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FEMMES, JE VOUS HAIS ! (le Coran et ces dames)

          Il y a sur cette terre, environ 1 milliard de musulmans – soit logiquement la moitié de femmes. Que dit le Coran de nos adorables moitiés ?

 Aux origines : le messianisme judéo-essénien

           Pour son époque l’Ancien Testament n’est pas particulièrement misogyne, il donne même parfois aux femmes une place qu’elles n’avaient pas chez les peuples voisins.

           Mais à partir de l’exil (- 586), on voit apparaître en Israël un messianisme de plus en plus exacerbé, combiné à partir du II° siècle avant J.C. avec un gnosticisme de plus en plus affirmé.

           Messianisme : c’est l’attente d’un Messie charismatique et belliqueux, qui prendra la tête d’une guerre d’extermination contre tous les ennemis d’Israël.

          Gnosticisme : c’est un courant philosophique qui sépare l’univers en deux sphères, celle du bien (les Fils de Lumière) et celle du mal (les Fils des Ténèbres).

           Les manuscrits trouvés sur les rives de la Mer Morte datent du tournant du 1° millénaire. On y lit des perles, comme : « La perversion du cœur des femmes éloigne les humbles de Dieu, égare les humains dans un fossé et les séduit par leurs flatteries. (1) Au roi elles enlèvent sa gloire, au brave sa force, au pauvre le soutien dans sa pauvreté. » (2)

          Ầ cette époque, était donc répandue en Israël une idéologie selon laquelle la femme, par nature, détourne l’homme de sa mission.

          Pourquoi ? Parce qu’ici-bas les Fils de Lumière (nous) sont engagés dans une guerre sans merci, totale, contre les Fils des Ténèbres (eux). Dans ce climat totalitaire, la séduction féminine empêche le fanatique d’être entièrement investi dans la seule chose qui compte, son combat pour le triomphe de la cause du Bien (nous).

          Séductrice, la femme représente pour l’homme (et donc pour la communauté des combattants) un danger mortel.

          Séduction (tentation), en arabe, se dit fîtna.

           On retrouve cette misogynie dans le Talmud, écrit juif rabbinique écrit cinq siècles plus tard. « Le Talmud est résolument misogyne… La femme n’est pas digne de témoigner (pas plus que le fou ou l’enfant). Le mariage est un acte d’achat, et la femme appartient à son mari sans pouvoir, contrairement à lui, dissoudre cette union. » (3)

           Retenons de cela qu’un fort courant juif, d’origine essénienne et qui s’épanouit dans le judaïsme rabbinique, voyait dans le monde la scène d’un combat apocalyptique entre le bien et le mal. Guerre totale : ne survivront que ceux dont les armes ne seront ni polluées, ni alourdies par une quelconque tentation.

          Prêt à se sacrifier pour le retour du Messie, le fanatique ne doit être retenu ou empêché par rien.

 Le Coran, un texte d’inspiration judéo-chrétienne

           La recherche contemporaine a mis en évidence un fait que les érudits musulmans peinent à reconnaître : le Coran est entièrement d’inspiration juive et nazôréenne. (4)

          Juive, et pas n’importe quel judaïsme : le judaïsme rabbinique du VII° siècle, c’est-à-dire talmudique.

          Nazôréenne : cette secte judéo-chrétienne, qui sort lentement de l’oubli, E.M. Gallez l’appelle à juste titre un judéonazôréisme (5). C’est-à-dire un judéo-christianisme particulier, à la fois messianique et fortement teinté de gnosticisme.

           On ne peut pas comprendre le Coran si l’on oublie qu’il part en guerre d’une part contre les musrikûn, ceux qui associent d’autres dieux au Dieu unique (les idolâtres et les chrétiens). Et d’autre part contre les kafirûn, ceux qui « recouvrent » Dieu par leurs infidélités à sa Loi (les juifs).

          Dans l’optique talmudique aussi bien que nazôréenne reprises par le Coran, le salut du monde est en jeu : il y a d’un côté le « parti d’Allah », hizb Llah, qui doit tout sacrifier au Chemin d’Allah, sabîl Llah. Et de l’autre le « parti de Satan », hizb saytân formé par les ennemis d’Allah.

          L’homme musulman est un mukallaf, un chargé de mission, réquisitionné par Allah : tout doit être sacrifié à cette cause.

 Les femmes, obstacles à la cause

          Dans cette optique totalitaire seule compte l’Umma, la communauté des croyants : l’individu ne compte pas.

          Or, à cause de leur maternité les femmes ont l’esprit tourné vers la vie qu’elles créent autour d’elles, d’où cette prescription du Coran : « Vos femmes et vos enfants sont pour vous des ennemis. Prenez-y garde ! Vos biens et vos enfants ne sont qu’une tentation – fîtna » (6).

          C’est aussi pourquoi « les hommes ont autorité sur les femmes, parce qu’Allah les préfère à elles » (7). Et si elles ne se soumettent pas, « celles de vos femmes dont vous craignez la désobéissance, reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les. Mais si elles vous supplient, cessez de peser sur elles » (8).

           Non pas que l’homme serait automatiquement du parti de Dieu, tandis que la femme serait automatiquement du parti de Satan. Mais seule une femme devenue mukallaf , militant(e) totalement engagée dans la cause, peut trouver grâce aux yeux de la communauté, l’ Umma.

          La femme n’est pas l’égale de l’homme, mais la croyante est l’égale du croyant. Ce qui peut expliquer le choix de certaines femmes du port du voile, qui les marque comme croyantes plutôt que comme femmes.

           On trouve déjà cette idée dans plusieurs évangiles apocryphes gnostiques comme l’évangile de Thomas, logion 114 :

          « Simon-Pierre dit : « Que Marie sorte du milieu de nous, car les femmes ne sont pas dignes de la Vie ». Jésus dit : « Je l’attirerai afin de la faire mâle… car toute femme qui se fera mâle entrera dans le Royaume des cieux ».

 Le Coran, un progrès et un adoucissement

           On sait assez peu de choses sur la société arabe du Hîdjaz au VII° siècle. Mais ce qu’on constate, c’est que le Coran annule la lapidation de la femme adultère, prescrite – et pratiquée – dans le judaïsme à l’époque de Jésus.

          Si une femme est surprise en flagrant délit d’adultère (ou fortement soupçonnée), « le débauché et la débauchée recevront cent coups de fouets chacun, et un groupe de croyants sera témoin de leur châtiment. N’ayez aucune indulgence envers eux, c’est la religion d’Allah. » (9)

          De même, en cas d’héritage « Allah ordonne d’attribuer au garçon la part de deux filles » (10) : c’était sans doute plus qu’elles n’avaient jamais reçu.

          La législation coranique sur la dot, les enfants, le divorce, le témoignage en justice nous paraît médiévale et inacceptable : pour nous elle l’est , mais au VII° siècle elle représentait plutôt un progrès.

          Le problème, c’est que l’horloge historique de certains fanatiques musulmans s’est arrêtée à la fin du VII° siècle. En ce qui concerne l’accusation d’adultère notamment, ils oublient que les plaies de cent coups de fouets cicatrisent plus facilement qu’un corps écrasé à coups de pierres.

 Les hadîths

           D’autant plus qu’au texte du Coran se sont ajoutés, au cours des siècles, des hadîths ou paroles du Prophète recueillies par ses proches compagnons, et non consignées dans le texte du Coran dicté par Allah à son Prophète.

           Ainsi, ce délicieux proverbe qui lui est attribué :

          « La plus grande cause de misère que j’ai laissée à l’homme, ce sont les femmes. »

          Ou encore, cet autre attribué à ‘Ali, neveu de Mahomet :

          « La femme toute entière est un mal. Et ce qu’il y a de pire en elle, c’est que c’est un mal nécessaire » (11).

           Heureusement, il y a des versets du Coran (dictés par Dieu) comme celui-ci :

          « Vos femmes sont un champ à labourer : labourez-le comme il vous plaît. » (12). Tout récemment, je bavardais avec un musulman de milieu populaire, qui était fier de passer ses journées à étudier le texte du Coran. Il m’expliqua que ce verset de la sourate « La Vache », la 2° du Coran, signifiait en fait que les maris peuvent prendre leurs femmes par devant ou par derrière, « comme il leur plaît ». Ce sont les délices de l’exégèse coranique, adaptée à « un peuple qui ne se trompe pas » (13).

 L’héritage judéo-gnostique en christianisme

           Les chrétiens n’ont de leçons à donner à personne.

          Rappelons-nous ce que fut la condition de la femme en chrétienté triomphante : nous étions tout aussi messianistes, attendant le retour du Christ et prêts à le hâter par quelques bonnes croisades – comme celle des armées du pape contre les pieux albigeois.

          Tout aussi gnostiques, reléguant l’œuvre de chair aux confessionnaux, si d’aventure elle s’accompagnait de plaisir.

          Combien de siècles avons-nous mis à reconnaître aux femmes, après une âme semblable à celle des hommes, une dignité égale à la leur ?

           Et nous souvenons-nous que Jésus, qui fut nazôréen, parlait en public à une femme, étrangère de surcroît, acceptait dans son entourage des femmes qui se montrèrent à son égard d’un dévouement sans borne, jusqu’au bout. Relevait sans la juger une prostituée repentante, rendait la vie à une femme adultère sur le point d’être lapidée…

           Hélas, Jésus a été transformé en Christ, ce qui ne lui a pas réussi – et à nous non plus.

                                                M.B., 21 août 2011

 (1) Écrits Intertestamentaires, Pléiade 1987, Fragments divers : Pièges de la Femme, pp. 447-451.

(2) Testaments des XII Patriarches, Juda, id. p. 867.

(3) Raphaël Cohen, Ouvertures sur le Talmud, Paris, Granger, 1990, p. 125.

(4) Voyez, dans ce blog, les articles rassemblés sous la rubrique « L’islam en questions »

(5) Le Messie et son prophète, 2 tomes aux Éditions de Paris, 2005. Ouvrage remarquable, auquel j’emprunte une partie de cet article.

(6) Coran 64, 14-15.

(7) Coran 4,34 a.

(8) Coran 4,34 b. Traduction Denise Masson, corrigée par Berque.

(9) Coran 24,2.

