’auraient jamais pu être inventés par l’Église primitive, parce qu’ils contredisent la théologie de cette Église.

2- Le critère de discontinuité repère des paroles de Jésus, qui ne pouvaient en aucun cas provenir des judaïsmes de son temps, ni de l’Église primitive. Il est complété par

3- Le critère de cohérence : Jésus ne peut pas avoir enseigné une chose, et son contraire.

4- Le critère d’attestation multiple met en évidence les traditions (orales ou écrites) les plus anciennes, et la façon dont les rédacteurs les ont modifiées pour composer leurs Évangiles.

          Meier se montre impitoyable dans l’application croisée de ces critères. Le résultat, c’est un sérieux dégraissage des Évangiles, dont j’ai donné un exemple à propos du divorce (cliquez) : de toute l’argumentation attribuée à Jésus par les Évangiles sur cette question délicate, après dégraissage il ne reste plus qu’une seule phrase, dont on puisse conclure que Jésus l’a sans doute prononcée telle quelle.

          Ou bien encore, la fameuse déclaration : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17). La grande majorité des exégètes voit dans cette phrase une clé, qui permet de comprendre la position d’ensemble de Jésus sur la Loi juive et son dépassement : « Le mantra magique, qui résout l’énigme de « Jésus et la Loi » : ce n’est pas le cas » (1) .
          En effet, une application stricte des critères, conjuguée à l’analyse linguistique, permet à Meier de conclure que « Hélas ! Cette déclaration de principe [de Jésus], apparemment claire, est probablement, au moins sous sa forme actuelle, une création de Matthieu ou de son Église » (2).

          Ainsi se dissout, comme sucre dans le thé, l’un des points habituellement considéré comme le plus assuré de l’enseignement de Jésus.

II. La parole, et son écho

          On est infiniment redevable à Meier de la rigueur de son travail. Mais pour l’écrivain, qui s’est fixé la tâche d’exposer (pour le public) l’enseignement de Jésus, à la lumière de la recherche la plus exigeante, la façon dont Meier tond à ras le lainage des Évangiles le prive singulièrement de munitions.

          Il doit donc écarter de sa gorge le couperet des critères, sans jamais les oublier.

1) Toute parole prononcée devant un auditoire résonne en lui. Si elle est mise par écrit, bien plus tard, par quelqu’un qui a par ailleurs des visées ou des intentions politiques, morales, théologiques, cela veut-il dire que ce qu’il en a transmis n’a rien à voir avec la parole jaillie des lèvres de son auteur, le jour J à l’heure H ?
          Si l’analyse montre que Jésus n’a pas pu dire, dans ces termes exacts, « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi, mais l’accomplir », cela signifie-t-il qu’on ne saura jamais quelle était sa position de principe concernant la Loi juive ? Et donc, qu’on ne peut savoir en quoi consistait, à ses propres yeux, l’originalité de son apport de juif au judaïsme de ses pères ?

          2) Le critère de cohérence vient alors à l’aide de ce malheureux écrivain, à la recherche de ce que Jésus pensait. D’autres paroles, prononcées dans un contexte différent, viennent-elles confirmer celle-là ? Ou au moins, vont-elles dans le même sens ?

          3) Dans le cas  précis de cette parole-là, le critère de scandale (que Meier place en 5° position) fournit un appui précieux.
          Si Jésus a été arrêté, puis condamné, c’est parce qu’il provoquait des scandales à répétition. Pourquoi ? À cause, précisément, de son enseignement sur la Loi. Cette fois, ce ne sont plus d’autres paroles qui authentifient cette parole, mais des actes, attestés par l’Histoire (Jésus a bien été crucifié).

          Autrement je dois avoir les deux yeux fixés sur les 4000 pages de Meier, mais l’oreille attentive à l’écho des paroles, que son prodigieux travail retire pourtant de la bouche même de Jésus.

          Ce sera forcément une cote mal taillée. On me reprochera de faire jouer ma subjectivité, comme si un biologiste faisait un peu confiance à son intuition, au détriment de son microscope.       
          Car finalement, il n’y a qu’un seul jugement qui m’importe : celui de Jésus, dont je ne voudrais pas qu’il me dise (à ma mort) : « Tu m’as fait dire ce que je n’ai jamais dit ».


          Ce scrupule, depuis 20 siècles il semble n’avoir guère tourmenté les gens d’Église. S’il devait m’empêcher de dormir, bienvenues seraient ces insomnies-là.

                                                M.B., 10 août 2009

(1) Meier IV, p. 50.

(2) -id-, p. 49.

LA QUETE DU JÉSUS HISTORIQUE : aperçus et perspectives.

          Cet article résume quantité d’autres publiés dans ce blog, essentiellement dans les catégories « La question Jésus » et « Le christianisme en crise ».


         A. Coup d’oeil dans le rétroviseur

          Au XVIII° siècle, un célèbre rabbin juif (Jacob Emden, † 1776) affirmait que « le nazôréen a apporté un double bienfait au monde : d’une part, il a renforcé majestueusement la Torah de Moïse… d’autre part, il a fait du bien aux païens en les éloignant de l’idolâtrie ».
          Au même moment, Herman Reimarus publiait le premier ouvrage écrit par un chrétien, et reconnaissant explicitement que Jésus était juif.

          L’idée était dans l’air : elle allait cheminer, lentement, obscurément.

          I. Dans cette quête d’identité de Jésus, les juifs précédèrent les chrétiens : Moses Mendelssohn († 1786) lit les Évangiles, et se convainc que Jésus n’a jamais voulu créer une religion nouvelle ni abroger la Loi de Moïse.
          Fascinés par la personnalité du Pharisien Hillel († en l’an 10), plusieurs écrivains juifs se mettent à comparer cette grande figure de leur passé avec Jésus.

          Côté chrétien, c’est Ernest Renan qui va faire entrer la Quête du Jésus historique dans l’arène publique, par sa Vie de Jésus (1863). Excellent hébraïste, il connaissait pourtant mal la tradition rabbinique-talmudique. Il a quand même tout compris : « Ses disciples, écrit-il, ont fait de Jésus ce qu’il y a de plus anti-juif : un homme-Dieu » (Les origines du christianisme, t. VII p. 634, 1882).

          Comment, malgré la notoriété considérable que lui valurent ses œuvres, cette semence plantée par lui n’a-t-elle pas germé ? Puissance de l’establishment chrétien, et force des aspirations religieuses obscures. Plus d’un siècle après Renan, il semble qu’on en soit toujours au même point.

          Pas tout à fait : il fallait que l’image de Jésus traverse les courants des ambitions missionnaires (apologétique), dogmatiques (Jésus programmateur), du rêve (New Age, Jésus idéaliste), des tensions politiques (Jésus terroriste) et sociales (Jésus marxiste).

                   La réaction apologétique était la plus forte, aussi bien du côté juif que du côté chrétien.         
          Si le parallèle entre Jésus et Hillel était admis par les premiers, c’était pour souligner l’antériorité du grand rabbin sur le petit prophète galiléen : le message chrétien s’enracinait donc dans le judaïsme, les chrétiens n’étaient que des juifs dévoyés.

          S’ils admettaient (du bout des lèvres) la judaïté de Jésus, les seconds opposaient la fraîcheur du message évangélique au légalisme stérile juif.

          On campait toujours face-à-face, avec le souvenir (et le spectacle) des pogroms pour les uns, la mémoire du « peuple déicide » pour les autres.

          II. Ce sont encore les juifs qui ont ouvert une brèche dans la forteresse. Au début du XX° siècle se développa une « Jewish reclamation of Jesus », une volonté juive de se réapproprier la personne de Jésus sans haine ni ressentiment.
          En 1933, Joseph Klausner écrit en hébreu un Jésus de Nazareth où il s’efforce de donner une notion exacte du Jésus historique qui ne soit « ni celle de la théologie juive, ni celle de la théologie chrétienne ».

          On ne peut comprendre l’évolution difficile de cette question chez les intellectuels juifs, si l’on ignore les tensions existant entre judaïsme conservateur et judaïsme libéral (qui perdurent tragiquement en Israël). Je les signale seulement en passant.

          III. À partir des années 1960-70, les choses s’emballent. L’historien juif Robert Aron intéresse le grand public français par ses Années obscures de Jésus (1960) et Ainsi priait Jésus (1968), l’israélien Schalom Ben Chorin publie Bruder Jesus (Frère Jésus, 1967), le catholique Laurenz Volken écrit un Jesus der Jude (Jésus le juif, 1985). Mais quand un petit moine propose à Rome son sujet de thèse en doctorat, « La liturgie juive et Jésus le juif » (Michel Benoît, 1975), les autorités académiques pontificales rejettent son projet.


          IV. Cependant, quelques exégètes catholiques travaillaient. En France, il faut rendre hommage à Marie-Émile Boismard, dominicain, qui publia en rafale, juste avant de mourir à la fin du XX° siècle, quelques ouvrages savants au contenu déstabilisant pour son Église (si savants qu’ils passèrent heureusement inaperçus).
          En Allemagne Gerd Theissen explorait le contexte sociologique de Jésus, et publiait un délicieux roman, L’ombre du Galiléen (Cerf), l’une des rares œuvres de fiction sur Jésus qui tienne compte de la recherche historique.

          V. C’est aux USA que les choses vont le plus loin depuis 1990. Grâce aux chercheurs américains qui réussirent à « piquer » et à exploiter très tôt des manuscrits de la mer Morte, grâce à l’équipe de James Charlesworth qui les vulgarisa, et malgré le Jesus Seminar qui fourvoyait son monde sur une fausse piste, des exégètes de haut niveau comme John-Dominic Crossan ou Raymond E. Brown (limité par son appartenance à la Commission Biblique Pontificale) placèrent la recherche sur les bons rails.
          Ils permirent à John P. Meier d’entreprendre son monumental A marginal Jew, Jesus, dont 4 tomes sont traduits en français (Un certain juif, Jésus – Les données de l’Histoire, Cerf, voir articles de ce blog). On possède là une véritable encyclopédie de la Quête du Jésus historique, qui a ceci d’utile que l’auteur instaure une disputatio universitaire complète et honnête : par lui, on est mis au courant des tendances et des opinions (parfois contradictoires) qui se font jour dans la recherche.

          Ce qui frappe quand on rumine le travail de Meier, c’est que l’aspect apologétique (qui empoisonna si longtemps la Quête) en est absent. Dès le début, il imagine son travail comme une confrontation irénique entre un catholique, un orthodoxe, un juif et un athée : enfin, les querelles de pouvoir étaient dépassées, les vieilles blessures oubliées !
          De fait, les réactions n’ont pas tardé, de la part des catholiques conservateurs américains furieux qu’on leur retire l’eczéma sur lequel ils pouvaient entretenir et gratter inlassablement leurs vieux préjugés et leurs rancœurs. On trouvera dans Jésus et ses héritiers (cliquez) la référence d’une conférence lucide et courageuse qu’il fut contraint de prononcer, en 1994, pour se justifier de leurs attaques.

          VI. La question qui se pose maintenant, et sur laquelle il n’y a pas d’unanimité, est de rattacher Jésus à tel ou tel courant du judaïsme de son temps. A part le courant sadducéen, auquel il est évident qu’il n’a jamais appartenu, on hésite.
          Jésus était-il Essénien ? Il semble maintenant assuré que non (cliquez). Était-il Baptiste ? Oui, certainement. Était-il Pharisien ? Avec d’autres, j’en suis convaincu . L’exemple de Flavius Josèphe montre que les juifs de cette époque passaient facilement d’un courant à l’autre. Il me semble qu’en disant que Jésus a été formé par les Pharisiens de Galilée, qu’il a été perçu comme Pharisien par les foules qui l’écoutaient, mais qu’il a été profondément marqué par le Baptiste Jean dont il fut disciple, je respecte ce que les textes nous disent de lui.
          En suggérant qu’il a sans doute été Nazôréen, je propose une hypothèse qui a ses raisons fortes, mais qu’il est difficile d’affiner à cause de notre ignorance du mouvement Nazôréen à l’époque de Jésus. (J’ai abandonné depuis cette hypothèse : cliquez)

          Il faut avouer que la lecture des exégètes pionniers de la Quête (des milliers de pages) demande beaucoup de patience, de passion, et de café fort.