(10) Coran 4,11.

(11) Deux hadîths cités par Gallez, Tome I page 508.

(12) Coran 2, 223.

(13) Coran 5, 51.

CRISE DE L’OCCIDENT ET CHOC DES FONDAMENTALISMES

          La crise de l’Occident, dont nous sommes les témoins inquiets, est un sujet qui nous touche profondément, parce que nous sentons qu’elle concerne notre civilisation. La plupart des analystes la décrivent sous  son aspect économique, démographique, environnemental, politique, moral ou social. Je voudrais porter sur cette crise un autre regard, afin d’en identifier – si c’est possible – la racine profonde. Ce regard, personnel, se situe dans le cadre de recherches historiques et sociologiques qui font l’objet d’un vaste débat.

I. Définitions

          Et d’abord, il faut définir 4 termes que nous emploierons.

 1) Civilisation

            J’emprunte ma définition à l’école américaine de sociologie : une civilisation, c’est une identité culturelle, associée par chaque individu à une partie de l’humanité à laquelle il peut s’identifier. Cette partie de l’humanité est un groupe plus étendu que la tribu, la région ou la nation.

          Mais j’emploierai aussi une image plus familière : je dirais qu’une civilisation, c’est un peu comme un grand et vieil arbre. Nous n’apercevons que les hautes branches, touffues, dans lesquelles nous avons fait notre nid. J’essayerai d’identifier aujourd’hui l’une des racines, devenue quasi invisible pour nous, mais à partir desquelles notre arbre occidental a acquis sa stature ancestrale.

 2) Référent

            L’identification des peuples à une civilisation s’effectue à travers ce que la linguistique appelle des référents : un référent, c’est un outil verbal qui désigne un élément du réel. Déjà, Thomas d’Aquin expliquait que le concept (notre « référent ») pointe vers une chose (une res) qui a sa réalité propre, en-dehors du langage. La question cruciale, nous le verrons, est alors de savoir comment fonctionne l’adéquation entre le référent, et la chose qu’il désigne.

            Ce réel, désigné par les mots à travers lesquels s’exprime une civilisation, il peut être du domaine des faits (par ex., la prise de la Bastille), mais aussi de l’imaginaire. C’est particulièrement vrai du fait religieux, dans lequel les sociologues identifient l’un des référents fondateurs de toute civilisation.

3) Crise

Restons-en provisoirement à notre image familière : il y a crise quand les racines d’une civilisation sont devenues tellement lointaines, que les hautes branches ne peuvent plus y puiser leur sève. Le vent, la pluie, les tempêtes soufflent : l’arbre résiste mal, parce qu’il est mal enraciné.

Il a trop oublié. Il ne sait plus ce qu’il fut, il ne sait plus ce qu’il est.

 4) Occident

Sa définition a d’abord été géographique : c’était la civilisation née de la Grèce, et qui se répandit autour du bassin méditerranéen. Son épicentre, situé à Rome, se déplace ensuite vers Constantinople. Mais jusqu’à la fin du VII° siècle, ce que nous appelons aujourd’hui le Proche et le Moyen Orient font encore partie intégrante de l’Occident et de sa civilisation, à laquelle ils apporteront des contributions inestimables.

Quand, en 1453, Constantinople tombe sous la coupe de l’Empire Ottoman, l’Occident se voit privé de toute sa partie orientale.

Rapidement (1620) il va compenser cette perte en déplaçant sa frontière vers l’Ouest : mais la conquête de l’Amérique par les européens s’est faite dans des conditions très particulières, qui expliquent que la civilisation américaine s’éloigne de plus en plus de sa matrice européenne. C’est pourquoi je vous parlerai surtout ici de l’Occident européen.

Et déjà, nous dégageons un résultat important : à cause de son Histoire, la civilisation occidentale n’est plus une entité géographique, mais une réalité conceptuelle, référentielle.

 II. Construction du référent fondateur de l’Occident

Tout commence avec Jules César. En 63 avant J.C., très jeune mais déjà animé d’une ambition dévorante, il reçoit la magistrature suprême. Il devient Souverain Pontife de la religion d’État. Quelques années plus tard, il impose à Rome sa dictature : pour la première fois en Occident, les pouvoirs civil et militaire se trouvent réunis, avec le pouvoir religieux, dans la main du même homme. Cette conjonction des deux pouvoirs en un seul s’imposera à tout l’Occident, et jouera un rôle essentiel dans la naissance de ses référents culturels.

Au début de notre ère, Rome traverse une crise d’identité. L’un des deux piliers du pouvoir, la religion de l’État romain, est agonisante. Et l’Empire est envahi par des religions venues d’Orient – dont la mieux connue et sans doute la plus répandue est le culte solaire de Mithra. Ces religions sont anciennes, mais une nouvelle venue va faire une entrée fracassante : le christianisme.

Cette religion est légalisée par Constantin en 313. L’un de ses successeurs, Julien dit l’Apostat, tentera en vain une restauration du culte romain : le premier, il avait compris l’importance des référents culturels dans la survie d’un Empire. Nous savons qu’il était convaincu que la civilisation romaine disparaîtrait, si sa religion ancestrale ne retrouvait pas, dans l’État, sa place traditionnelle.

Et c’est bien ce qui s’est produit. Fragilisé par la perte de son identité religieuse, l’Empire va disparaître, dégluti par les barbares. Ce fait historique illustre mon propos : c’est quand leur panthéon, et leur culte traditionnel, ont disparu de la vie des romains, qu’ils ont cessé d’être un grand peuple porteur de son identité culturelle.

Voilà donc quel sera mon fil conducteur : La perte des référents qui l’ont constituée, provoque la fin d’une civilisation donnée. La crise d’une civilisation, c’est la crise de ses référents.

Cette crise aurait pu être fatale à l’Occident, si le christianisme ne s’était pas immédiatement substitué à la civilisation romaine naufragée, en lui apportant ses référents propres. Mais l’accouchement d’une nouvelle identité culturelle en Occident va se faire dans la douleur, à cause de l’élaboration difficile du dogme, et donc de l’identité chrétienne.

En effet, les chrétiens à peine nés se déchirent autour d’un point central : l’identité de Jésus de Nazareth. L’image de cet homme va être progressivement transformée, au point que vers l’an 100, le rabbi juif itinérant est devenu Dieu.

Une question va dés lors se poser, lancinante : si Jésus est Dieu, est-il toujours homme ? Et s’il reste homme, est-il également Dieu ? Comment ces deux existentiaux, inconciliables, peuvent-ils se trouver fusionnés dans le même individu ?

La réponse à cette question va susciter des affrontements, dont la violence nous étonne aujourd’hui. Je m’y arrête parce que les Empereurs – qui avaient réussi l’union, dans leur personne, du politique et du divin – ont pris une part active dans les luttes qui déchirent les chrétiens entre eux. C’est qu’ils étaient conscients qu’une nouvelle civilisation était en train de naître, et qu’elle avait besoin de référents indiscutables, et indiscutés.

Le dogme de l’incarnation, la définition de la divinité du Christ jusque dans ses plus petits détails, va donc être la question centrale autour de laquelle se construira, lentement, douloureusement, le nouveau référent, le socle identitaire de la civilisation occidentale.

Je vous passe les détails. Rappelons seulement que l’arianisme, né à la fin du II° siècle, et qui s’oppose à la transformation totale de Jésus en Dieu, a bien failli l’emporter.

En 392, l’Empereur Théodose décrète le christianisme religion d’État. Parfois par la force, le pouvoir impérial va contraindre la Grande Église à adopter une formulation acceptable de la divinité du Christ. Avec le concile de Chalcédoine, en 451, le christianisme disposera d’un référent suffisant pour s’imposer dans l’Empire. Mais ce n’est qu’en 681, à la fin du VII° siècle, que l’Église surmonte toutes les hérésies, et que les dernières conséquences de la divinisation du Christ sont tirées au clair[1].

S’ensuivent trois siècles qui sont les plus sombres de l’histoire occidentale : difficiles tentatives de reconstitution de l’Empire, invasions musulmanes, invasions multiples… L’Église est le seul îlot stable, émergeant de cette mer démontée. Solidement campée sur le dogme de l’incarnation, désormais indiscuté, L’Europe trouve dans l’Église la force de sa survie, le référent de son identité et de son unité face à ses adversaires.

La période qui suit (VII° / VIII° siècle) apparaît comme une période charnière.

On voit en effet Alcuin, théologien de Charlemagne, élaborer la notion de monarque de droit divin. Je remarque que cette doctrine politique n’a pu prendre naissance qu’à partir du moment où la divinisation de Jésus était acquise en Occident. De même que le Christ est l’image terrestre du Dieu invisible, de même l’Empereur devient l’expression visible, sur terre, de la volonté divine – et ceci, jusqu’à la Révolution française.

A ce moment charnière de l’Histoire, l’Occident a donc trouvé dans la divinité du Christ la justification du pouvoir. Mais le dogme de l’incarnation, parce qu’il est devenu un référent compris et accepté par tous, marque de son emprise l’éthos – c’est-à-dire l’horizon éthique, culturel, social, esthétique – de la civilisation occidentale. Jusque dans les moindres détails leur vie quotidienne, les hommes et les femmes d’Occident seront formatés par les ramifications de ce dogme fondateur.

Dire que l’Occident s’est construit autour du christianisme, c’est une banalité. Je cherche à aller plus loin, et vous proposerais d’identifier, dans la lente et chaotique transformation de l’homme-Jésus en Dieu, la racine profonde, la matrice originelle de la civilisation occidentale.

 III. La fin d’une civilisation

J’ai parlé de moment-charnière : en effet, c’est à la fin du VII° siècle,  quand le dogme de l’incarnation n’est plus discuté en Occident, quand ce référent-là est devenu le socle de tous les autres, qu’un vigoureux mouvement d’origine arabe lance au monde un défi : une nouvelle religion, qui rejette explicitement l’incarnation de Dieu en Jésus, qui affirme l’unicité de Dieu, et accuse l’Occident d’avoir fabriqué, à côté du Dieu-très-Grand, un deuxième Dieu, incarné.

Au chercheur, Le Coran apparaît d’inspiration entièrement judéo-chrétienne. Il répond à l’éternelle question, qui a si longtemps agitée la chrétienté : qui est Jésus ? Et puisqu’il refuse sa divinité, quelles sont les voies d’accès au divin ? En rejetant ce qu’il appelle « la magie chrétienne », le Coran crée le référent d’une nouvelle civilisation, qui attire à lui le quart de l’humanité.

L’islam coranique est donc la seule réforme radicale du christianisme qui ait réussi, là où tous les hérétiques de la Grande Église avaient successivement échoué. Il l’a fait, et continue de le faire, en s’opposant à une chrétienté considérée par lui comme infidèle à l’unicité de Dieu, c’est-à-dire païenne.

Mais revenons à l’Occident. Solidement campé sur une identité qui trouve sa source dans le dogme de l’incarnation défendu par l’Église, il continue sa route. Et quand il étend sur la planète son modèle de civilisation, le christianisme  triomphe avec lui.

Vont alors se produire trois secousses majeures. La première, la Réforme protestante, va entamer l’unité européenne cimentée autour de Rome. Mais Luther et Calvin n’ont pas remis en cause le dogme de l’incarnation, ils n’ont pas touché à l’identité occidentale. Avec le recul de l’histoire, le moment le plus révolutionnaire de la Réforme apparaît comme celui où Luther traduit la Bible en langue allemande. A son insu peut-être, en mettant le texte sacré à la portée de tous, il a permis à l’Occident d’échapper au piège redoutable du fondamentalisme : nous allons y revenir.

La seconde secousse, c’est le mouvement des Lumières, le triomphe de la raison sur la foi considérée comme irrationnelle. Mais sa diffusion touche surtout les élites : au XIX° siècle, l’empreinte des Églises chrétiennes est encore très forte sur l’Occident. Grâce à la colonisation de la planète par les occidentaux, elles deviennent des puissances mondiales.

C’est dans ce XIX° siècle qu’on voit apparaître les premiers signes d’un déclin du christianisme, déjà en germe dans les secousses précédentes. Troisième secousse, la laïcité instaure la séparation des Églises et des États. Mais les référents des nouvelles nations européennes restent chrétiens. Les Églises, qui ont officiellement perdu leur emprise sur les sociétés, transfusent en elles l’essentiel de leurs valeurs. Le code Napoléon, qui servira de modèle aux législations européennes, puise dans saint Paul une bonne partie de sa morale individuelle et sociale, ainsi que l’inspiration de ses lois.

Cependant le déclin des Églises est là, inexorable. Il sera un temps masqué par l’expansion missionnaire du XIX° siècle, puis par la montée des fascismes au début du XX°, pour se transformer très rapidement en effondrement.

Ce sont des sociologues américains qui se sont penchés sur la notion d’effondrement des civilisations. Arnold Toynbee[2], Joseph Tainter[3], Samuel Huntington puis Jared Diamond[4] : tous reconnaissent, comme Christopher Dawson[5], que « les grandes religions sont les fondements des grandes civilisations ».  Mais dans leurs travaux, aucun ne donne au référent religieux la place centrale qui lui revient. Ils l’analysent de l’extérieur, à coup de statistiques, et finissent par attribuer l’effondrement des civilisations à des causes économiques, sociétales ou environnementales. Dans la lecture que je vous propose, au contraire, j’envisage la naissance et la mort d’une civilisation en suivant son marqueur principal, l’évolution du référent religieux. Je complète l’analyse trop factuelle des américains en intégrant les résultats de l’école française de sociologie, qui a étudié de près le déclin du catholicisme en France, et sa signification dans le déclin de notre civilisation.

Il n’est pas possible de résumer ici ses conclusions. Je préfère rappeler à ceux de ma génération des faits qu’ils ont vécus : revenons, par la mémoire, aux années d’après-guerre.

Jusqu’aux années précédant 1958, date symbolique[6], l’Église en tant qu’institution était partout présente. Souvenez-vous : partis politiques Xns, syndicats Xns, éducation Xenne, mouvements de jeunes Xns, organismes caritatifs Xns (devenus ONG), présence hospitalière et même carcérale…. Mais aussi littérature (Claudel, Bernanos, Mauriac…), philosophie (Maritain, Gabriel Marcel), poésie (Péguy, Marie Noël), musique (Honegger, Poulenc), peinture (Rouault, Cocteau), architecture (Le Corbusier) : en un demi siècle, le catholicisme en tant que référence a disparu en France du champ de la créativité.

Certains affirment que ce qu’il a perdu en Occident, il l’a retrouvé dans les pays du Tiers-monde, notamment Afrique et Brésil. Mais le dynamisme catholique de ces pays n’est qu’apparent. D’abord, il est encore souvent lié à la promotion sociale. Ensuite, on y voit monter en puissance l’extraordinaire foisonnement de sectes très diverses, et du fondamentalisme évangélique américain : ils sont en train d’y supplanter les Églises.

Ceci, c’est l’aspect spectaculaire du phénomène. Mais reprenons notre fil conducteur :

1) Comme on pouvait s’y attendre, l’effondrement a été précédé par une perte de signification des référents, qui avaient permis la montée en puissance de la civilisation occidentale. Prenons un tout petit exemple, la Toussaint : ce jour férié a perdu toute signification, au point d’être un temps concurrencé par Halloween. On pourrait analyser ainsi tous les grands référents chrétiens : les concepts restent en vigueur dans la société, mais ils ne renvoient plus à leur res, à leur réalité d’origine (cf. enquête La Vie, Noël 2006).

2) Allons plus profond : à partir du XIX° siècle, des chercheurs (protestants, puis catholiques) commencent à étudier la Bible avec un outil nouveau, la méthode historico-critique. Utilisant la linguistique, l’archéologie, l’épigraphie, l’Histoire comparée, ils situent le texte sacré dans ses époques et ses lieux d’origine, dans sa culture de formation. Ils cherchent à dégager les faits, et les différents messages, de leurs contingences historiques. De plus en plus, ils vont se libérer, dans leur lecture, des lunettes contraignantes du dogme. Ils redécouvrent ainsi la personne, et la personnalité de Jésus, la façon dont il a été transformé en Dieu, et les motifs de cette transformation.

La vieille question de l’identité du Christ est donc remise sur le tapis : et ce n’est plus de façon polémique, comme par le passé, mais par l’étude sereine et objective. Le principal référent de la civilisation occidentale n’est plus remis en cause de l’extérieur, par ses ennemis, mais de l’intérieur, et par ses spécialistes les plus talentueux.

De même que j’ai identifié, dans la divinisation de Jésus, le référent fondateur de la civilisation occidentale, je vous propose d’identifier, dans cet effacement ou cette remise en cause de l’ensemble de ses référents religieux – et du principal d’entre eux, le dogme de l’incarnation – l’une des racines profondes de la crise de l’Occident. Cet effondrement, il a été en quelque sorte officialisé au moment de la discussion d’une constitution européenne : pour la première fois depuis ses origines, l’Europe a officiellement refusé en 2004 de reconnaître dans le christianisme la racine d’un vieil arbre, dont le rêve d’un nouveau surgeon bute sur l’absence de valeurs fédératrices.

Samuel Huntington écrit que « Les civilisations sont mortelles, mais elles ont la vie dure ». La crise de l’Occident, je ne la vois pas d’abord dans le « Choc des Civilisations » qu’il décrit. Mais bien plutôt dans la disparition des référents d’une civilisation – la nôtre.

Face à ce désastre, nous voyons naître un double péril, que j’ai appelé le choc des fondamentalismes.

 IV. Le choc des fondamentalismes

I. Le premier, nous le connaissons, il est présent à tous les esprits : c’est le fondamentalisme de l’islam radical.

J’emploie le terme d’islam avec réserve, car il recouvre une civilisation multiforme, extrêmement riche, et dont je ne suis pas un spécialiste. En revanche, j’ai pris le temps d’étudier le Coran : c’est de ce texte que je vous parlerai ici, et de lui seul.

Pour ceux qui s’en réclament, le Coran est en quelque sorte la parole matérialisée du Dieu qui se révèle grammaticalement, syntaxiquement, dans la construction verbale du texte arabe. Il n’y a donc plus ici de distance entre le référent et la réalité qu’il désigne : le texte fait référence à lui-même, il trouve en lui-même sa justification, et l’explication de ses obscurités.

Considéré comme l’expression matérielle de la pensée divine, le Coran est donc intouchable : Dieu ne peut pas être soumis au feu de la critique historique. L’origine divine du Coran est un dogme absolu, et les islamistes radicaux lancent des arrêts de mort contre tous ceux qui prétendent l’interpréter en-dehors d’une tradition, alimentée par le Coran lui-même. L’exemple le plus célèbre est celui de la Fatwa lancée contre Salman Rushdie.

Nous tenons ici la première définition du fondamentalisme : un texte, devenu l’équivalent d’une présence réelle de Dieu, est pris à la lettre. Sans tenir compte ni des circonstances culturelles, géographiques, religieuses et politiques de son écriture, ni de la façon dont il peut être reçu longtemps après, et en fonction de contextes socio-politiques nouveaux.

Ajoutons que l’islam est habité par une ambition messianique, qui l’a toujours fait rêver à la conquête du  monde : nous allons revenir sur ce point, crucial.

II. L’autre péril, nous l’évaluons moins bien, parce qu’il est plus récent : je crois pouvoir l’identifier dans le fondamentalisme évangélique. En fait, le mot fundamentalism a été employé pour la première fois aux Etats-Unis, à Niagara Lake en 1895, par un groupe de responsables d’Églises protestantes américaines. Ils s’étaient réunis pour s’opposer aux progrès de l’exégèse historico-critique, dont je vous parlais il y a un instant. En 1910, une espèce de Credo du fondamentalisme a été défini en cinq points : le premier affirme la divinité du Christ, le cinquième proclame que c’est Dieu lui-même qui parle dans la Bible, laquelle doit être prise à la lettre et ne peut jamais se tromper.

Il ne vous échappe pas que ce fondamentalisme évangélique ressemble à s’y méprendre au fondamentalisme islamique : même sacralisation d’un texte, même refus de le soumettre à l’épreuve de la critique historique. Et même affirmation sans nuances du référent fondateur – l’unicité de Dieu pour les uns, la divinité du Christ pour les autres.