          VII. Leur vulgarisation est une tâche à laquelle je me suis attaché. Critiqué, souvent méchamment, par des catholiques qui me reprochent d’être agréable à lire, et non pas indigeste comme il convient quand on se prétend scientifique. Pour eux, et pour certains éditeurs français qui refusent mes manuscrits, je ne suis « pas sérieux ».

          Écho de la pédanterie si typiquement parisienne : pour être entendu, ne le soyons que de la petite élite des gens dits « sérieux ».

          Dieu malgré lui (cliquez), écrit entre 1995 et 1999 alors que je ne disposais pas encore des publications récentes de Brown et Meier, m’a fermé la porte d’associations de catholiques qui se veulent progressistes, mais ne progressent que dans leur passé. Je leur souhaite tout le bien du monde, et  surtout de ne pas mettre leur nez dehors : on s’enrhume si facilement, à leur âge !

          Le secret du treizième apôtre (cliquez) a voulu être un de ces romans signalés plus haut, qui tiennent compte de la recherche dans l’écriture d’une fiction. Son succès montre que c’est une bonne voie. Hélas, on n’écrit pas deux fois un roman de ce genre, et je crains de ne pas être capable de lui donner un petit frère – du moins à brève échéance.


          B. Perspectives ?

          On les cherche à tâtons.

          On n’aperçoit pour l’instant aucune route qui s’ouvre.


          D’un côté le conservatisme catholique, qui durera autant que durera une Église qui ne peut survivre qu’en se repliant sur ses vieux démons. De l’autre, le besoin immémorial de religieux fantastique de la part des foules. Et enfin, un XXI° siècle totalement déboussolé, désabusé, renonçant à toute idéologie pour les avoir toutes essayées, et avoir trop épongé de sang sur leurs traces.
         
          La plainte des prophètes d’Israël, d’Élie à Jean-Baptiste, résonne toujours : « Ne vois-tu rien venir ? »

          Et (pour peu qu’elle soit historique), celle de Jésus sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, nous aurais-tu abandonnés ? »


                           M.B., 22 août 2009

FRÉDÉRIC LENOIR ET LA DIVINITÉ DU CHRIST

          Voilà qu’une controverse pointe dans le Landernau à propos du dernier livre de Frédéric Lenoir, Comment Jésus est devenu Dieu (Fayard).

         Pourquoi ? Parce que, selon La Croix du 28-10-10, ce livre « connaît un succès… qui a de quoi inquiéter. » Au point qu’un des derniers théologiens français encore en activité, le jésuite Bernard Sesboüé, éprouve le besoin de publier une Réponse à Frédéric Lenoir (1) .

          La chose est rare : depuis l’Affaire Renan, l’Église catholique sait qu’elle ne gagne rien à créer ou entretenir une polémique sur les questions dogmatiques. Son attitude habituelle est le silence : étouffer la voix des dissidents.

          Mais F. Lenoir est-il un dissident ?

           En 1865, David Srauss publiait Le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire, établissant une distinction devenue classique : la personne historique de Jésus est autre que le Christ de la foi des chrétiens. Son étude faisait suite à la Vie de Jésus d’Ernest Renan (1863), qui venait de connaître un énorme succès de librairie.

          Dès lors, tout le monde savait (ou pouvait savoir) que Jésus n’est pas né Dieu, qu’il l’est devenu par une suite ininterrompue de transformations dont l’historique est parfaitement connu.

                  Après bien d’autres, en 1988 Gérald Messadié vulgarisa ces évidences dans un roman fantaisiste qui eût un succès considérable, L’homme qui devint Dieu. En 2001, j’ai publié Dieu malgré lui (cliquez) , dont le titre parle de lui-même.

          D’une façon ou d’une autre tout a donc été dit, et depuis longtemps. Pourquoi F. Lenoir revient-il encore sur ce sujet ?

 I. Enfoncer des portes ouvertes

           On ne m’enlèvera pas de l’esprit que le directeur du Monde des Religions, personnage médiatique, utilise là un fonds de commerce qui reste fructueux.

          La preuve : on en parle. Qui s’en plaindrait ? De l’avis même du P. Sesboüé, l’ouvrage est « intelligent, bien informé et bienveillant, pour tout dire sérieux ». Alors, pourquoi inquiète-t-il, au point de réveiller les derniers gardiens du dogme ?

           Pour deux raisons : le sérieux de l’auteur, et sa bienveillance à l’égard des croyants, qu’il se garde autant que possible de heurter de front. Attirer l’intérêt, sans pour autant refroidir une clientèle extraordinairement frileuse.

          Sérieux : l’auteur montre comment Jésus est devenu Dieu à la suite d’une série de conciles, eux-mêmes fruits des travaux de quelques Pères de l’Église qui l’emportèrent sur leurs adversaires entre la fin du II° et le V° siècle. Comment la politique impériale influa largement sur ce processus de déification d’un homme.

          Ce faisant, il enfonce une porte largement ouverte depuis un siècle et demie : rien de nouveau donc, pas de quoi s’inquiéter. Les croyants, au cas où ils l’apprendraient (ils le savent !), refuseront toujours d’en tirer les conséquences sur leur foi.

           Mais si F. Lenoir met sa notoriété au service d’un procès tant de fois jugé, sans rien apporter de nouveau, il hasarde deux conclusions qui débordent la dissertation du spécialiste en histoire des religions :

          1) Jésus, dit-il, est un homme qui entretient un rapport particulier avec Dieu, et joue un rôle salvifique comme médiateur entre Dieu et les hommes, sans être lui-même Dieu.

          2) Il est mort et ressuscité, et continue à être présent aux hommes de manière invisible.

           Là, il se situe sur le terrain du théologien Sesboüé, qui réagit vivement : « la thèse de Frédéric Lenoir détruit le christianisme. Elle ne résiste pas à un examen sérieux : dès le Nouveau Testament, la foi en la divinité de Jésus est fermement attestée… La nouveauté [apportée par les conciles] n’est pas dans la foi, mais dans le langage. C’est un problème d’inculturation dans le milieu grec. »

         Tout ça pour ça… !

 II Le tabou des origines

           Car, comme la plupart de ses prédécesseurs, F. Lenoir se garde bien de franchir le tabou suprême : celui des origines. En vérité, cette question ne ressort pas de sa discipline, il n’est pas exégète mais historien. Il fait partir son enquête du moment où le Nouveau Testament est déjà constitué, et met en lumière les manipulations auxquelles il a été soumis par l’industrie des fabricants de mythes successifs.

           Or, c’est en amont du Nouveau Testament – tel qu’il nous est parvenu – que tout se joue. Dans ces années qui suivent immédiatement la mort de Jésus, au cours desquelles son souvenir va être utilisé par les auteurs de textes devenus sacrés pour le présenter, timidement d’abord, puis de façon affirmée à partir des années 80 à 100, comme un Dieu incarné dans la chair humaine.

          Le P. Sesboüé est dans son rôle quand il affirme que « dès le Nouveau Testament, la foi en la divinité de Jésus est fermement attestée » : mais les exégètes savent que c’est faux. Que les évangiles contiennent à la fois les premières traditions, selon lesquelles Jésus est un prophète juif exceptionnel, et les dernières, selon lesquelles le Verbe s’est fait chair (cliquez) .

          Que Paul dans ses lettres authentiques ne divinise pas Jésus. Mais que les lettres qui lui sont attribuées – et proviennent en fait des Églises fondées par lui – franchissent après lui ce pas décisif.

           Quelques écrivains en ont eu l’intuition, plus ou moins fulgurante : Marcel Légaut (cliquez) , Jean Onimus, Géza Vermes… Mais ce n’étaient pas des exégètes. Ces derniers, qui travaillent depuis un demi siècle avec acharnement (cliquez) , nous permettent de distinguer dans les évangiles ce que Jésus a dit et fait, de ce qu’on lui a fait dire et fait faire.

           Le résultat, c’est une « destruction du christianisme » bien plus radicale que celle qu’opérerait F. Lenoir.

           Mais c’est aussi une lueur d’espoir considérable : redécouvrir Jésus tel qu’en lui-même (et non tel qu’on l’a maquillé en Dieu), c’est s’approcher d’un homme qui aurait pu transformer notre monde assoiffé de mythes et de croyances, s’il n’avait pas été trahi par ceux qui avaient pour mission de transmettre son souvenir.

          Sans le dénaturer.

           A ce travail, je me suis attelé bravement. Car le temps de la dénonciation des impostures de l’Église, le temps du Comment Jésus est devenu Dieu, ce temps est passé.

          On a assez dénoncé, et F. Lenoir n’apporte rien dans un domaine si souvent et si minutieusement exploré.

          On a assez dénoncé le passé, il faut songer au présent et à l’avenir.

         Assez de Comment on a maquillé Jésus en Dieu. Mais : qui était-il en vérité, qu’a-t-il enseigné par ses paroles et par sa façon de vivre et d’agir ?

           Puisque nous avons en mains toutes les crèmes pour démaquiller le Christ, faisons-le.

          Et découvrons le visage neuf, rafraîchissant, chaleureux, émouvant, étonnamment actuel, du plus grand des prophètes juifs. Qui voulut dépasser à la fois le paganisme, et le judaïsme de son enfance.

           En mars 2011 je publierai quelque chose dans ce sens (2) . Un roman, condition nécessaire pour toucher le public des non-spécialistes. Mais un roman totalement, entièrement imprégné des résultats de la recherche exégétique la plus récente.

           Avec l’espoir que d’autres, plus qualifiés, plus généreux, plus talentueux que moi, enfonceront cette porte-là.

          Au seuil de laquelle s’arrêtent nos divas médiatiques.

                                                        M.B., 6 nov. 2010

(1) Christ, Seigneur et fils de Dieu. Libre réponse à Frédéric Lenoir, Lethielleux/DDB.

(2) Texte paru depuis cet article : Dans le silence des oliviers, Albin Michel, 2011 (cliquez) . A paraître dans le Livre de Poche en mai 2013.

LA « QUESTION JÉSUS » DEVIENT PUBLIQUE : D. Marguerat, un dossier de « l’Express » (I)

          N’est-il pas surprenant que l’un des trois grands tabloïds de notre pays laïc publie un épais dossier de Noël sur La Chrétienté (1) ?

         J’y vois une double signification. D’abord, l’évidence que la France a été et reste (au moins culturellement) un pays profondément catholique. Ensuite, que ce pays – comme tout l’Occident – court désespérément après son identité. Confronté à la mondialisation et à un choc de civilisations, il se tourne vers ses racines chrétiennes.

          Revenons sur le premier article de ce dossier.