Dès son origine, le fondamentalisme américain est lui aussi fortement messianique.

A partir des années 1970, ce mouvement qu’on appelle « évangélique » ou « néo-conservateur » a repris vigueur aux Etats-Unis, de façon foudroyante. Il dispose là-bas d’une audience populaire considérable, et de l’appui affiché du gouvernement actuel. Vous devez savoir que grâce à ses moyens financiers, il est en train d’envahir la planète.

En effet, le messianisme natif des fundamentalists a pris une tournure particulière. Pour eux, le Messie tant attendu est enfin arrivé : c’est la morale, le mode de vie et de consommation, la démocratie et le capitalisme à l’américaine. C’est l’Amérique sûre de ses valeurs, et prête à les imposer à toute la planète, fut-ce par la force.

L’effondrement de la civilisation occidentale semble avoir laissé, face à face, deux fondamentalismes, tous deux messianiques, identiques dans leur utilisation d’un texte devenu sacré, et qui s’opposent par leurs référents.

Ce qui me paraît rendre la situation extrêmement dangereuse, c’est :

1- La force et la solidité des référents religieux respectifs. Chacun connaît exactement sa vérité propre, chacun peut d’autant mieux s’identifier à elle qu’elle est simplifiée à l’extrême, sans nuances.

2- L’énergie motrice de chacun des messianismes, l’un tourné vers La Mecque, l’autre tourné vers le rêve américain. Deux référents devenus plus imaginaires que réels, mais qui fonctionnent parfaitement, et donnent à ces fondamentalismes leur coloration totalitaire.

J’aurais voulu terminer sur une note d’optimisme : mais les historiens sont rarement optimistes, confrontés qu’ils sont aux soubresauts de l’Histoire et aux souffrances de l’humanité au cours des siècles. Ils analysent, ils ne prédisent pas.

Pour l’instant, la nostalgie d’un grand arbre occidental, ayant retrouvé des racines, devra nous tenir lieu d’espérance.

                M.B., mai 2007.

(Texte de la conférence donnée à Tours le 28/04/07

L’OCCIDENT EN PÉRIL (II.) : L’âge d’or de l’Empire

          Le moment le plus « creux » de l’Occident si situe dans cette période où l’empire romain s’est effondré sous les coups des barbares, entre le IV° et le VII° siècle.
       L’économie impériale n’existe plus : Italie, Gaule, Europe centrale se replient sur une économie de subsistance, celle du village. Les métropoles voient leur population fondre, la famine s’installe comme une réalité quotidienne.
       L’identité chrétienne s’est constituée autour du dogme de la Trinité, défini à Chalcédoine en 451. Elle s’étend jusqu’au Portugal (mais l’Espagne reste wisigothe, c’est-à-dire arienne : négation de la nature divine du Christ). Difficilement, l’évêque de Rome réussit à faire admettre sa primauté. A Rome même et en Italie centrale, dévastées et paupérisées, le pape est l’unique autorité, à la fois chef religieux et préfet.
       C’est de la Gaule rhénane que vient le salut, avec l’accession au pouvoir de Charlemagne. Il va commencer à organiser la féodalité, et lui donne sa philosophie par un geste de portée considérable : le 25 décembre 800, il va se faire couronner à Rome par le pape Léon III.
       Notez la date : le 25 décembre, jour du sol invictus de la Rome ancienne devenu jour de la naissance du Christ. C’est la naissance du successeur des Césars à la tête d’un Occident en recomposition. Et s’il accepte l’onction papale, c’est pour marquer le retour de l’identité impériale (pouvoir civil et religion ne font qu’un) cimentée autour du christianisme.

       A sa mort, l’éclatement de l’empire marque le début de la féodalité. La société féodale est calquée sur la conception théocratique de l’Église catholique : de même qu’il y a un pape, puis des évêques soumis au pape et le représentant, puis des prêtres faisant circuler le sang de l’autorité apostolique jusque dans la moindre paroisse, de même il y a un empereur (ou roi) avec ses Grands Vassaux – qui lui sont soumis mais disposent de l’autorité locale, puis les petits vassaux qui relayent l’autorité impériale jusque dans le plus petit village.
       Identiques dans leur structure, ces deux sociétés (l’Église et la féodalité) cheminent côte à côte en s’affrontant sans cesse. Parfois c’est le pape qui l’emporte (Canossa), mais le plus souvent c’est l’empereur qui dicte sa loi aux papes (césaropapisme). Cette étreinte aurait pu être mortelle, mais chacun des deux pouvoirs a trop besoin de l’autre pour l’anéantir. Le résultat, c’est la « chrétienté« , un Occident unifié par un pouvoir théocratique. Alcuin, le théologien de Charlemagne, l’avait bien compris : le premier, il invente la notion de « roi de droit divin« . Le monarque, choisi par Dieu, oint par l’Église, est de nature quasi-divine. Sa personne est sacrée, et Damien, qui donna un coup de canif à l’abdomen de Louis XV, le paya par une mort abominable et très médiatisée.

       Rendue à la libre entreprise par la force d’une identité retrouvée, l’économie occidentale décolle. Entre le X° et le XIII° siècle, l’Occident produit sa propre richesse et se couvre de monuments à la fois énormes (Cluny) et raffinés.
       Cette réussite économique a été rendue possible par la préservation de l’identité, cimentée autour du christianisme. En retour, cette identité (chrétienne) s’installe, indiscutée et triomphante, pour dix siècles. Le binôme économie + identité se révèle donc bien comme la condition nécessaire et incontournable de la réussite d’une civilisation.

       Je m’interroge sur les raisons du succès foudroyant de l’islam à la fin du VII° siècle, au moment où l’Occident retrouve sa force autour d’une économie renaissante et d’une identité retrouvée. En deux générations (en 682 et 730 environ), une tribu arabe, les Qoraysh, va prendre le pouvoir dans tout le sud-est de ce qui fut le berceau de l’Occident.
       Avaient-ils le pouvoir économique ? Non, ils étaient plus que pauvres. Mais ils avaient une identité très forte, qui fait apparaître un paramètre nouveau (1) : le messianisme.

       L’auteur du Coran (appelons-le Muhammad), arabe converti au judaïsme rabbinique et fortement influencé par les nazôréens – des judéo-chrétiens exclus de l’Église dès son origine-, fait le rêve de reconquérir Jérusalem et d’y restaurer la « Maison Carrée », le sanctuaire du Temple détruit par Titus. Il tente deux raids depuis la Syrie, échoue, et va construire en plein désert, à La Mecque, une « maison carrée » qui deviendra la Ka’aba et le centre mythologique de l’islam.
       Par la force, il « convertit » la moitié sud de la chrétienté à sa religion, mélange de judaïsme messianique et de christianisme hérétique (nazôréen). Pourquoi des provinces où sont nées le christianisme et où il a élaboré son idéologie, comme l’Égypte, la Tunisie de saint Augustin, la Syrie puis bientôt l’Asie mineure de saint Paul, pourquoi ont-elles si rapidement abandonné le christianisme qu’elles avaient construit de toutes pièces ? Sans doute parce qu’elles étaient lasses des querelles d’idéologie et de pouvoir (les deux vont ensemble) qui ont déchiré l’Orient autour de l’identité de Jésus, dont on a fait si difficilement un Dieu.
       Pour ces populations agricoles, l’islam et sa simplicité rugueuse a dû sembler infiniment préférable aux querelles byzantines autour des deux natures du Christ, et aux luttes qui s’ensuivirent avec leurs exclusions, parfois sanglantes, de la communauté.

       En 732, la conquête islamique est stoppée à Poitiers : l’islam ne possédait qu’une identité forte. Il lui manquait l’autre pilier de la réussite, la puissance économique.
       Une civilisation musulmane va se développer autour de deux centres : Bagdad, à l’est, et l’Andalousie à l’ouest. Mais jamais cette civilisation, aimable et raffinée, ne donnera naissance à une véritable puissance économique : l’Occident, qui possède à cette époque à la fois identité claire et économie forte, résistera toujours à l’islam et le cantonnera dans ses déserts misérables.

       Avec cependant une alerte sérieuse, l’expansion turque. C’est que la Turquie n’est pas seulement musulmane, elle est riche ! Le 7 octobre 1571, le pape de Rome réussit à stopper l’expansion turque à la bataille de Lépante. Le dragon musulman retombe, provisoirement, dans son sommeil.

       La conjonction entre identité et richesse va permettre à l’Occident de se lancer dans l’aventure des Croisades, qui laissera dans l’inconscient collectif des musulmans une trace indélébile. Mais la puissance économique de l’Occident ne sera pas suffisante pour assurer le succès durable de cette première expansion coloniale : il devra se retirer – provisoirement.
       Il se lance alors à la conquête des Amériques, attiré par leurs matières premières, et leur imprime pour toujours son identité chrétienne.
       A la fin du XVIII° siècle, l’Occident semble triompher partout : son identité est solide comme du béton, sa puissance économique immense.


       Jamais (et encore aujourd’hui) il n’a compris le danger que représentait le messianisme musulman. Le messianisme chrétien a été centré sur la personne du Christ, incarnée dans ses dirigeants. Mais le messianisme de l’islam a repris dans son intégralité l’ancien messianisme juif : il est territorial, incarné dans un lieu, Jérusalem qui devient un mythe obsédant l’islam.

       Reconquérir Jérusalem était déjà le but de « Muhammad » : c’est toujours le but du Hamas et d’Al-Qayda.

       Dans un troisième article, nous verrons comment la perte conjointe de sa puissance économique et de son identité marque aujourd’hui, pour l’Occident, l’heure de tous les dangers.

                                                          M.B., 5 janvier 2008

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AUX RACINES DU POUVOIR. Conférence aux Francs-Maçons

Notes succinctes d’une conférence donnée à des loges maçonniques, pour fournir un cadre à leur travaux.

 I. Les deux sortes de pouvoir

           Le pouvoir, c’est la capacité d’obtenir des individus qu’ils se comportent comme on le souhaite : il s’exerce donc toujours par la contrainte.

 1- Deux formes de pouvoir

           -a- Le pouvoir « corporel » ou extérieur à l’Homme : politique, policier, militaire, financier, social, scolaire, judiciaire, etc.