 I. Daniel Marguerat et le juif Jésus

           J’ai déjà exprimé ici (cliquez) mon regret que ce chercheur respecté de la Quête du Jésus Historique utilise son audience pour diffuser une interprétation particulière de la résurrection de Jésus. Il ne revient pas sur le sujet, mais assène quelques vérités surprenantes. Je le cite :

           « Jésus a-t-il voulu fonder une nouvelle religion ? La réponse est très clairement non. Il n’avait pas l’intention de fonder une synagogue séparée… Malgré son fort charisme, il n’a pas voulu créer une nouvelle entité religieuse… C’était un réformateur d’Israël… qui a voulu montrer que la foi de son peuple devait être rénovée, restaurée, vivifiée… Son combat reste confiné à l’interne d’Israël… Il s’incorpore dans la grande diversité du judaïsme [de son temps]. Il n’est pas placé face aux siens : il est parmi les siens… Jésus était juif à cent pour cent. »

           Affirmer fortement, tranquillement et comme si cela allait de soi, que Jésus n’était rien d’autre qu’un juif parmi les siens, un juif 100 % qui n’a jamais songé à fonder une Église quelconque mais seulement à rénover, restaurer, vivifier son judaïsme natal… Ce n’est pas une nouveauté : dès les années 1980, nous étions déjà plusieurs (cliquez) à le dire.

          La nouveauté, c’est que ces vérités élémentaires ne sont plus réservées au petit monde des chercheurs, mais publiées dans une revue destinée au grand public, d’audience nationale.

          Il faut s’en réjouir : lentement, les choses progressent.

           Enfin ouverte cette porte soigneusement cadenassée pendant des siècles, deux questions se posent : en quoi consiste cette rénovation, à laquelle Jésus prétendait ? Et comment ce réformateur juif a-t-il pu donner naissance au christianisme historique ?

 II. Nouveauté de Jésus

          Pour D. Marguerat, la nouveauté apportée par Jésus réside tout entière dans « le sujet de la pureté ».

          Le peuple élu n’existait que par une muraille intérieure, qui traversait chaque juif : « Une conception défensive de la pureté, qui protégeait le croyant de la contamination des autres ». Jésus « déplace le lieu de la pureté : elle se loge dans ce qui sort de l’humain. » Elle n’est plus « ce qui menace l’individu en venant à lui, mais ce qui va de l’individu vers les autres, paroles et gestes. »

          Ce serait pour avoir fait tomber cette barrière qui protégeait le peuple juif, que Jésus a été condamné par les dignitaires du Temple (les sadducéens).

           C’est bien vu, et bien dit. Mais la réalité est plus complexe. Pour s’en rendre compte, il faut retracer l’évolution intérieure de ce jeune juif ordinaire, bouleversé par sa rencontre avec Jean-Baptiste, et qui va découvrir peu à peu, au fil de ses rencontres et aiguillonné par elles, un monde nouveau.

           Je me suis attaché à retracer cet itinéraire dans un livre à paraître prochainement (2).On y verra comment, en substituant une loi du cœur à la Loi de Moïse, Jésus fait effectivement tomber une des murailles du vieil Israël.

                   Mais s’il a été condamné, c’est pour un ensemble de nouveautés, qui finissent par se tenir comme un tout cohérent. Et la principale source de sa condamnation, la plus immédiate, ne concernait pas le « sujet de la pureté » : ce fut l’introduction, pour la première fois dans l’antiquité, de la notion de laïcité. « Dieu est au ciel : sur terre, il ne peut être invoqué pour justifier des lois ou des coutumes inhumaines.»

           Nouveauté inouïe, très vite oubliée par le christianisme et ignorée par le Coran.

 III. De Jésus au christianisme

           Dans la dernière partie de son article, D. Marguerat cherche à montrer que Paul de Tarse a continué l’enseignement de Jésus, en « rendant le christianisme compatible aux non-juifs… Il a reformulé la croyance judéo-chrétienne dans le langage et les catégories de la culture grecque ».

          Il n’aurait donc fait que prolonger la nouveauté apportée par Jésus, en la mondialisant.

           C’est oublier un peu vite que Paul a d’abord été un fondateur et un organisateur d’Églises, et que certaines d’entre elles (Colossiens, Philippiens, Éphésiens) furent responsables de la divinisation de Jésus – seuil que ce pharisien n’avait jamais franchi.

          Qu’il a mis la souffrance au cœur du salut chrétien (théologie de la croix), formulé les sacrements, fait de la soumission aux pouvoirs civils une norme, etc. Toutes choses par lesquelles il tournait délibérément le dos à l’enseignement (paroles et gestes) du rabbi galiléen.

           Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est d’exhumer de la mémoire chrétienne et Occidentale le message original du juif Jésus.

         De le démaquiller, pour retrouver son visage à lui.

           Alors seulement pourra commencer le long travail de recomposition d’une identité perdue – la nôtre.

                    Il fallait ouvrir la porte, et publiquement : merci à Daniel Marguerat, et merci à L’Express, d’avoir poussé quelque peu le loquet.

                                                  M.B. : à suivre 

(1) L’Express du 22 décembre 2010, propos recueillis par Christian Makarian.

 (2) La Nuit des Oliviers (Albin Michel). Un roman, totalement inspiré par la recherche sur le Jésus historique.

LE « JÉSUS » DE J.C. PETITFILS

          Il paraît en moyenne un livre tous les 6 mois sur Jésus.

         Valeurs Actuelles du 29/9/11 publie des extraits du dernier en date, celui de Jean-Christian Petitfils (1). La présentation de la revue est alléchante : cette « monumentale biographie fait le point des connaissances historiques sur le Christ, à l’opposé des démarches sensationnalistes trop souvent adoptées sur le sujet. » Et de citer, après Renan, « les élucubrations pseudo-historiques de Jacques Duquesne ou de Prieur et Mordillat, obsédés par la volonté de démontrer que l’Église aurait dénaturé la vie et le message du Christ. »

          Le ton est donné.

I. La littérature sur Jésus

           Dans cette immense production littéraire, j’ai cru pouvoir distinguer quatre types d’approche (2) :

          – Les grands noms de la littérature (de Mauriac à Max Gallo) : tout grand écrivain se doitd’avoir écrit  avant de mourir son livre sur Jésus.

          – Les fantaisistes (Kazantzakis, Messadié) qui décrivent le Jésus de leurs rêves – et des nôtres.

          – Les commerciaux, qui exploitent les idées dont raffole le grand public pour les transformer en juteux droits d’auteur  (le Da Vinci Code).

          – Et l’imposante armée des spécialistes, scientifiques de haut niveau qui font preuve d’une masse impressionnante d’érudition.

          Où situer le Jésus de J.C. Petitfils ?

          Quelques exemples, tirés des extraits publiés par Valeurs Actuelles (3).

 II. La mauvaise foi au service de la foi

           « Comment se représenter Jésus, écrit l’auteur ? Si l’on s’en rapporte au linceul de Turin, il est de grande taille, pèse entre 77 et 79 kilos, etc. » Un historien qui s’appuie sur ce morceau de tissu controversé se disqualifie définitivement. On comparera avec la façon dont j’ai tenté une description de l’apparence de Jésus, en me limitant au seul texte des Évangiles (4).

           Jésus avait-il des frères de sang ? Après avoir rappelé les « quelques catholiques (sic !) qui adoptent la thèse d’une Marie mère de famille nombreuse », l’auteur s’enferme bien au chaud dans les conclusions du P. Grelot : il faut « considérer les frères de Jésus comme des cousins à la mode orientale », et comprendre que dans les Évangiles adelphos (frère) signifie en fait  anepsios (cousin).

          Mais le Nouveau Testament sait parfaitement faire la différence entre frère et cousin : les frères de sang (Caïn, Juda, Jechonias, Lazare, Pierre, Jean, Hérode, Jude) y sont unanimement et sans équivoque appelés adelphoi, et les cousins (Barnabé) anepsioi.

          Encore mieux dit l’auteur, « si Marie avait eu d’autres enfants, obligation leur aurait été faite de s’occuper de leur mère. » Mais c’est précisément ce que fait Jacques, le frère de Jésus ! Devenu chef de famille après la mort de son aîné, il prend avec lui sa mère Marie et l’emmène à Jérusalem (Actes 1,14).

           Jésus croyait-il être Dieu ? « L’historien répond affirmativement ». Hélas, ses arguments prouvent une méconnaissance totale de l’exégèse. Pour lui, ce sont les guérisons de Jésus qui font de lui l’égal de Dieu, tout comme sa liberté envers la Loi juive. Ầ l’appui, il cite quelques lignes choisies dans les passages de l’Évangile de Jean qui datent des années 90 et sont en contradiction avec d’autres, plus anciens, moins influencés par les objectifs de l’Église en formation.

           Jésus était-il un prophète ? Oui, dit l’auteur, et la preuve c’est qu’il a annoncé d’avance la destruction du Temple. Il conclut : « Au moment où les Évangiles [sont écrits], au début des années 60, le Temple… est encore debout. C’est la raison pour laquelle aucun évangéliste… n’a souligné que cette prophétie… était réalisée, ce qu’ils n’auraient pas manqué de faire, bien entendu, s’ils avaient écrit après le sac de Titus. » Alors que c’est précisément le contraire : à une première rédaction effectuée avant 70, les évangélistes ont ajouté après l’événement une annonce du sac du Temple, en la mettant dans la bouche de Jésus.

          Par ailleurs, inutile de rappeler à l’auteur que pour la Bible, le prophète n’est pas une Madame Soleil qui prédirait le futur, mais un Éveillé qui porte un regard d’ensemble sur notre destinée à la lumière du passé (qu’il connaît) et de la parole de Dieu (qu’il écoute).

 III. L’Histoire comme anxiolytique ?

           Il est donc clair que J.C. Petitfils est à ranger dans la 3° catégorie : celle des écrivains commerciaux. Qui se constituent un public en le rassurant par un mélange habile de vérités reçues et de contre-vérités.

          Contrairement bien sûr aux « élucubrations pseudo-historiques » des chercheurs, des spécialistes et de votre serviteur qui tentent, eux, de réveiller ce public en lui présentant un Jésus démaquillé, rajeuni par plus d’un siècle d’exégèse historico-critique extraordinairement exigeante.

           Nul doute que ce nouveau Jésus figurera en bonne place sur les tables de nos libraires. De même que le Valium, le Témesta et le Prozac sont toujours à portée de main sur les rayonnages de nos pharmacies.

                                    M.B., 6 oct 2011

Voyez dans ce blog une analyse plus complète de ce livre : cliquez

 (1) Jean-Christian Petitfils, Jésus, Fayard, 440 pages.

(2) Michel Benoît, Dieu malgré lui, Robert Laffont, 2001, p. 13.

(3) On me reprochera de parler de ce livre sans l’avoir lu en totalité : les 4 pages d’extraits publiés dans Valeurs Actuelles m’ont suffi.

(4) Dieu malgré lui, p. 43.

LA RECHERCHE SUR LE JÉSUS HISTORIQUE RÉCUPÉRÉE PAR UN CATHOLIQUE : le « Jésus » de J.C. Petitfils.

          La parution du Jésus de J.C. Petitfils a été largement médiatisée. Alors que je ne disposais encore que d’extraits significatifs, j’ai écrit ici un premier article sur ce livre (cliquez). L’ayant maintenant en mains, je vous en propose une analyse plus détaillée.

          Première évidence : la documentation de l’auteur est remarquablement étendue. Il a immensément lu, et rassemble en 630 pages des éléments éparpillés dans beaucoup de domaines.

          Mais son livre n’est pas (seulement) celui d’un historien de talent.

 I. Le rejet de la Quête du Jésus historique

           Après avoir résumé les trois étapes de cette Quête (cliquez), il énumère ses principaux critères d’analyse textuelle – pour conclure de façon lapidaire que « l’utilisation de ces postulats méthodologiques a ses limites… et présente l’inconvénient de jeter le doute sur tout ce qui n’entre pas dans un moule préétabli. » (p. 582).

          En quoi des outils de travail techniques sont-ils un « moule » ? Par cette condamnation du labeur d’un siècle et demi mené par des dizaines de chercheurs dans le monde entier, l’auteur ne dévoile-t-il un vrai « moule préétabli » – le sien ?