          Chacune de ces formes de contrainte contrôle l’Homme ou la société par l’extérieur d’eux-mêmes.

           -b- Le pouvoir « incorporel » ou spirituel / idéologique.

                Il contrôle l’Homme ou les sociétés par l’intérieur d’eux-mêmes : ce sont des idées, des idéologies, ou un ensemble de valeurs morales, esthétiques, religieuses.

 2- Nature de ces deux pouvoirs

           -a- Les contraintes « corporelles » ne contrôlent que quelques-unes des dimensions de l’existence humaine, à l’intérieur de portions de territoire limitées. Elles n’entraînent qu’une soumission extérieure : on peut se conformer à des lois ou à des coutumes sans pour autant être pleinement d’accord avec elles. On se soumet – parce qu’on ne peut pas faire autrement.

          Mais on n’en pense pas moins : on garde sa liberté intérieure.

          S’ils veulent s’installer et durer, ces pouvoirs extérieurs à l’homme doivent mettre en place et maintenir des moyens coûteux : forces armées, police, écoles, tribunaux, etc., dont la visibilité renforce le pouvoir.

          Malgré leurs apparences, ces structures sont fragiles puisqu’elles ne remplissent leur fonction que dans la mesure où elles demeurent fidèles aux autorités qui les ont instituées. Elles sont puissamment organisées.

           -b- Le pouvoir « incorporel » en revanche contrôle les individus dans leur globalité : il met la main sur leurs esprits, leur faculté de jugement, leur imagination et parfois leurs cœurs.

          On perd sa liberté intérieure.

          Son principal moteur est la crainte : crainte de se tromper en ne prenant pas la bonne voie ; crainte de se singulariser en ne faisant pas comme tout le monde ; crainte de n’être pas fidèle à une tradition familiale, ou sociale, ou à des engagements de jeunesse ; pour les religions, crainte de l’enfer, etc.

 II. Prendre le pouvoir « incorporel »

           Plus les idées sont sommaires, plus elles sont efficaces : à condition de s’adresser

          – aux archétypes mentaux (peur de la mort, œdipe, universaux, etc.)

          – et aux pulsions

                                     qui sommeillent en chacun de nous.

           Contrairement aux moyens mis en œuvre pour prendre le pouvoir « corporel », les idées ne sont ni coûteuses ni visibles, et on ne peut pas s’opposer physiquement à elles : il suffit d’avoir deux bras pour caillasser des CRS, en revanche pour s’opposer à une idéologie il faut des qualités intellectuelles et une capacité d’expression qui ne sont pas donnés à tout le monde.

          La seule résistance possible est d’ordre mental : elle demande analyse, réflexion, et une grande force morale (jusqu’à envisager froidement de mourir pour ses idées.)

                Deux conditions doivent être réunies pour prendre ce pouvoir :

           -a- Une situation de faiblesse

           – Faiblesse d’une société qui doute d’elle-même parce qu’elle a perdu ses valeurs, ou que celles-ci ne correspondent plus à l’évolution des esprits (Empire romain au IV° siècle). Ou encore dont les dirigeants ont perdu contact avec la réalité (Ancien Régime au XVIII° siècle).

          Il faut une « société en crise ».

          – Faiblesse d’individus qui ont perdu leurs repères, qui sont en perte de vitesse psychologique, affective, sexuelle ou sociale : il ne savent plus où ils en sont. Ils s’éloignent des idées ou des comportements « politiquement correct » (ou du « moralement », « socialement », « artistiquement », « religieusement correct »).

          C’est dans ce vivier d’individus en crise que les pouvoirs incorporels ont toujours recruté leurs premiers membres : par exemple l’Église chrétienne du I° siècle (des esclaves), les croisades (des chevaliers oisifs et en difficulté financière), les troupes de choc nazies (les SAS recrutés dans les bas-fonds de Berlin).

           -b- En face d’eux, ils doivent trouver une force idéologique ou spirituelle : doctrine religieuse, politique, morale ou sociale.

          A l’origine, on trouve toujours un génie charismatique qui invente un système idéologique nouveau. Il est suivi par des disciples, qui appliquent ses idées en les adaptant hors de leur lieu d’émergence, et en les durcissant. Par exemple :

          – Entre l’an 50 et 60 Paul de Tarse invente le christianisme en Syrie, mais il ne parvient à maturité qu’au IV° s. et en Asie Mineure.

          – Karl Marx réinvente à Londres le communisme qui s’adapte aux Antilles (Castro), en Asie, en Afrique, etc.

          – Lénine et Hitler inventent le totalitarisme moderne qui trouve des imitateurs sur toute la planète.

           Quatre constantes

           -a- La prise de pouvoir idéologique s’accompagne toujours d’une réécriture de l’Histoire : « Celui qui contrôle le passé, contrôle le présent » (G. Orwell).

          Pour les dictatures idéologiques, l’Histoire devient un enjeu politique majeur (cliquez).

           -b- La démarche idéologique est toujours la même : « Il n’y a qu’une seule Vérité, et c’est nous qui la possédons. Ou bien tu l’ignores, et on va te l’apprendre – pour ton bien. Ou bien tu la rejettes, et on va t’écraser – pour ton bien ».

          Le pouvoir idéologique prétend toujours faire le bien de ceux qu’il contraint.

           -c- Le pouvoir incorporel se conquiert par la force de l’entraînement. Plus les adeptes d’une idéologie sont nombreux, plus ils recrutent par l’effet de contagion des convictions (Cf. Rhinocéros de Ionesco).

           -d- Depuis 60 ans, le pouvoir médiatique est devenu la courroie de transmission de la prise de pouvoir idéologique. Il atteint les gens en masse, chez eux, dans leur intimité, et sait agir par le biais des images subliminales (images captées par l’inconscient, à l’insu du sujet) Il est donc d’une efficacité terrifiante,

          Dans Prisonnier de Dieu (cliquez), j’ai analysé la façon dont j’ai moi-même été capté par une secte, et contrôlé par elle pendant des années. Si j’en suis sorti indemne, c’est qu’ils ne sont jamais parvenu à abolir totalement ma liberté de jugement.

 III. Garder le pouvoir

           – Les idées ont un inconvénient : quand on ne les adapte pas régulièrement, elles rouillent. Car les individus et les sociétés évoluent au fil du temps. Si l’idée fondatrice reste figée, arrive un moment où elle n’obtient plus l’adhésion des masses : le système idéologique s’effondre.

          – En l’adaptant, on s’éloigne du charisme du fondateur : c’est le problème des « héritiers« , qui rapidement ne pensent plus qu’à conserver un pouvoir devenu personnel, et non plus idéologique (cliquez).

          – Quand l’idée a perdu de sa force entraînante, le pouvoir incorporel tente de garder ses adhérents par des moyens coercitifs : rappel des engagements initiaux, chantages affectifs, pressions, menaces, parfois violences physiques.

          – Plus les idées induisent un comportement totalitaire de masse, plus le lavage de cerveau doit être élaboré, collectif et répétitif (nazis, kamikazes).

 IV. Le désir de pouvoir

            Faute d’une étude psy- du désir de pouvoir idéologique, je crois pouvoir identifier au moins deux éléments qui sont toujours présents : je les soumets à votre réflexion.

 1) La pulsion sexuelle

          Les totalitarismes se méfient de la sexualité, ils la dissimulent ou l’interdisent : elle est un espace de liberté qu’ils tolèrent mal.

           En revanche, les libertaires sont volontiers libertins.

 2) Le cynisme

          « La fin justifie les moyens ». On veut faire le bonheur des gens malgré eux : « aujourd’hui vous souffrez, mais plus tard vous serez heureux ».

          Les totalitarismes sont tous messianiques (cliquez).

           En fait, seuls les dirigeants ont des datchas, et personne ne connaît l’adresse du Paradis promis aux croyants.

                                                                      M.B., 2 avril 2010

CRISE DE L’OCCIDENT, CRISE DE CIVILISATION ? (Conférence à Nice)

          La crise de l’Occident, dont nous sommes les témoins inquiets, est un sujet qui nous touche profondément, parce que nous sentons qu’elle concerne notre civilisation.

          La plupart des historiens et sociologues la décrivent sous son aspect économique, démographique, environnemental, politique, moral ou social. Je voudrais avec vous porter sur cette crise un autre regard, afin d’en identifier – si c’est possible – la racine profonde.

          Pour cela, nous allons définir rapidement quelques termes :

           Civilisation : Une civilisation, c’est une identité culturelle, associée par chaque individu à une partie de l’humanité à laquelle il peut s’identifier. Cette partie de l’humanité est un groupe plus étendu que la tribu, la région ou la nation.

           Référent : L’identification des peuples à une civilisation s’effectue à travers ce que la linguistique appelle des référents : un référent, c’est un outil verbal qui désigne un élément du réel. Ce réel, désigné par les mots à travers lesquels s’exprime une civilisation, il peut être du domaine des faits (par ex., la prise de la Bastille), mais aussi de l’imaginaire. C’est particulièrement vrai du fait religieux, dans lequel les sociologues identifient l’un des référents fondateurs de toute civilisation.

           Crise : Une civilisation est en crise quand ses référents ne renvoient plus suffisamment au réel. Quand ses racines profondes sont devenues tellement lointaines, que les hautes branches ne peuvent plus y puiser leur sève.

           Occident : Sa définition a d’abord été géographique, le bassin méditerranéen. Aujourd’hui et à cause de son histoire, l’Occident n’est plus une entité géographique, mais une réalité conceptuelle, référentielle.

 I. LE PASSÉ (1) : ORIGINE DES RÉFÉRENTS FONDATEURS DE L’OCCIDENT

           Il a fallu l’effondrement de deux civilisations successives (la Grèce, puis l’Empire Romain) pour que, sur leurs ruines, naisse l’Occident chrétien. Ne nous étonnons donc pas de le voir aujourd’hui à bout de souffle : « Nous autres civilisations, disait Valéry, nous savons que nous sommes mortelles ».

           Tout commence avec Jules César. En 63 avant J.C., très jeune mais déjà animé d’une ambition dévorante, il devient Souverain Pontife de la religion romaine. Quelques années plus tard, il impose à Rome sa dictature : pour la première fois en Occident, les pouvoirs civil et militaire se trouvaient réunis, avec le pouvoir religieux, dans la main du même homme.