           Dans la foulée, il condamne aussi les enquêtes de Mordillat et Prieur (1), dont il affirme que « le but [de ces journalistes] est de dénoncer les inventions frauduleuses, les tromperies, la trahison de l’Église, bref de faire exploser l’imposture du christianisme » (p.21). C’est un procès d’intention, alors que Mordillat et Prieur n’ont donné la parole qu’à des exégètes de premier plan, catholiques, protestants et juifs, tous esprits libres et indépendants : défaut insupportable, peut-être, aux yeux de l’auteur.

           Lui-même n’est pas un exégète : quelles sont donc les autorités auxquelles il accorde sa préférence ?

          Tout du long, aux Pères de l’Église – dont il sait pourtant que ce sont eux qui ont contribué à construire le mythe chrétien, en inventant l’exégèse allégorico-mystique qui a été de règle en chrétienté jusqu’aux débuts de la Quête. Souvent, à des exégètes français conservateurs comme Léon-Dufour ou Feuillet. Parfois enfin, au pape Benoît XVI dont l’impartialité en la matière laisse à désirer.

          Et rarement aux chercheurs de la Quête.

          L’historien se serait-il mis au service de la réaction catholique ?

 II. Faire feu de tout bois

           Sa thèse pourrait être ainsi résumée : « Tout ce qui est écrit dans les évangiles, tout doit s’être passé comme c’est écrit ». Pour le prouver, il mélange les informations de façon stupéfiante. Pris dans une corrida, le lecteur tournoie devant un dédale de « preuves », agitées devant lui comme la cape du toréador. Entrons dans l’arène.

 – L’étoile des Rois Mages (pp. 461-463) : [pose des banderilles] Un jour l’astronome Kepler aurait observé « la conjonction très lumineuse de Jupiter et de Saturne… Le 9 octobre 1604, Mars se joignit à ces deux planètes. Par calcul, il établit que le même phénomène s’était produit en l’an 7 avant notre ère. C’est alors qu’il se rappela un texte du rabbin portugais Isaac Abravanel (1437-1508)… » [travail à la cape] A la suite de quoi Kepler « arriva à la conclusion que l’étoile de Bethléem avait été un phénomène naturel et non surnaturel et que Jésus était né… l’an 7 avant notre ère ». Notre historien ajoute qu’un juif de Bassora du IX° s., Masha’allah, traduit au XII° siècle par Jean de Séville, arrivait aux mêmes conclusions. [picador] « Au début du XIX° siècle, un savant Danois, Frederic Munter, en trouva confirmation dans un commentaire médiéval du Livre de Daniel. » Et « en 1902, un papyrus égyptien… conservé à Berlin » confirmait le toutim, quand en 1925 [muleta] « Tout changea lorsqu’un orientaliste germanique, Peter Schnabel, examinant les milliers de tablettes en terre cuite découvertes à Abbu-Habbah (l’ancien site sumérien et néo-babylonien de Sippur, à 32 km au sud de Bagdad » trouva une confirmation de l’apparition de l’étoile en l’an -7.

          Vous avez le vertige ? Pourtant, j’ai abrégé. Cette accumulation d’érudition a un but : vous étourdir comme le taureau pour vous mener à la conclusion conclusive [estocade] : « Comment ne pas songer aux textes de Matthieu et de Flavius Josèphe dans lesquels il est question d’un astre qui apparaît puis disparaît avant de réapparaître » au-dessus du Petit Jésus couché dans sa crèche ? Vous voyez bien que l’évangile dit vrai !

           « Inutile de dire, poursuit l’imperturbable Petitfils, que les calculs ont été refaits par les astrologues modernes » et qu’ils ont confirmé que « la conjonction d’étoiles fut presque parfaite à la fin de mai, au début d’octobre et de décembre » de l’an – 7, pour se reproduire l’année suivante. Vous arrivez au [coup de grâce] : « Cette donnée, parfaitement scientifique, vient conforter le récit évangélique. »

          Jésus est donc bien né en décembre, sous une étoile aussi brillante qu’éphémère, en l’an -7 ou -6. Comme c’est justement l’année de sa naissance finalement retenue par les experts, même ceux du Vatican, on est heu-reux, mais heu-reux !

 – Les phénomènes accompagnant la mort du Christ (pp. 401-407) : Cet exemple illustre bien la dialectique que l’auteur emploie constamment, de manière particulièrement efficace.

          Pour commencer, rappel des autorités : « Les Pères de l’Église […suit une longue liste de noms prestigieux…] n’ont pas douté de la réalité de ces phénomènes… [Ầ leur époque] on pouvait, paraît-il, voir [encore] les traces du tremblement de terre sur le lieu même de l’exécution de Jésus ».

          Immédiatement après, virage à gauche : « la plupart des exégètes contemporains sont formels : il s’agit d’un langage symbolique, tiré de l’Ancien Testament… Les évangélistes auraient utilisé le langage [de la Bible], chargé d’imagerie poétique et orientale, pour montrer [par ces phénomènes] que Jésus est bien le Messie… Bref, l’affaire serait close. Il n’y a pas eu de ténèbres le vendredi saint, ni de tremblement de terre. »

          L’affaire est-elle vraiment close ? Que non, virage à droite : les travaux des « exégètes contemporains » ont l’inconvénient de semer le doute sur la réalité historique des faits rapportés dans 3 des 4 évangiles (mais justement pas dans celui de Jean, pourtant, selon l’auteur, le plus fiable historiquement).

          Rond-point dialectique : « Entre partisans d’une lecture symbolique et d’un événement réel, le débat n’est pas clos.» Finie la belle unanimité des exégètes ! L’auteur nous entraîne alors sur la route sineuse de l’érudition historique. « Des auteurs païens de l’Antiquité parlent d’un étrange phénomène solaire survenu sinon sur toute la terre, du moins en Palestine… Thallus, contemporain de Jésus et riche affranchi de Tibère, cité au II° siècle par Jules l’Africain… Le grec Phlégon de Tralles (II° s.), à qui on doit une Histoire universelle en douze volumes… Tertullien (II°-III° s.)…, Eusèbe l’historien (III°- IV° siècle)…, Lucien d’Antioche (IV° s.) …, le grammairien Philopone d’Alexandrie (VI° s.)…, Le pseudo-Denys l’Aréopagite (V° s.)… » Tous ont mentionné une éclipse survenue en Palestine au bon moment, au point que « l’idée d’une mystérieuse occultation solaire le 14 Nisan de l’an 33 [date de la mort de Jésus] n’est pas à rejeter d’emblée comme une galéjade pour simple d’esprits ou fondamentalistes avides de merveilleux… Il y aurait eu, dans l’après-midi du vendredi saint… un enténébrement extraordinaire sur toute la Palestine… »

          Comment transformer « il y aurait eu » en « il y a eu » ?

          En faisant appel à « la danse apparente du soleil observée le 13 octobre 1917, à Fatima, par soixante-dix-mille personnes. » « L’historien, sur ce point, ne pouvant naturellement se prononcer », il passe immédiatement à l’hypothèse d’un « sirocco noir ou khamsin… Ầ la Pentecôte de 396, saint Jérôme fut témoin d’un obscurcissement du même genre. » Puis il tire de sa manche deux professeurs d’Oxford : « Après avoir minutieusement reconstitué par le calcul astronomique le calendrier juif du I° siècle… ils arrivèrent à la conclusion que, le 3 avril 33, une éclipse de lune s’était produite… qui atteignit son maximum à 17h 15… La lune se leva dans le ciel de Jérusalem à 18h 20 à un moment, on peut le supposer, où le ciel était clair. [L’éclipse] donnait à l’astre, comme il arrive fréquemment en pareil cas… une étrange couleur rousse (l’atmosphère absorbant les nuances de bleu). »

          Pourquoi ce luxe de détails ? Parce que « précédé peut-être d’un nuage de sable qui avait momentanément obscurci le soleil », l’événement vient confirmer l’annonce du prophète biblique Joël : « Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang. Un phénomène que n’ont pas ignoré certains apocryphes [chrétiens]. »

          Vous êtes arrivé : la science confirme ce que rapporte l’évangile selon s. Luc.

           Pris dans ce tourbillon d’érudition où se mélangent les Pères de l’Église, les apparitions de Fatima, les calculs astronomiques – où, selon le proverbe romain, tout est dans tout, et réciproquement -, le lecteur ne sait plus où il en est. Comme il affectionne les légendes de son enfance, il finit par oublier totalement le consensus initial des « exégètes contemporains » pour conclure, abasourdi par tant d’autorités déployées, que les évangiles sont bien à prendre au pied de la lettre – comme le veut l’auteur.

          Mais attention, ce n’est pas du fondamentalisme : c’est de l’Histoire.

           Ầ tout propos, ce procédé est répété dans le Jésus de J.C. Petitfils.

          La multiplication des pains (pp. 226-227) ? Sa réalité est confirmée par « d’autres multiplications [miraculeuses] de vivres » qui se sont produites en Italie au 17° s., puis en Poitou, chez le curé d’Ars et à Bourges au 19° s..

          La transfiguration (p. 250) ? Elle est à « rapprocher de phénomènes de bioluminescence observés chez certains mystiques. On cite les cas de sainte Thérèse d’Avila, de saint Benoît-Joseph Labre, de saint Michel Garicoitz, de saint Séraphim de Sarov. »

          La prescience de Jésus ? Elle est de même nature que celle des mystiques : « Les exemples abondent… Je n’en citerai qu’un seul… celui d’une religieuse augustinienne » qui aurait eu en 1929 la vision selon laquelle elle serait un jour décorée d’une médaille militaire – ce qui se produisit bien en 1949. Sa cause de béatification est d’ailleurs introduite à Rome (note 53, p. 604).

          Jésus marchant sur les eaux ? (p. 230) : « Faut-il rapprocher ce prodige des phénomènes de lévitation observés chez plusieurs saints et grands mystiques ? …  On songe aux lévitations extatiques de sainte Thérèse d’Avila, de saint Jean de la Croix, de saint Joseph de Copertino, de saint Alphonse de Liguori, de saint Joseph-Benoît Cottolengo, de saint Gérard Majella, etc. » (p.601, note 31).

           Etc., etc. Ce qui est particulièrement pernicieux, c’est qu’on prend toujours soin de dire que l’historien n’a pas à prendre en compte ce genre de preuve. Pourquoi alors les étale-t-il avec tant de complaisance dans ses démonstrations, sinon parce qu’elles confortent sa lecture des textes ? Et qu’elles encouragent le lecteur non-averti à adhérer à ses conclusions ?

          Il répond : « Pourquoi vouloir rejeter d’emblée ce que la raison n’explique pas ? Des phénomènes extraordinaires, supranaturels existent… pourquoi les balayer d’un revers de la main ? » (p. 20).

          Soit. Mais alors qu’on ne prétende pas, en bon historien, « utiliser et croiser les sources à [ma] disposition, de manière critique, bien entendu, en [me] gardant des assemblages artificiels » (p. 27). Ni avoir « une approche rationnelle » de son sujet (p. 21).

 III. La question des sources

           Depuis 17 siècles, la légende et la mythologie chrétienne coulent comme un fleuve majestueux, d’une grande beauté.

          Ce fleuve prend notamment sa source dans le quatrième évangile, dit selon s. Jean. C’est, affirme l’auteur, le plus fiable historiquement – ce qui est exact. Mais c’est aussi le plus philosophique et le plus splendidement théologique des quatre. Comment expliquer cette cohabitation intime dans le même texte entre détails historiques, philosophie et dogme ?

          Tout repose sur l’identité de son auteur.

          J.C. Petitfils convient que cet auteur, contrairement aux autres évangélistes, est un témoin oculaire qui « n’a rien à voir avec [l’apôtre] Jean, fils de Zébédée » (p.24) Il l’identifie « avec le disciple secret de Jérusalem, le « disciple que Jésus aimait », autrement dit Jean, l’auteur du quatrième évangile. » (p.98) : « l’évangile est l’œuvre d’une seule main » (p. 522), il y a un seul et unique auteur de l’ensemble du texte.

          Pour cela il s’appuie sur des écrits du II° au IV° siècle qui rapportent la légende d’un certain prêtre Jean, mort très âgé à Éphèse. Témoignages qu’il prend à la lettre, sans esprit critique : ce « Jean » était, dit-il, « prêtre, et à ce titre il a porté le pétalon… qui était l’insigne sacerdotal porté sur la poitrine par le grand prêtre au temps de l’Exode. »

          Donc, l’auteur du quatrième évangile était un membre de la haute aristocratie religieuse de Jérusalem : le disciple bien-aimé, qui s’appelait « Jean ».

          On apprend enfin qu’au Cénacle, « le maître de maison ou, en son absence son fils aîné, Jean, [a eu] à sa gauche celui qu’il voulait honorer, Jésus » (p. 298). De quel chapeau magique sort-on ce père de son aîné, « Jean » – qui avait donc des frères et sœurs ? On rêve…

           Soyons sérieux : l’exégèse du texte montre en effet qu’on y retrouve un témoignage oculaire précieux, dont tout semble indiquer qu’il remonte à un écrit du disciple bien-aimé, recueilli par la communauté qui s’était formée autour de lui (cliquez) . La mémoire de cet homme a été soigneusement gommée de tous les écrits du Nouveau Testament, sauf le sien : son nom est perdu à jamais. Une ou deux générations plus tard, son écrit a été enrobé dans un ensemble complexe de catéchèses chrétiennes primitives, le tout donnant l’évangile que nous connaissons (cliquez).

          L’hypothèse d’un seul et unique auteur du quatrième évangile n’est retenue par aucun exégète.

           J.C. Petitfils brode à perdre haleine sur la légende qu’il a choisie d’adopter pour vraie.

          Ainsi, l’apôtre André en personne aurait demandé à « Jean » d’écrire son évangile, et en aurait révisé ensuite le texte avec les autres disciples, lui apportant ainsi une garantie collective d’authenticité (pp. 25, 125).

         Si André a inspiré Jean, l’évangéliste Luc, lui, aurait« incorporé dans son texte une partie de l’enseignement oral du disciple bien-aimé. » (p. 544). « Son récit de la pêche miraculeuse, Luc l’a très vraisemblablement entendu de la bouche de Jean. » (p. 447). Luc est « le seul évangéliste à rapporter les origines familiales du Baptiste, qu’il tient de bonne source, peut-être de Jean l’évangéliste. » (n. 18 p. 587). « Luc, auditeur de Jean, a happé [ses paroles] au vol et [les] a reproduites. » (n. 4 p. 605).

          Vraisemblablement, peut-être… Devant ces affirmations totalement dénuées de fondement textuel, l’exégète reste muet, confondu, atterré.

           Un fleuve qui prend sa source dans de telles manipulations ne peut que charrier les mythologies qui plaisent aux foules.

          Mais il les trompe.

 IV. Historien, ou mystificateur ?

           Je me contenterai maintenant d’énumérer rapidement quelques-unes parmi les nombreuses mystifications réjouissantes de l’auteur.

 – Les Nazôréens ? On ne sait presque rien de cette secte juive à l’époque de Jésus, mais on sait qu’il en faisait partie. Pages 80-81, l’auteur retrace pourtant son histoire depuis le retour de l’exil à Babylone, sans donner aucune source de ce qu’il avance (il serait le premier à en savoir tant !) Pour affirmer enfin que « Jésus est à la fois un habitant de Nazareth et un Nazôréen. » (p. 81), et que sa famille constitue « le clan des Nazôréens » (p. 197).

          J’ai montré ailleurs (cliquez) pourquoi il importait aux fondateurs du christianisme que l’identité nazôréenne de Jésus (transformé en habitant de Nazareth) disparaisse de la mémoire chrétienne : mais passons, ceci n’est que de l’exégèse.

 – Pour expliquer la parole de Jésus à Pierre avant le lavement des pieds : « Celui qui s’est baigné n’a pas besoin de se laver », l’auteur invente une purification préalable des disciples « dans une petite grotte au flanc du mont des Oliviers, aménagée en mikvé. Il leur restait à se purifier les pieds, couverts de poussière » (p. 297), d’où le lavement des pieds du quatrième évangile. Cette grotte, il la décrit avec un luxe de détails (n. 33 p. 609).

 – Malchus, à qui Pierre tranche l’oreille, « serait le préfet des prêtres, soumis aux règles de pureté sacerdotale. Sa blessure le rendait invalide pour les fonctions du Temple, d’où le geste de Pierre » (p. 310). Astucieux Pierre !

 – « Afin de faire pénétrer le corps [de Jésus dans le tombeau], les porteurs exécutent un demi-tour. Celui qui tient la tête entre le premier à reculons, en se baissant fortement. Les pieds sont ainsi disposés vers l’ouverture » (p. 419).

 – La prière de Jésus à Gethsemani : Ce jardin « appartient vraisemblablement à Jean » (p. 289). « Comment les apôtres ont-ils pu raconter [la scène de la prière de Jésus à l’agonie], alors qu’ils étaient endormis ? » Qu’à cela ne tienne, « c’est après la scène des rameaux… que la scène a eu lieu, non après le dernier repas. » Pour justifier ce scoop exégétique vraiment inédit, l’auteur s’appuie sur l’autorité du pape Benoît XVI (p. 291).

          J’arrête là.

 V. Les reliques de la Passion au secours du dogme

           J.C. Petitfils accorde autant de crédit, sinon plus, aux reliques de la Passion qu’aux textes des évangiles. Il consacre des dizaines de pages à l’examen croisé du linceul de Turin, du suaire d’Oviedo et de la tunique d’Argenteuil.

          Je ne me prononcerai pas ici sur le dossier controversé du Suaire de Turin. N’étant qu’un exégète, je ferai deux brèves observations à l’auteur (observations complétées et précisées dans un article ultérieur, cliquez ) :

 1- Jésus a été mis au tombeau par des juifs, en suivant les coutumes juives. Or on trouve dans le quatrième évangile une description très précise de ces coutumes, la « résurrection » de Lazare. Mis à part quelques ajouts postérieurs des derniers rédacteurs de cet évangile, qui le corrigent deux générations plus tard, ce petit reportage est de la main de disciple bien-aimé, témoin oculaire de la scène.

          On y lit que Lazare sortit du tombeau « ayant été attaché aux pieds et aux mains par des bandelettes (keiriais), et son visage avait été enveloppé par un suaire (soudarion) » (Jn 11, 44). Lazare est un homme riche (comme Joseph d’Arimathie) : pour le déposer dans sa sépulture définitive, on a lié ses pieds et ses mains, recouvert son visage d’un suaire. Telle était la coutume juive, le cadavre était maintenu serré par des bandelettes : pas question d’un linceul, grande pièce de toile lâche enveloppant tout le corps.

 2- Le disciple bien-aimé décrit un peu plus loin le tombeau de Jésus, second témoignage oculaire : « Se penchant il vit posées là les bandelettes (othonia)… Pierre entre [après lui] dans le tombeau, et il contemple les bandelettes (othonia) posées là, et le suaire (soudarion) qui était sur sa tête, non pas avec les bandelettes (othonia) posé là, mais à l’écart, [ayant été] enroulé dans un lieu à part » (Jn 20, 5-7).

          Question : que signifie le grec othonion ? Tous les traducteurs, sans exception, traduisent par « bandelettes ». Ont-ils tort, faut-il traduire par « linceul », c’est-à-dire une pièce de drap et non des bandelettes ? Mais alors, pourquoi à trois reprises le disciple bien-aimé écrit-il othonia au pluriel, comme il avait écrit keiriais au pluriel ? Y avait-il plusieurs othonia, plusieurs linceuls superposés ?

          L’auteur a-t-il fait les deux enquêtes indispensables, linguistique (sens de othonion dans le grec de la koiné) et historique (examen détaillé des coutumes juives de mise au tombeau, en Judée, au début du I° siècle) ? (cette recherche, je l’ai esquissée dans l’article signalé plus haut, cliquez)

          Non. Il écrit que « l’ensevelissement… a été pratiqué à la manière juive », mais ne fournit aucune enquête sur cette manière juive. En revanche, il nous apprend qu’à la mort de Jésus, Joseph d’Arimathie « quittant le Golgotha, va en ville acheter un long drap de lin de 8 coudées judéo-assyriennes de long qui va servir au linceul… Au lieu de l’acheter en ville, où les magasins étaient sans doute fermés… Il se le serait procuré dans les magasins du Temple…Quand il revient, il est 17 heures environ » (p. 415). Ce qui laisse « une heure environ » pendant laquelle le cadavre serait resté sur le sol, au pied de la croix. Un linge (le suaire d’Oviedo) aurait été posé sur son visage, car « c’est la coutume de dissimuler aux passants les stigmates de la souffrance chez un mort. » (p. 413).

          La coutume : historien, où sont vos sources ?

           Je passe sur la façon dont le lecteur se fait ensuite balader dans une infinité de détails anatomopathologiques, textiles, botaniques, pharmacologiques, numismatiques : c’est toujours la technique de la corrida.

            Pour ajouter quand même une simple remarque de bon sens : le visage de Jésus a été recouvert d’un suaire, comme en témoigne le disciple bien-aimé. Il n’a donc pas pu être en contact direct avec l’hypothétique linceul, pour y laisser son empreinte photographique.

           Quant aux « inscriptions paléographiques en latin, en grec et en écriture hébraïque lues… autour du visage de l’homme [sur le] linceul », l’auteur pense sans rire que ce seraient « les marques de deux huissiers, l’un romain et l’autre juif, présents lors de l’ensevelissement : le premier aurait inscrit… la sentence de mort en lettres noires ou rouges, comme cela se faisait habituellement ; le second aurait garanti l’identité du défunt. » Enfin, Pilate aurait diligenté « l’intervention d’un fonctionnaire romain (l’exactor), attestant que la procédure s’était déroulée normalement » (p. 421).

          Deux notaires plus un huissier assistaient donc à l’enterrement de Jésus, avec leurs tampons encreurs, autre scoop. On pardonnera à M. Petitfils d’avoir oublié de mentionner le journaliste de l’AFP, habituellement présent lui aussi en pareille occasion.

           Deux derniers exemples récréatifs de son enquête :

 1- Selon Matthieu, un ange serait descendu du ciel pour ouvrir le tombeau de Jésus au matin de Pâque, et « son aspect était comme l’éclair » (Mt 28,3).

          L’événement est-il « authentique ou symbolique », se demande M. Petitfils ? Réponse : pour l’Église, la résurrection est « un phénomène objectif en soi, donc historique, même si elle échappe… à l’Histoire. » D’ailleurs, c’est l’enseignement du pape Benoît XVI sur lequel l’auteur, en bon historien rationnel, s’appuie pour boucler son enquête (p. 435).

            Des preuves ? Dans le linceul de Turin. Et de citer pêle-mêle (p. 436-438) les hypothèses de la vaporographie (confirmée sur une momie vieille de 2000 ans et le suaire de saint Charbel Makhlouf, mort en 1898), des radiations électromagnétiques, « un double bombardement de protons et de neutrons, provenant de la désintégration des noyaux de deutérium présents dans le corps », aucune de ces théories « ne rendant compte de la façon dont s’est formée l’image ».