          Cette conjonction des deux pouvoirs en un seul s’imposera à tout l’Occident, et jouera un rôle essentiel dans la naissance de ses référents.

           Or il se trouve qu’au milieu du I° siècle, Rome traversait une grave crise d’identité. L’un des deux piliers du pouvoir, sa religion d’État, était agonisant, et l’Empire était envahi par des religions venues d’Orient – dont la mieux connue et sans doute la plus répandue était le culte solaire de Mithra. Ces religions étaient anciennes, mais vers l’an 60 une nouvelle venue va faire une entrée fracassante : le christianisme.

          Comment s’est-il constitué ? En privilégiant deux directions :

 1) Le messianisme, c’est-à-dire l’attente d’un Messie : Dans un premier temps, les fondateurs du christianisme identifient dans la personne de Jésus le Messie attendu par les juifs depuis l’effondrement du royaume de Salomon et l’exil à Babylone. Le messianisme sera le premier référent chrétien.

 2) Le paganisme : Dans un 2° temps, ils prétendent que Dieu est devenu homme en Jésus, qu’il est ressuscité et monté aux cieux 72 heures après sa mort. Ils réintroduisent la nécessité du sacrifice sanglant pour obtenir le salut : le récent catéchisme de l’Église catholique réaffirme, contre les protestants, que la messe est bien un sacrifice. Tout cela ressemble furieusement au culte de Mithra. Ils créent une Église quasi-divine, détentrice des clefs du paradis, puis des sacrements, etc.

          Ce faisant, ils tournent le dos à ce que Jésus avait enseigné, et lui attribuent des pratiques institutionnelles qu’un juif pieux comme lui ne pouvait ni instaurer, ni même imaginer.

          Pourquoi cette greffe du paganisme sur la mémoire de Jésus a-t-elle a pris si facilement, et si rapidement ? Peut-être (je hasarde cette hypothèse) parce que le christianisme insiste sur la souffrance humaine, négligée par le mithraïsme. Un Dieu souffrant séduit plus facilement les foules souffrantes qu’un dieu solaire triomphant des ténèbres.

           Ce christiano-paganisme messianique est légalisé par Constantin en 313. Effrayé par son succès, en 362 l’un de ses successeurs, Julien dit l’Apostat, tentera en vain une restauration du culte romain : le premier, il avait compris l’importance des référents dans la survie d’une civilisation. Nous savons qu’il était convaincu que l’Empire disparaîtrait, si sa religion traditionnelle ne retrouvait pas sa place incontestée.

          Ce qu’avait prédit Julien se produisit peu après : l’Empire s’effondra. Sur ses ruines, l’Église chrétienne s’établit par un double mouvement : Entre 381 et 390, l’empereur Théodose décrète le christianisme religion officielle de l’Empire : de persécutés, les chrétiens deviennent persécuteurs. Persécution des religions anciennes, prise du pouvoir (privilèges politiques et sociaux, exemptions fiscales), puis élimination des rivaux religieux (sauf l’arianisme, dont nous reparlerons).

          Parallèlement, consolidation du dogme de l’Incarnation (Nicée, 325) par celui de la Trinité (Chalcédoine, 451) : établissement d’une forteresse dogmatique à laquelle collaborent des esprits à la fois brillants et fanatiques d’Orient et d’Occident.

           Pourtant les chrétiens, officialisés en 381 par l’édit de Théodose, se déchirent entre eux : sous les apparences dogmatiques, ce sont surtout des querelles de pouvoir. Les sectes chrétiennes pullulent, l’arianisme en tête qui refuse la divinité de Jésus.

          En effet, les chrétiens à peine nés se sont opposés autour d’un point central : l’identité de Jésus de Nazareth. Une question lancinante ne cesse de se poser : si Jésus est Dieu, est-il toujours homme ? Et s’il reste homme, est-il également Dieu ? Comment ces deux existentiaux, inconciliables, peuvent-ils se trouver fusionnés en un seul individu ?

           La réponse à cette question va susciter des affrontements, dont la violence nous étonne encore aujourd’hui. Je m’y arrête parce que les Empereurs – qui avaient réussi l’union, dans leur personne, du politique et du divin – ont pris une part active dans les luttes qui déchirent les chrétiens entre eux. C’est qu’ils savaient que la nouvelle civilisation, en train de naître, ne pourrait durer solidement que si elle était établie sur des référents indiscutables, indiscutés, universellement admis.

          Le dogme de l’incarnation, la définition de la divinité du Christ jusque dans ses plus petits détails, va donc être la question centrale autour de laquelle se construiront, lentement, douloureusement, les référents de la civilisation occidentale.

          Je vous passe les détails. Rappelons seulement que l’arianisme, né à la fin du II° siècle, et qui s’oppose à la transformation totale de Jésus en Dieu, a bien failli l’emporter. Sa condamnation finale au IV° siècle fournit au christianisme un socle idéologique suffisant pour s’imposer à tout l’Empire. Mais ce n’est qu’en 681 (III° concile de Constantinople), donc à la fin du VII° siècle, que les dernières conséquences de la divinisation du Christ seront tirées au clair.

           Comme le messianisme, l’homme devenu Dieu – c’est-à-dire la divinisation de l’humain – va devenir un référent fondateur de l’Occident. Le siècle des Lumières n’est que la conséquence de la divinisation de l’humain.

 II. LE PASSÉ (2) : EFFACEMENT DES RÉFÉRENTS

           Le passage du VII° au VIII° siècle apparaît comme une période charnière.

           1) On voit en effet Alcuin, théologien de Charlemagne, élaborer la notion de monarque de droit divin. Je remarque que cette doctrine politique n’a pu prendre naissance qu’à partir du moment où la divinisation de Jésus était acquise en Occident. De même que le Christ est l’image terrestre du Dieu invisible, de même l’Empereur devient l’expression visible, sur terre, de la volonté divine – et ceci, jusqu’à la Révolution française.

           L’Occident a donc trouvé dans la divinité du Christ la justification du pouvoir impérial. Référent fondateur, le dogme de l’incarnation marque désormais de son emprise l’éthos – c’est-à-dire l’horizon éthique, culturel, social, esthétique – de la civilisation occidentale.

          Jusque dans le moindre détail de leur vie quotidienne, les hommes et les femmes d’Occident seront formatés par ses ramifications.

           2) C’est à ce tournant du VII° siècle, quand le dogme de l’incarnation n’est plus discuté en Occident, qu’un vigoureux mouvement d’origine arabe lance au monde un défi : une nouvelle religion, qui rejette explicitement l’incarnation de Dieu en Jésus, qui affirme l’unicité de Dieu, et accuse l’Occident d’avoir fabriqué, à côté du Dieu-très-Grand, un deuxième Dieu, incarné.

          Quand on applique au Coran les méthodes de l’exégèse historico-critique, trois niveaux d’écriture apparaissent clairement dans le texte :

 -a- Sa première source est juive : sous l’influence du rabbin de la diaspora juive de La Mecque, l’auteur, né arabe dans la tribu des Qoraysh, semble s’être discrètement converti au judaïsme tel qu’il était véhiculé à son époque : c’est-à-dire un judaïsme talmudique exalté, messianique, qui nous est bien connu par ailleurs.

 -b- En même temps, il a rencontré des chrétiens hérétiques, rejetés par le christianisme impérial. Je les identifie aux nazôréens, l’une des tendances du judéo-christianisme primitif qui serait tombée dans l’oubli si Jésus n’avait pas été, de son vivant, affilié à cette secte juive d’origine baptiste. L’auteur du Coran s’est laissé séduire par le portrait nazôréen d’un Jésus exclusivement homme, et il effectue une synthèse de ces deux apports, juif talmudique et judéo-chrétien.

 -c- Enfin, la troisième et dernière période d’écriture du Coran n’est rien d’autre que le carnet de route d’un chef de guerre arabe, le récit de ses démêlés politico-militaires avec ses voisins et de sa conquête du pouvoir par la violence.

           On retrouve tout cela pêle-mêle, mélangé sans ordre dans les 114 sourates du Coran. L’auteur prétend répondre à la question qui avait si longtemps agité la chrétienté : qui est Jésus ? Et puisqu’il refuse sa divinité, quelles sont les voies d’accès au divin ? En rejetant ce qu’il appelle « la magie chrétienne », il crée le référent d’une nouvelle civilisation, l’islam, qui attirera à elle le quart de l’humanité.

          L’islam coranique est donc la seule réforme radicale du christianisme qui ait réussi, là où tous les hérétiques de la Grande Église avaient successivement échoué. Il l’a fait, et continue de le faire, en s’opposant à une chrétienté considérée par lui comme infidèle à l’unicité de Dieu – c’est-à-dire païenne.

           Mais revenons à l’Occident.

          Pendant les siècles qui suivent, solidement campé sur une identité qui trouve sa source dans un référent désormais indiscuté – le dogme de l’incarnation défendu par l’Église -, l’Occident continue sa route. Et quand il étend sur la planète son modèle de civilisation, le christianisme triomphe avec lui. Tandis que l’islam s’efface – provisoirement.

          Vont alors se produire en son sein trois secousses majeures. La première, la Réforme protestante, va entamer l’unité européenne cimentée autour de Rome. Mais Luther et Calvin n’ont pas remis en cause le dogme de l’incarnation, ils n’ont pas touché au référent fondateur de l’identité occidentale. Le moment le plus révolutionnaire de la Réforme apparaît comme celui où Luther traduit la Bible en langue allemande. A son insu peut-être, en mettant le texte sacré à la portée de tous, il a permis à l’Occident chrétien d’échapper au piège redoutable du fondamentalisme – du moins jusqu’à une époque récente.

           La seconde secousse, c’est le mouvement des Lumières, le triomphe de la raison sur la foi considérée comme irrationnelle. Mais sa diffusion touche surtout les élites : au XIX° siècle, l’empreinte des Églises chrétiennes est encore très forte sur l’Occident. Grâce à la colonisation de la planète par les occidentaux, ces Églises deviennent des puissances mondiales.