          Quelques lignes plus loin pourtant, « d’autres données sont aussi certaines et tout aussi mystérieuses », ce qui permet à l’auteur de conclure que « le corps [de Jésus] semble s’être dématérialisé de l’intérieur, laissant le linceul s’affaisser sur le vide. »

 2- Les reliques de la vraie croix, dont Daniel-Rops disait que « si on les rassemblait toutes, il y aurait de quoi remplir un paquebot ». Eh bien, M. Petitfils, lui, nous apprend que « si l’on s’en remet aux analyses [des reliques] de la cathédrale de Pise, du Dôme de Florence, de Notre-Dame de Paris et de Sainte-Croix-de-Jérusalem, le bois utilisé [pour la Croix] aurait été du pin » (p. 369).

          On aimerait quand même savoir si ces reliques ont conservé jusqu’à aujourd’hui la légère odeur de térébenthine qui devait flotter sur les collines de Judée.

 VI. La schizophrénie catholique

           Je n’abuserai pas de la patience de mon lecteur : il comprend mieux maintenant ce qu’est la schizophrénie catholique.

           La schizophrénie consiste à vivre dans deux mondes différents. Comme certains intellectuels catholiques, J.C. Petitfils a un pied dans d’immenses connaissances, et l’autre dans le conformisme le plus étroit.

          Il tricote subtilement des informations historiques ou exégétiques exactes, avec des légendes savantes destinées à conforter la soif de merveilleux de croyants, déboussolés par l’effondrement de la mythologie chrétienne.

          Il sait tout de la Quête du Jésus historique, mais il choisit son bord : ne publier que ce qui est catholiquement correct. Il s’attire donc la bienveillance des médias, qui connaissent la frilosité du grand public.

          Et ce public, ébloui par tant d’érudition, par la virtuosité des passes du toréador, soulagé enfin d’être savamment conforté dans ses nostalgies d’enfance, le public se convainc qu’il est inutile d’aller chercher plus loin.

           « Le Jésus de l’Histoire, auquel ses disciples renvoient, reste une énigme, un mystère insondable » (p.478). Ce mystère, m’a-t-il dit lors de notre rencontre, l’historien le reconnaît. Mais il ne peut le pénétrer.

          Oui, la personne de Jésus, comme toute personne humaine, est un mystère insondable – et d’abord à elle-même.

          Mais l’historien ne reconnaît que les zones d’ombres de l’Histoire qu’il tente d’éclairer, avec la rigueur de sa discipline.

          Mais l’exégète ne reconnaît que des textes du passé qu’il tente de comprendre, avec les outils dont il dispose aujourd’hui.

           Mystérieux, Jésus ? Certes. Comme vous, comme moi. Mais plus encore que vous et moi, car il ne cesse d’interroger nos vies, et d’illuminer la mienne.

                                          M.B., 14 déc. 2011

 (1) Enquêtes diffusées en 3 séries sur Arte, disponibles sur DVD, et reprises en 3 livres, Jésus contre Jésus, Jésus après Jésus, Jésus sans Jésus.

JÉSUS A LA LUMIÉRE DE LA RECHERCHE CONTEMPORAINE (Jésus et le Bouddha)

Conférence donnée au Cercle Renan, St Germain-des-Près (Paris)

 I. La Quête du Jésus historique

           Pendant vingt siècles, la chrétienté n’a reconnu que « Le Christ » : la réalité historique du nazôréen s’effaçait derrière l’icône du Dieu fait homme, sur lequel s’est construite la culture occidentale. Une fois mis sur orbite divine à la fin du 1er siècle, Jésus avait perdu toute son identité et son enracinement juifs.

           C’est pourtant un Juif (Jacob Emden, † 1776) qui le premier affirma que « le nazôréen a apporté un double bienfait au monde : d’une part, il a renforcé majestueusement la Torah de Moïse… d’autre part, il a fait du bien aux païens en les éloignant de l’idolâtrie ». C’est un autre Juif, Moses Mendelssohn († 1786), qui affirma que Jésus n’avait jamais voulu créer une religion nouvelle. Au même moment, Hermann Reimarus publiait le premier ouvrage écrit par un chrétien, qui reconnaissait explicitement que Jésus était juif.

           Le ‘’fondateur’’ du christianisme, un Juif ? L’idée allait cheminer, lentement.

           En 1865, David Srauss publia un ouvrage au titre programmatique, Le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire, tandis que Renan faisait entrer la  »Quête du Jésus historique » (cliquez) dans l’arène publique par sa Vie de Jésus (1863). Excellent hébraïste, il connaissait mal la tradition rabbinique-talmudique mais avait tout compris : « Ses disciples, écrit-il, ont fait de Jésus ce qu’il y a de plus anti-juif : un homme-Dieu ».

           Au début du XX° siècle se développa une « Jewish reclamation of Jesus », une volonté juive de se réapproprier la personne de Jésus sans haine ni ressentiment. En 1933, Joseph Klausner écrivit en hébreu un Jésus de Nazareth qui s’efforçait de donner une image du Jésus historique qui ne soit « ni celle de la théologie juive, ni celle de la théologie chrétienne ».

          À partir des années 1960-70, les choses s’emballèrent. Robert Aron intéressa le grand public français par ses Années obscures de Jésus (1960) et Ainsi priait Jésus (1968), l’israélien Schalom Ben Chorin publia Bruder Jesus (1967). Mais les réticences catholiques restaient vives : quand en 1975 j’ai proposé à Rome mon sujet de thèse en doctorat, « La liturgie juive et la judaïté de Jésus », le Vatican a rejeté ce projet. Pourtant peu après, le catholique Laurenz Volken écrivait un Jesus der Jude (1985).

          Dans les années 1990, avant de mourir le dominicain français Marie-Émile Boismard publia quelques ouvrages savants sur les évangiles, au contenu déstabilisant pour le dogme catholique. En Allemagne, le sociologue Gerd Theissen donna un délicieux roman, L’ombre du Galiléen (1988), l’une des rares œuvres de fiction qui tenait compte (avec les miennes) de la recherche historique sur Jésus. Et Eugen Drewermann publia plusieurs ouvrages marquants, dont Psychanalyse et exégèse (2000).

           Dans le domaine purement exégétique, c’est aux USA que les choses avancent depuis 1990. Malgré le Jesus Seminar qui fourvoyait son monde sur une fausse piste, des exégètes de haut niveau comme James Charlesworth, John-Dominic Crossan ou Raymond E. Brown placèrent la recherche sur les bons rails. Ils permirent à John P. Meier d’entreprendre son monumental A marginal Jew, Jesus, véritable encyclopédie de la Quête du Jésus historique dont 4 tomes sont traduits en français (1).

          On s’aperçoit que ces exégètes savent tout ou presque du Jésus historique, mais ils ne peuvent pas tout dire, parce qu’ils font tous partie d’une Église chrétienne. N’ayant pas les mêmes contraintes, je me suis aventuré là où ils ne peuvent aller. En 2001, j’ai publié Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus : bien que ne bénéficiant pas encore des travaux de Meier, cet ouvrage reste valable pour l’essentiel. Je l’ai mis à jour par Jésus et ses héritiers et il a donné naissance à deux romans, Le secret du treizième apôtre et Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers) qui est comme une synthèse de tous ces travaux et met en lumière l’originalité de l’enseignement de Jésus. Bientôt va paraître L’évangile du treizième apôtre, aux sources de l’évangile selon s. Jean . Dans tous ces livres, je cherche à retrouver la réalité historique de l’homme Jésus.

 II. La boîte à outils : le critère politique

           Les exégètes de la Quête du Jésus historique utilisent des critères scientifiques, sorte de « boite à outils » qui a totalement renouvelé notre compréhension des évangiles et de la façon dont ils se sont formés.

          L’un de ces outils est le « critère d’attestation multiple », qui analyse les points communs et les divergences des synoptiques. Il permet de remonter très haut, jusqu’à la transmission orale qui a donné naissance à des livrets qui devaient ressembler à l’Évangile selon Thomas ou à la Source Q, récemment publiés. On peut alors tenter d’identifier l’empreinte de celui – ou de ceux – qui, à partir des traditions communes aux évangélistes, ont par la suite élaboré les textes tels qu’ils nous sont parvenus.

           Autre critère très efficace, le « critère d’embarras » : il permet d’authentifier des traditions qui auraient trop embarrassé les Églises en formation, pour qu’elles aient pu songer à les inventer. Par exemple, le baptême de Jésus par Jean-Baptiste : quand on commença à diviniser Jésus, il était incongru de faire savoir qu’il s’était soumis, comme n’importe quel Juif, au baptême administré par l’ermite du Jourdain. L’attestation de ce baptême par les trois synoptiques en fait pourtant un événement historiquement indiscutable. On ne s’étonnera pas de voir qu’il a été supprimé du IV° évangile, dit selon s. Jean, dans sa version finale qui date d’environ l’an 90 : les ‘’correcteurs’’ commençaient leur travail de relecture des faits, Jésus était déjà divinisé, il ne pouvait pas en être passé par Jean-Baptiste et son rituel typiquement juif.

           Ce critère est complété par le « critère de discontinuité », qui permet d’identifier des éléments étrangers aux milieux juifs ou grecs dans lesquels les évangiles ont pris naissance. Par exemple, l’attitude critique de Jésus concernant certaines prescriptions de la Torah, le sabbat, les serments ou le divorce.

           En appliquant ces critères, on parvient à distinguer ce que Jésus a dit de ce qu’on lui a fait dire, ce qu’il a fait de ce qu’on lui a fait faire (cliquez). Mais alors, se pose une question toute simple à laquelle les exégètes chrétiens ne peuvent pas répondre sans cesser immédiatement d’appartenir à leur Église : pourquoi les premières générations chrétiennes ont-elles ainsi modifié, altéré, corrigé les paroles, les gestes et la personne même de Jésus ?

          C’est qu’elles obéissaient à un objectif politique : créer dans l’Empire une nouvelle religion, afin de prendre le pouvoir (ce qui a parfaitement réussi). L’idée que les Douze étaient animés d’une ambition politique – prendre la première place – parcourt tous les évangiles. Si l’on intègre ce critère politique dans la lecture et la compréhension du Nouveau Testament, on n’est évidemment pas très populaire chez le

III. L’identité de Jésus

           La lecture historico-critique des textes permet d’aborder sous un jour nouveau la question qui a agité l’Occident pendant 7 siècles : qui était Jésus ?

           1) Jésus est-il le Messie ?

            Le christianisme a emprunté au judaïsme sa caractéristique principale : c’est une religion messianique. Un nouveau monde est attendu, qui remplacera celui-ci au prix d’une apocalypse, un déluge de feu et de sang. La venue du Messie précèdera ou accompagnera cette apocalypse. Il prendra la tête des Fils de Lumière pour mener une guerre d’extermination au cours de laquelle les fils des ténèbres seront tous massacrés. Vous reconnaissez dans ces termes l’idéologie essénienne, qui a joué un grand rôle dans la construction du premier christianisme (2) – bien que Jésus, lui-même, n’ait jamais été essénien.

           On sait que cette première génération chrétienne a vu en Jésus le Messie attendu. Mais lui-même, qu’en a-t-il dit ? La réponse se trouve dans un texte remanié par Matthieu et Luc, mais dont Marc donne l’énoncé original. Jésus était parfaitement au courant de l’obsession messianique juive de son entourage : « Qui dites-vous que je suis ? » demande-t-il à ses suiveurs. « Pierre lui dit : toi, tu es le Messie ! » Et il les menaça (épitimesen) afin qu’ils ne disent à personne [une chose semblable] à propos de lui » (Mc 8,30).

          Épitimesen est un verbe fort : ici, comme dans quelques autres passages non retouchés des évangiles, Jésus refuse nettement, catégoriquement, d’être pris pour le Messie attendu par ses compatriotes.

           2) Jésus est-il de nature divine ?

            La divinisation d’un homme était inimaginable en contexte juif : c’est la 2e génération chrétienne qui a progressivement transformé le fils de Joseph en Dieu, né de Dieu. Mais la Palestine au temps de Jésus était en contact avec les religions gréco-romaines et orientales qui divinisaient toutes des héros mythiques. Une rencontre que fait Jésus n’a donc rien d’étonnant, là aussi il faut la lire chez Marc car Matthieu et Luc modifient subtilement le texte.

Quelqu’un s’agenouille devant lui et lui demande : « Maître, toi qui es Le Bon, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? »

          Sachez que c’était l’habitude, quand on rencontrait un ‘’maître’’ en Israël, de lui poser cette question – plus tard, elle sera reprise par les Pères du Désert. Mais notez la façon dont l’homme appelle Jésus : Didascale àgathé, c’est une apposition qu’il faut traduire comme je l’ai fait « toi qui es Le Bon », et non pas « bon maître ». Et j’ai mis des majuscules, car ‘’Le Bon’’ était l’une des façons dont le judaïsme nommait Celui dont le nom ne peut pas être prononcé – on disait aussi ‘’la Puissance’’, ‘’la Gloire’’, etc.

           Autrement dit, l’homme donne spontanément à Jésus un nom divin, ‘’Le Bon’’. Et lui, avant de répondre posément à sa question, réagit vivement : « Pourquoi m’appelles-tu ‘’Le Bon’’ ? Nul n’est ‘’Le Bon’’ si ce n’est l’Unique, Dieu » (Mc 10,17).

          Dans ce passage comme dans d’autres, Jésus refuse nettement, catégoriquement, d’être pris pour un Dieu.

 IV. Le Dieu de Jésus

           Si Jésus n’est qu’un homme parmi les hommes, qui donc est Dieu pour lui ?

          La réponse est nette : le Dieu du Juif Jésus est le Dieu de tous les Juifs, le Dieu de Moïse et d’Abraham.

          Les discours sur Dieu attribués à Jésus, surtout dans l’évangile dit selon s. Jean, sont en fait des catéchèses chrétiennes de la fin du I° ou du début du II° siècle. Il est frappant de remarquer que Jésus lui-même n’a jamais parlé directement de Dieu – et pourquoi l’aurait-il fait, Juif s’adressant à des Juifs croyants ? Jésus n’est pas un théologien, il n’a donné aucune définition de Dieu, il ne l’a jamais décrit dans ses attributs divins.

          Quand il en parle, c’est indirectement, dans des paraboles où il ne décrit pas Dieu, mais où il propose une nouvelle relation avec Lui.

          Son Dieu n’est pas le Dieu lointain, juge terrifiant et impitoyable de la Torah, mais un Dieu proche avec lequel il entretient la relation confiante et abandonnée d’un petit enfant envers son père ou sa mère.

           C’est la parabole du fils prodigue de Luc 15. Après avoir quitté la maison paternelle et avoir dépensé tout son avoir dans la débauche, le fils fait retour sur lui-même et décide de rentrer chez son père. Chemin faisant, il prépare un petit discours : « Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Mais traite-moi comme l’un de tes serviteurs… »

          Pendant tout ce temps, jour après jour, le père rongé d’anxiété l’a attendu devant la porte de la propriété, guettant sa silhouette. Quand il le voit au loin, il le reconnaît immédiatement, court vers lui, ferme la bouche à son petit discours de repentance, l’embrasse tendrement et ordonne qu’on prépare pour lui, sans attendre, un festin de bienvenue.

          Car le ‘’Royaume’’, le paradis selon Jésus, c’est un repas de fête où chacun se retrouve dans la convivialité auprès de l’hôte, le Père aimant (3).

          Et pour bien marquer la nouveauté de cet enseignement, quand Jésus donne à ses disciples une formule de prière, il leur dit d’appeler Dieu Abba, mot qu’il faut traduire par quelque chose comme ‘’petit papa’’, ‘’daddy’’. Nous avons ici une nouveauté absolue dans l’histoire des religions. Jusque là, le dieu rendait possible la séparation de l’univers entre sacré et profane. Je vous renvoie à l’œuvre de René Girard : le dieu appartenant à la sphère du sacré (qu’il crée, en quelque sorte), une forme de violence était rendue nécessaire pour réconcilier l’univers avec lui-même. On sacrifiait une victime au dieu, victime qui assumait la culpabilité de l’humanité mais se voyait divinisée puisque par sa mort elle rétablissait le lien entre le dieu et les hommes, entre le sacré et le profane.

          Un dieu proche, un Abba qui refuse la victimisation de son fils mais lui offre la rédemption (le retour à la maison) par sa tendresse, cela n’existait nulle part. En tout cas, pas dans le judaïsme qui ne s’adresse jamais à Dieu par ce petit nom, jugé familier et indigne du Dieu de Moïse.

          En un seul mot, Abba, Jésus résume tout son enseignement sur Dieu. Il introduit une révolution qui n’a été, hélas, ni comprise ni suivie d’effets.

 V. L’approche hindo-bouddhiste

           Pour aller plus loin, je vous propose de comparer, non pas le christianisme et le bouddhisme, confrontation de deux systèmes idéologiques qui mène à une impasse. Mais l’expérience vécue par deux hommes, Jésus à la lumière de la recherche historico-critique et le Bouddha Siddhârta tel qu’on le devine à travers les dialogues du Tipitaka, qui sont proches de l’enseignement du maître lui-même (4) . On se trouve alors en présence de deux conceptions de l’Homme et du monde, deux anthropologies fort différentes.

           1- L’anthropologie judéo-chrétienne

           Elle est linéaire. Avant la naissance, il n’y a rien, nous n’existons pas. Après la naissance, on va vers la mort qui met un terme définitif à la vie. Dans l’attente de la résurrection on végète dans le Shéol, qui n’est pas un lieu de punition mais d’attente de la fin du monde. Alors, viendra la résurrection générale : ce ne sera pas un retour à l’état qui était le nôtre avant la mort, mais une seconde création, celle d’un monde parfait, enfin délivré de la domination du Mal.

           2- L’anthropologie orientale

           Elle est cyclique : « Rien ne disparaît, tout se transforme ». Avant cette naissance-ci, nous en avons connu beaucoup d’autres. Si, au moment de la mort, nous n’avons pas apuré notre karma, nous devrons renaître dans une nouvelle vie pour accumuler des actions positives et effacer ainsi les traces des actions négatives du passé.

          Celui qui est parvenu à l’extinction des passions parvient à l’Éveil, le non-retour, le Nirvâna : « Tout est accompli ».

          Pour parvenir à l’Éveil, Siddhârta se base sur une connaissance approfondie de l’esprit humain et de son fonctionnement, notamment du rôle de la mémoire.

          La mémoire est le principal obstacle à l’unification de l’esprit. Par le rappel des émotions et des idées du passé, elle nous fournit les pensées qui nous encombrent et nous ramènent à la tyrannie des passions. Elle ne lâchera prise qu’au moment où l’Eveil est atteint.

          Lutter contre la mémoire est un objectif que la tradition chrétienne avait déjà identifié. Elle proposait deux types de méthodes :

 1- Tromper la mémoire : Répétition du kyrie eleison (Pèlerin russe), des psaumes (moines), du chapelet…

2- Reformater la mémoire : remplacer le matériau des expériences du passé

* par un matériau tiré des Évangiles (Exercices de St Ignace)

* par la visualisation : icônes de l’Orient.

           Dans chacune de ces traditions, la mémoire est détournée ou éduquée, mais elle subsiste. Notez que le bouddhisme tibétain connaît lui aussi la répétition (les mantras) et la visualisation (les thankas).

          Tandis que Siddhârta ne veut ni ‘’tromper’’ ni ‘’reformater’’ la mémoire, il veut la détruire. Cela se fait par étapes progressives :

 – observer la respiration.

– Distance prise par rapport au corps, aux sensations, à l’esprit, aux formations mentales (pensées).

– Disparition de tout lien entre le méditant et ces manifestations corporelles et mentales.

– Détaché du désir sensuel et des objets mentaux, le méditant continue à penser : dans l’étape finale, l’esprit s’unifie, il n’y a plus en lui ni pensée ni mémoire, le plaisir comme la souffrance disparaissent : c’est l’Éveil ou Nirvâna.

 VI. Siddhârta et Jésus : brève évaluation

           Ầ l’usage, cette méthode de contrôle mental s’avère très efficace. Peut-on la confronter à l’enseignement de Jésus ? (5)

          Je vois trois limites à l’enseignement de Siddhârta :

 1- Selon lui, l’extinction procurerait automatiquement la fin de la souffrance, et l’accès au Nirvâna. Or dans le domaine de l’esprit, il n’y a pas d’automatismes : nous sommes sur le terrain de la liberté la plus absolue.

          De son côté Jésus introduit, non pas la notion de ‘’grâce divine’’ telle que le catholicisme l’a élaborée, mais la nécessité d’une rencontre interpersonnelle avec lui, rencontre qui déclenche la démarche de retour vers le ‘’Père’’. En fait, une double démarche – rencontrer Jésus, puis se mettre en route – qui préserve totalement la liberté humaine de choix et de décision.

 2- Une fois franchie l’étape du Nirvâna, le ciel de Siddhârta est vide.

          Son bonheur total et absolu est une réalité négative : c’est l’absence de souffrance. Mais le vrai bonheur ne connaît ni accomplissement final, ni limite (ce qui serait une nouvelle souffrance). Il manque au ciel du Bouddha une Présence, qui entraînerait celui qui a cessé de souffrir vers des « commencements sans fin », un accomplissement sans limites.

          Cette Présence, avec qui (et de qui) être heureux, les mystiques l’ont appelée Dieu. Je comprends que Siddhârta récuse ce nom, et je comprends pourquoi. Mais il n’en reste pas moins que son bel édifice est un palais vide de présence.

          Tandis que pour Jésus, le ‘’ciel’’ est une convivialité heureuse des invités au repas, entre eux comme avec le maître de maison (Abba).

 3- La méthode de Siddhârta est extrêmement laborieuse, elle suppose une longue succession de renaissances (et de souffrances). C’est un escalier, à gravir péniblement, laborieusement, marche après marche.

          Sans faire l’économie de la purification morale ni de l’effort méditatif, Jésus remplace l’escalier par un raccourci qui tient en un seul mot : Abba.

          Dès l’instant où il a fait retour sur lui-même et décide de revenir chez son Abba, le fils prodigue constate qu’il est attendu. De son côté, dès qu’il l’aperçoit et voit qu’il a entrepris cette démarche, le père l’accueille sans plus attendre : la tendresse de Dieu réalise immédiatement la réintégration de l’égaré dans la chaleur du domicile familial. Elle lui permet de franchir en très peu de temps toutes les étapes de l’Éveil, dès l’instant où il a pris la décision de revenir vers son père aimant.

          Même enseignement dans l’anecdote du ‘’bon larron’’ : elle n’est peut-être pas historique, mais sè non è vero, è ben trovato . Cloué sur sa croix, quelques minutes avant de mourir un brigand accomplit d’un seul coup tout le chemin vers l’Éveil : « Ce soir, tu seras avec moi », lui dit Jésus.

           On trouve dans le Tipitaka une anecdote similaire. Un village était terrorisé par un bandit, Angulimalla, qui avait commis plusieurs meurtres. Un jour, Siddhârta vient à traverser le village et s’étonne de le trouver portes closes, volets tirés. Ses disciples l’informent : « C’est à cause d’Angulimalla, tous les habitants se terrent chez eux ! » Ầ cet instant, Angulimalla lui-même déboule devant le Bouddha : « Maître, lui dit-il, j’ai entendu ton enseignement sur l’Éveil : je veux abandonner ma vie de banditisme et te suivre ».