           Troisième secousse, la laïcité instaure difficilement la séparation des Églises et des États. Mais les référents des nouvelles nations européennes restent chrétiens. Les Églises, qui ont officiellement perdu leur pouvoir sur les sociétés, transfusent en elles l’essentiel de leurs valeurs et gardent ainsi leur emprise. Le code Napoléon, qui servira de modèle aux législations européennes, puise dans le Nouveau Testament une bonne partie de sa morale individuelle et sociale, ainsi que l’inspiration de ses lois.

           Au tournant du XX° siècle, c’est la 1° crise moderniste : l’Église catholique, qui a encore une certaine vitalité intellectuelle, réagit en s’isolant dans sa forteresse dogmatique et en rejetant le monde moderne dans les ténèbres.

          L’après-guerre connaît la 2° crise moderniste : on voit apparaître deux mouvements, l’un théologique et l’autre social, qui s’épaulent et remettent en cause la structure hiérarchique des Églises. Pourtant, en tant qu’institutions elles sont toujours partout présentes.

          Souvenez-vous : dans presque toute l’Europe elles contrôlaient encore des partis politiques influents (les Démocrates Chrétiens), des syndicats, l’éducation, des mouvements de jeunes, des organismes caritatifs (devenus aujourd’hui ONG), elles tenaient des hôpitaux, des prisons. Chez nous le catholicisme inspirait – je cite en vrac – la littérature (Bernanos, Mauriac, etc.), la philosophie (Maritain, Bergson, Gabriel Marcel), la poésie (Claudel, Marie Noël, La Tour du Pin), la musique (Honegger, Poulenc), la peinture (Rouault, Cocteau), l’architecture (Le Corbusier).

          Eh bien ! Le court temps d’une génération, la nôtre, tout cela s’est effondré. En un demi-siècle, le christianisme comme référent fondateur a disparu du champ de la civilisation occidentale et de sa créativité.

           Ce déclin inexorable sera un temps masqué par l’expansion missionnaire du XIX° siècle, puis par la montée des fascismes au début du XX° : après la 2° guerre mondiale, il s’est transformé très rapidement en effondrement.

          Commencé en 1962, le Concile de Vatican II a suscité de grands espoirs. Mais en refusant de toucher aux dogmes fondateurs, il s’est voulu délibérément comme un concile pastoral. Par ce terme qui définissait son absence d’ambition, l’Église du XX° siècle avouait qu’elle n’avait plus les moyens de bâtir, ou de rebâtir, les référents d’un Occident en crise.

          Les avancées intellectuelles, sociales, morales et spirituelles au sens large se font désormais en-dehors d’elle : altermondialisme, condition de la femme, écologie, méditation, retour des religions « orientales », recherches sur l’identité de Jésus, etc.

           Bref, le christianisme n’est plus aujourd’hui l’adolescent fougueux de ses débuts, en croissance irrésistible, faisant naître et entraînant derrière lui une civilisation conquérante. C’est un vieillard fatigué, ankylosé par les énormes calcifications idéologiques héritées du passé. Reliquat à la fois fastueux et pesant de ce passé, la chape dogmatique, faite d’éléments superposés au cours des siècles, empêche le christianisme de rester en contact avec la marche de l’humanité occidentale.

          Conservatisme et perte de contact allant évidemment de pair.

          Pour la première fois depuis ses origines, l’Occident se trouve en fait privé d’identité référentielle. L’Europe officialise ce fait en se refusant à intégrer, dans son projet de constitution de 2004, une référence à ses origines chrétiennes.

 III. LE CHOC DES MESSIANISMES

           Ce sont des sociologues américains (1) qui se sont penchés sur la notion d’effondrement des civilisations : tous reconnaissent, comme Christopher Dawson (2) , que « les grandes religions sont les fondements des grandes civilisations ». Mais dans leurs travaux, ils ne donnent guère au fait religieux la place centrale qui lui revient. Ils analysent les civilisations à coup de statistiques, et finissent par attribuer leur effondrement à des causes économiques, sociétales ou environnementales.

          Dans la lecture que je vous ai proposée ici, au contraire, j’ai envisagé la naissance et la mort de la civilisation occidentale en suivant l’évolution de son référent principal, c’est-à-dire religieux. Je complète ainsi l’analyse trop factuelle des américains en intégrant les résultats de l’école française de sociologie, qui a étudié de près le déclin du catholicisme en France, et sa signification dans l’évolution des référents de notre pays.

           Nous avons identifié la divinisation de l’humain comme référent fondateur de l’Occident. Pour comprendre la gravité du choc brutal de civilisations dont parlait Arnold Toynbee, il importe de revenir au premier référent, que j’ai laissé jusqu’ici de côté : la transformation de Jésus en Messie, le messianisme.

          En fait, ce sont plusieurs formes de messianisme qui campent face à face, et cherchent à se détruire en l’emportant, chacune d’entre elle, sur les autres :

 1) Le messianisme juif

             Il a toujours été territorial. Pour les sionistes, le retour du Messie ne pourra s’accomplir que lorsque l’État juif se sera rétabli dans les frontières physiques du royaume mythique de David, le « Grand Israël » qui va du sud de la Syrie à la Jordanie actuelle – englobant bien sûr la Palestine dans sa totalité.

 2) Le messianisme chrétien 

           Il n’a jamais été territorial, mais idéologique et politique. Le Messie reviendra quand toute la planète aura été baptisée sous la bannière du Christ-Roi.

 3) Le messianisme fondamentaliste musulman

           Le fondamentalisme, c’est la sacralisation d’un texte, considéré comme parole de Dieu lui-même et donc intouchable, devant être pris à la lettre.

          Sa version musulmane est à la fois territoriale (la reconquête de la Palestine avec Jérusalem comme capitale politique) et idéologique/politique, quand toute la planète se prosternera en direction de La Mecque et de sa Ka’aba.

           4) Pour mémoire, le messianisme communiste, accompagné du messianisme Nazi, qui ont lancé un bref éclat meurtrier avant de s’effondrer. Ici, c’est le prolétariat pour le communisme, ou le Peuple des Seigneurs pour le nazisme, qui étaient le Messie. Leur prise du pouvoir devait marquer le début de la fin de l’Histoire.

           5) Enfin un nouveau venu, peut-être le plus dangereux : Le messianisme fondamentaliste américain

           Né aux USA dans le renouveau évangélique des années 1970, il dispose là-bas d’une audience populaire considérable. Pour ces américains, le Messie tant attendu est enfin arrivé : c’est la morale, le mode de vie et de consommation, la démocratie et le capitalisme à l’américaine. Ici le Messie, c’est l’Amérique sûre de ses valeurs, et prête à les imposer à toute la planète, fut-ce par la force.

 IV. L’AVENIR EN QUESTIONS

           Pris en étau entre ces divers messianismes, chacun par nature dominateur et opposé aux autres, l’avenir d’un Occident désormais privé d’identité référentielle apparaît bien sombre.

          Mais un mouvement se fait jour, très discrètement, au sein même du christianisme : j’y vois pour lui à la fois le plus grand danger, et le plus grand espoir.

           En effet, depuis le milieu du XIX° siècle, des chercheurs (protestants, puis catholiques) se sont mis à étudier la Bible à l’aide d’un outil nouveau, la méthode historico-critique. Utilisant la linguistique, l’archéologie, l’épigraphie, l’Histoire et l’exégèse comparées, ces chercheurs situent les textes sacrés dans leurs époques et leurs milieux d’origine, dans leur culture de formation. Ils cherchent à dégager les faits, et les différents messages, de leurs contingences historiques. De plus en plus, ils se sont libérés, dans leur lecture, des lunettes contraignantes du dogme.

          Ils redécouvrent ainsi la personne, et la personnalité du juif Jésus, la façon dont il a été transformé en Dieu, et les motifs de cette transformation. Ils parviennent à séparer ce qu’il a dit et fait, de ce qu’on lui a fait dire ou fait faire.

          Leurs travaux, discrets et presque confidentiels, posent la vieille querelle de l’identité de Jésus en termes nouveaux. Non plus de façon polémique comme dans le passé, mais par l’étude sereine et objective des textes fondateurs chrétiens. Le dogme de l’incarnation, dans lequel nous avons identifié le référent principal de la civilisation occidentale, n’est plus remis en cause de l’extérieur, par ses ennemis, mais de l’intérieur, et par ses spécialistes les plus talentueux.

         Certes, la redécouverte du visage et de l’enseignement authentiques du juif Jésus signent l’arrêt de mort d’institutions ecclésiales chrétiennes qui se sont constituées en les dénaturant. Mais elle met en lumière la personnalité fascinante et le message puissant d’un homme qui aurait pu faire naître un autre monde que le nôtre, s’il n’avait pas été trahi par les siens.

          Cette démarche a-t-elle un avenir ? Pourra-t-elle offrir à une civilisation occidentale épuisée, vidée de sa substance, un nouveau souffle ? Pourra-t-elle proposer à nos jeunes d’autres perspectives, que celles des convulsions d’une société de consommation parvenue à des excès insupportables pour la planète ?

            Et puisque le rejet d’un deuxième Dieu est l’élément moteur du Coran, le retour du christianisme à l’homme Jésus ne signerait-il pas la fin du Djihad, la réconciliation tant attendue entre chrétiens, musulmans et juifs ?

           Oui, mais…

          Quand on sait que les Églises chrétiennes, qui devraient être les premières à les assumer et à les diffuser, refusent absolument d’accepter les résultats de cette recherche, pour en tirer les conséquences.

          Quand on voit qu’en Occident, depuis la fin du communisme et la remise en cause du capitalisme, la quête de nouveaux référents s’exprime en-dehors des institutions religieuses traditionnelles.

          Quand on voit la France s’interroger sur son identité.

          Quand on connaît enfin l’imbrication des ambitions politiques et des objectifs religieux…

           On a tendance à perdre espoir.

          Lorsque notre génération – la dernière à avoir connu une civilisation désormais agonisante –, lorsqu’elle ne sera plus là… Qui donc pourra transmettre à nos petits-enfants l’ambition d’un Occident, unifié autour de valeurs communes ?