          « Mais Maître, s’inquiètent les disciples, il ne peut pas devenir l’un des nôtres ! C’est un meurtrier ! » – « Laissez-le », dit le Bouddha – et il accueille avec bonté Angulimalla dans sa communauté, la Sangha.

          Six mois plus tard, Angulimalla mourut de maladie. « En vérité, dit le Bouddha à la Sangha, je sais qu’Angulimalla ne renaîtra pas : en peu de temps, il a franchi toutes les étapes de l’Éveil ».

           La sagesse consisterait sans doute à prendre le meilleur de l’enseignement de ces deux immenses maîtres. Mais j’avoue qu’étant d’un naturel paresseux, et traînant derrière moi quelques casseroles de mon passé karmique, je suis infiniment séduit par l’enseignement de Jésus.

                                   M.B. (17 janvier 2013)

(1) Un certain Juif, Jésus – Les données de l’Histoire, Cerf, 2004-2009.

(2) Comme dans le Coran : voir mon essai Naissance du Coran, aux origines de la violence, à paraître.

(3) Tout cela est développé dans Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers)

(4) Je me base surtout sur le Dîgha Nikâya, grâce à l’excellente traduction de Maurice Walshe, Thus I have heard, Wisdom Publications, London 1987. Voir aussi Môhan Wijayaratna, plusieurs publications au Cerf & chez LIS, et Walpola Rahula, L’enseignement du Bouddha, Seuil-Sagesses, Sa 13.

(5) Voir la deuxième partie de Dieu malgré lui, intitulée  »Un Bouddha juif »

CHRISTIANISME : LES CHOSES BOUGENT-ELLES ?

          En 1967 prenait fin à Rome un Concile oecuménique. Pour la première fois dans l’histoire de l’Occident, un concile véritablement oecuménique, rassemblant non seulement tous les évêques catholiques d’Occident et d’Orient, mais aussi des représentants des Églises Orthodoxes et Protestantes séparées de Rome, et des laïcs.

          Un an plus tard, la « Révolution de Mai 68 » partait de France et secouait progressivement la planète : la jeunesse affirmait qu’on pouvait changer le monde tel qu’il va, et les moins jeunes se mirent à y croire sincèrement. Mouvement civique des noirs américains, paix, droits de la femme, relations Nord-Sud, éducation…  et religions : un nouvel ordre mondial était possible, le moment était venu de le faire advenir. Tous s’engouffrèrent dans cette brèche, avec enthousiasme : on allait voir ce qu’on allait voir.

          Dans l’Église catholique, on parla de liturgie en langues vivantes, de collégialité épiscopale, de retour aux sources, de nouvelle évangélisation, de nouvelle spiritualité. Le mouvement charismatique devint l’aile marchante du renouveau des Églises.

          Quarante ans après, des sociologues dissèquent et étudient ce phénomène et ses suites. Sans prétendre ajouter quoi que ce soit à leurs savantes études, voici une simple réflexion, qui est aussi le témoignage d’un acteur des événements de l’époque.

I. Christianisme : les choses peuvent-elles bouger ?

          Au point de départ du christianisme, il y a le coup de génie de quelques hommes (Paul de Tarse, les derniers rédacteurs des évangiles et surtout du IV°) : utiliser la mémoire d’un rabbi juif itinérant, thaumaturge et prophète, pour créer une nouvelle religion. Qui va utiliser – tout en prétendant s’en démarquer – le meilleur du judaïsme et des religions orientales de l’Empire romain. Un dieu unique (judaïsme) et l’espérance d’une religion (religions orientales) fondée sur la résurrection, affirmée contre toute vraisemblance, du rabbi Jésus devenu Dieu.

          Tout repose donc sur la résurrection de Jésus, preuve de sa divinité.

          Comme cet événement ne pouvait être ni prouvé, ni admis par les juifs chez qui il prit naissance, il va être établi, puis confirmé, par un ensemble de spéculations qui s’imposeront aux croyants comme « la preuve des réalités qu’on ne voit pas » (Hb 11,1) : des dogmes.

          Ces dogmes vont progressivement s’emboîter l’un dans l’autre, chacun découlant nécessairement du précédent et annonçant le suivant. Chacun étant la conséquence inévitable du précédent, et appelant le suivant par la force contraignante de la logique interne d’un système clos.

          Dix-neuf siècles après, la proclamation de la résurrection de Jésus apparaît comme un coup de force, niant toute évidence historique, ne pouvant se réclamer ni de l’enseignement ni de ce qu’on sait de la vie de Jésus : c’était un mensonge d’État, indispensable à la réalisation d’une ambition – prendre le pouvoir religieux.

          Construit sur ce mensonge nécessaire, l’édifice des dogmes, tel qu’il apparaît aujourd’hui, est un immense château de cartes : tout s’emboîte, retirer une seule carte c’est faire s’écrouler l’édifice entier par l’effet dominos.

          L’Église le sait : toucher à l’un quelconque des dogmes ou de leurs conséquences, c’est provoquer la fin du christianisme comme système idéologique cohérent. Son réflexe de préservation s’étend même à des aspects de sa vie qui ne reposent sur aucun dogme, comme le mariage des prêtres ou l’ordination sacerdotale des femmes.

          Rien ne peut donc bouger dans l’Église, et rien ne bougera jamais. Même des détails qui semblent secondaires, comme l’emploi des langues vivantes dans la liturgie, ne peuvent prendre durablement racine : ils apparaissent comme des fissures dans l’édifice, et une fissure, on ne sait jamais jusqu’où cela peut aller. Le retour à la messe en latin, pitoyable victoire d’arrière garde, est dans la logique de l’instinct de conservation.

II. Une espérance, les « chrétiens critiques » ?

          Après l’enlisement du mouvement charismatique, on a vu naître des groupes de « chrétiens critiques » qui se situent délibérément sur le Parvis de l’Église, c’est-à-dire un pied dedans, et un pied dehors.

          Contrairement aux charismatiques, ces groupes ne donnent pas la primauté à l’affectif mais à la réflexion. Pendant 28 ans, toute l’action de Jean-Paul II et de son bras droit (le cardinal Ratzinger) a consisté à décapiter les têtes pensantes de cette réflexion, théologiens d’Europe ou des Amériques, clercs ou laïcs. Les quelques groupes de chétiens ouvertement critiques, qui ne veulent pas quitter l’Église mais lui apporter une « critique constructive », voient leur réflexions (et leurs propositions) se limiter à ces aspects marginaux, qui frappent l’imagination mais laissent soigneusement de côté les fondements dogmatiques : mariage des prêtres, ordinations des femmes, statut des homosexuels, justice sociale… Marginaux, ces terrains de lutte ne le sont assurément pas puisqu’ils touchent à la vie réelle des gens réels. Mais ils ressemblent un peu à un vol de mouches au-dessus du miel de la réflexion fondamentale.

          Cette réflexion fondamentale progresse pourtant. Des spécialistes non-théologiens (historiens, exégètes), juifs, protestants, catholiques, travaillent avec acharnement, et leurs résultats vont tous dans le même sens : la redécouverte du Jésus de l’Histoire derrière le Christ de la foi (et de l’Église). Leurs travaux sont publiés à un rythme soutenu, accessibles à tous. Mais d’abord, ils sont d’un niveau technique élevé, comme il se doit : il faut, pour en prendre connaissance, fournir un effort dont tous n’ont pas la possibilité ou le temps.. Ensuite, les Églises font tout pour les marginaliser (1) : le « chrétien moyen » n’en entendra jamais parler dans sa paroisse, et encore moins les enfants dans les catéchismes.

          Pourtant, la personne de Jésus continue d’attirer ou de fasciner, bien au-delà des Églises institutionnelles ou des cercles de croyants. Fin 2006, une enquête La vie-CSA montrait que pour 95 % des français – et pas seulement des catholiques ! – la personne et la figure de Jésus restent une référence fondatrice de notre identité culturelle et de notre civilisation. Alors que pour 51 % des catholiques (et une large majorité des français) ce même Jésus n’est plus perçu comme un dieu ressuscité.

L’Église a donc perdu son monopole sur Jésus : il demeure une référence incontournable, mais on ne sait plus qui il est.

          L’illustre inconnu, l’inconnu indispensable.

III. Ce qui est en train de « bouger » 

          Il n’y a pas que le Da Vinci Code : des dizaines, des centaines de livres paraissent depuis 10 ou 15 ans, destinés au grand public, autour de la personne de Jésus. Et des films à succès, des télé-films, des télé-documentaires, des séries télévisées… Vous avez forcément vu l’une ou l’autre, lu l’un ou l’autre.

          Un raz de marée médiatique, un véritable « phénomène Jésus ».

          Qui confirme ce que nous disions plus haut : d’abord, la personne de Jésus – le Jésus réel, le Jésus de l’histoire – fascine les foules. Ce phénomène est absolument nouveau dans l’histoire de l’Occident. Pendant 18 siècles, tout l’effort des théologiens et des Églises pour lesquelles ils travaillaient a été d’imposer la figure mythique du Christ-Dieu. Initiée timidement par Reimarus au XVII° siècle, la quête du Jésus de l’Histoire – Jésus tel qu’en lui-même – est un phénomène totalement nouveau, par l’ampleur qu’il a pris.

          Ensuite (et c’est un corrollaire), ce phénomène met en lumière l’échec et la fin des vénérables Églises traditionnelles. Il montre bien que ce qu’il nous faut, ce n’est pas une avancée sur le mariage des prêtres, ou tel autre point mineur : c’est une refondation du christianisme, dont l’énormité de ce phénomène récent, mais planétaire, montre à la fois l’urgence, et la possibilité.

          Hélas, la grande majorité de ces romans, de ces films ou télé-films autour de Jésus n’ont rien à voir avec les travaux des véritables spécialistes. Ils exploitent des fantasmes commerciaux (Marie-Madeleine concubine de Jésus, Jésus terroriste ou doux rêveur…) qui sont extrêmement rentables. Mais fourvoient le grand public (qui gobe l’appât avec gourmandise) sur de fausses pistes, ou dans des impasses. L’argent n’a pas d’odeur, et le parfum de la vérité est fragile.

          Il n’empêche : des foules considérables (le « peuple ») s’habituent, à travers des romans de caniveau ou des films racoleurs, ils s’habituent à entendre parler de Jésus autrement. Si les réponses (quand il y en a !) sont misérables, les questions posées sont justes, et elles tournent autour d’une seule : mais enfin, qui était Jésus ? Posant les vraies questions sans pudeur, ou même avec impudeur, ces « coups » médiatiques auraient été impensables il y a 40 ans. Leur succès est une brèche dans l’édifice immuable des dogmes fondateurs de l’Occident.

          Cette brèche, il faut s’y glisser. J’ai tenté de le faire avec un roman d’action, Le secret du 13° apôtre : on y trouve toutes les ficelles du Thriller, et j’en demande pardon. Mais la base historique est vraie, fondée sur les travaux des exégètes. Ce roman est traduit en 16 langues pour 17 pays : ceux qui le liront ne seront pas emmenés dans le fossé. Le divertissement, j’ai tenté de le mettre au service de la vérité, ou du moins de sa recherche honnête.

          C’est donc en-dehors des Églises, en-dehors même des groupes de « chrétiens critiques », que les choses bougent. Et peuvent bouger dans le bon sens, s’ils sont plus nombreux ceux qui utilisent l’appétit du public sans jamais cesser d’aimer et de respecter la personne et la personnalité de Jésus, l’inconnu des temps modernes.

                                                M.B., juillet 2007

(1) John P. Meier, l’un des plus remarquable de ces exégètes vivants, a dû faire une conférence dans une université américaine pour se justifier des attaques de l’Église catholique contre sa méthode de travail et ses résultats.