                                            M.B., Nice, le 13 janvier 2011
 Cette conférence est une synthèse de plusieurs articles publiés dans ce blog (Entre autres, catégorie « Crise de l’Occident »)

 (1) Arnold Toynbee, A Study of History , 1961 : « Les civilisations meurent de suicide, pas d’assassinat ». Joseph Tainter, The Collapse of Complex Societies, 1988. Samuel Huntington, Le choc des civilisations. Jared Diamond, Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, 2005.

 (2) Dynamics of World History, p. 128.

PEUT-ON CHANGER LE MONDE ? (II) Le désespoir

          Les révolutions françaises du XIX° siècle avaient fait naître un immense espoir : on changerait le monde, en changeant l’Homme (cliquez) .

          On commença par détruire deux des trois « ordres » féodaux, le premier-ordre ou clergé, le deuxième-ordre ou noblesse. Devenu tout alors qu’il n’était rien (1), le troisième-ordre ou Tiers-état s’engouffra dans l’ascenseur de la Révolution. Puis l’Empire et les Restaurations mirent fin au rêve : on revint pratiquement à la case départ.

          Était-il donc impossible de changer le monde ?

 I. Changer les sociétés ?

           Se produisit alors un bouleversement inattendu, la naissance du capitalisme industriel. L’ex Tiers-état se fractura en deux : d’un côté les patrons, qui investissaient leurs capitaux, et de l’autre les ouvriers qui les faisaient fructifier par leur travail.

          Pour rendre compte de cette mutation, Karl Marx inventa la notion de classes sociales. Son projet révolutionnaire n’était plus focalisé d’abord sur la création d’un Homme Nouveau, mais d’une société nouvelle. L’Homme valant ce que vaut son travail, la classe ouvrière était appelée à prendre le pouvoir en anéantissant la classe possédante.

           Les révolutions du XIX° siècle avaient voulu réhabiliter l’individu par des slogans inspirés du christianisme (cliquez) . Pour celles du XX° siècle l’individu n’était rien, qu’un atome du corps social. On les appela totalitaires, parce qu’elles s’emparaient de la totalité des individus pour les chauffer jusqu’à ce qu’ils fondent, et se fondent dans la masse. Elles ne laissaient aucune place aux inquiétudes morales, spirituelles ou métaphysiques sur la vie, la mort, la rencontre d’une transcendance.

            La naissance, la dictature puis l’écroulement de l’idéologie communiste ont parcouru le XX° siècle, avec son reflet exact, inversé comme dans un miroir, l’idéologie fasciste.

          Deux rêves messianiques et apocalyptiques, de nature identique (cliquez) .

          En principe vaincus par la chute d’un blockhaus puis d’un mur, ces formes du totalitarisme n’ont cessé de ressurgir. Entre autres dans la Révolution Culturelle chinoise ou chez les Khmers rouges, épisodes tragiques qui associèrent explicitement le projet de créer en même temps un Homme Nouveau, et une société nouvelle.

           Toutes les pistes révolutionnaires avaient été explorées, pour s’écrouler en ne laissant derrière elles que ruines et cadavres. Faute d’alternative, le capitalisme triompha jusqu’à vaciller à son tour dans la crise issue des subprimes, qui semble nous mener aujourd’hui dans le mur.

           Lucide, la jeunesse perçut dès le début la profondeur de cet échec planétaire. Elle ne se résignait pas et réclama un autre monde : « This world is over », ce monde-là est fini. Ce furent les vagues successives des mouvements altermondialistes, depuis les Hippies (1968) jusqu’aux Indignés (2011) : on criait dans la rue, puis les voix s’enrouaient de fatigue. Les protestataires finissaient par se soumettre, rentraient dans le système qu’ils retrouvaient inchangé, identique à lui-même.

          Les plus convaincus, les plus généreux tombèrent dans le désespoir : drogue, alcool, violence, terrorisme. Avec le suicide comme arme ultime.

           Dans ce monde qui pourrissait sur pied, il existait pourtant une institution dont le prestige et les moyens étaient encore intacts au milieu du XX° siècle. L’Église catholique aurait pu offrir une alternative aux révolutions manquées, une perspective aux idéaux trahis, une issue aux impasses mortifères : elle finit par reconnaître qu’un monde nouveau était en train de naître (2). Mais ce fut pour rendre les armes devant le capitalisme triomphant, en établissant des digues de protection devant la montée du socialo-communisme égalitaire (3).

          Ce compromis entre réalité et idéal (supposé évangélique) était-il viable ?

          Pouvait-on en même temps accepter le monde tel qu’il est, et chercher à le changer sans rompre totalement avec lui ?

          La « doctrine sociale chrétienne » n’a jamais été appliquée nulle part. L’Église affichait sa « préférence pour les pauvres », mais ne faisait pas pour elle-même le choix de la pauvreté. Quand elle ne se rangeait pas du côté des puissants et des riches, elle assistait en spectatrice à l’étouffement des protestataires, drapée dans un silence assourdissant (4).

          Les indignés de tous bords comprirent vite qu’ils n’avaient plus rien à attendre d’elle.

           Après la terre, le ciel était désormais vide.

          Et dans ce vide, le monde continuait à tourner, inexorable.

 II. Changer la morale ?

           Commercialisée aux USA en 1966, en France en juin 1967, la pilule contraceptive fut pour le XX° siècle un événement aussi marquant que la révolution industrielle du XIX°.

          Elle a rendu possible la révolution des mœurs, l’irruption du plaisir pour lui-même.

           Entre mai 1968 et l’apparition du Sida en 1982, ce fut une explosion libertaire sans limites. Emmenée par de grands écrivains (Nabokov aux USA, Gide et sa postérité (5) en France), la société occidentale dépénalisa les homosexualités et proclama le droit universel à la liberté sexuelle, quel que soit l’âge. Bref moment d’ivresse, vite tempérée par l’apparition de l’exploitation commerciale des plus faibles livrés aux fantasmes de malades sexuels.

          La diffusion galopante d’un minuscule rétrovirus mit fin au règne du plaisir illimité.

          On légiféra contre les excès de la liberté, on revint au moralement correct, mais le mal était fait : le plaisir avait acquis droit de cité. Un monde nouveau venait de naître.

           Dans cette époque troublée, l’Église catholique aurait pu utiliser son audience pour proposer la réintégration du plaisir dans l’amour. Pour montrer comment l’un et l’autre, quand ils ne sont pas dissociés, sont l’une des voies ordinaires qui mènent à l’expérience directe de la transcendance.

          Au lieu de cela elle tourna le dos au monde nouveau qui se cherchait, s’enferma dans le refus et la condamnation.

           Perdant définitivement la confiance des jeunes, et le peu de crédit qui lui restait. Ils se retrouvèrent seuls pour gérer leurs vies affectives, sans conseils, sans repères, sans horizons.

          Heureusement pour eux et pour nous, l’amour est à lui-même son propre horizon.

           L’effacement des Églises du champ de la conscience morale accompagnait la maturité du Nouveau Monde : un monde décidé à « s’en sortir tout seul », sans maîtres ni horizon transcendant, en même temps qu’il était effrayé par la disparition des guides et des porteurs d’idéaux traditionnels.

          N’apercevant rien, ni personne, capable de remplir ce vide qu’il préférait ignorer ou éviter du regard, tant il est angoissant. Mais vers lequel il marchait les yeux fermés.

 III. Une nouvelle spiritualité ?

           Pendant 17 siècles, ce sont les Églises chrétiennes qui ont eu le monopole de la transcendance, et des moyens d’en faire l’expérience.

          Prisonnier de son héritage juif, le christianisme évangélisa les peuples à coup de liturgies et de prières vocales. « As-tu dit ta prière ? » : prier, c’était réciter des formules.

          Même les moines, fers de lance de l’évangélisation, se voyaient fixer par leur Règle un objectif quantitatif : plus on marmonnait de psaumes, mieux on se rapprochait de Dieu (cliquez) .

            Il y avait eu pourtant en Orient des Maîtres pour enseigner l’Hésychia, en Occident d’autres qui parlaient d’Oraison, ces deux formes de la prière silencieuse. Mais ils ne franchissaient pas le cercle des initiés, et surtout aucun n’expliquait de façon simple, claire et efficace comment parvenir au silence intérieur, porte d’entrée de la rencontre avec la transcendance.

          L’Occident se tourna alors vers l’hindo-bouddhisme, pour découvrir que tout y était dit et expliqué de façon lumineuse, dans un contexte anthropologique et cosmologique totalement différent du christianisme. Et infiniment plus cohérent avec l’expérience, la raison et la science.

          L’Église, seule à posséder la vérité, ignora splendidement ce champ de l’expérience spirituelle. Les meilleurs de ses fils se détournèrent d’elle pour aller défricher, chez les Maîtres orientaux, les chemins de la rencontre avec l’Ineffable dans le silence de l’esprit et des passions.

           Trois fois orphelin de son passé (socialement, moralement, spirituellement), l’Occident n’a pas aujourd’hui d’autre choix que de prendre ses destinées en mains, seul face à un avenir qu’il n’a plus les moyens de comprendre ni d’imaginer.

          Debout aux frontières des ténèbres, ses veilleurs ne voient-ils rien venir ?

                          M.B., 7 novembre 2011

                                        (à suivre – cliquez )

 (1) Qu’est-ce que le Tiers-état ? Rien. Que doit-il être ? Tout. C’est le titre d’une brochure de Sieyès qui accompagna le début de la Révolution française.

(2) Encyclique Rerum Novarum (« Un monde nouveau »), 1891.

(3) Après Rerum Novarum, Quadragesimo Anno (Pie XI, 1931), Mater et Magistra (Jean XXIII, 1961) et Centesimus Annus (Jean-Paul II, 1991) marquent les tâtonnements successifs du magistère catholique dans le domaine social, pendant un siècle.

(4) Quand elle ne les condamnait pas s’ils étaient d’inspiration chrétienne, comme la « Théologie de la libération » en Amérique latine.

(5) Au hasard et sans ordre : Radiguet, Bataille, Genêt, Pauvert, Guillotat, Matzneff, Duvert, les surréalistes…

JÉSUS A LA LUMIÉRE DE LA RECHERCHE CONTEMPORAINE (Jésus et le Bouddha)

Conférence donnée au Cercle Renan, St Germain-des-Près (Paris)

 I. La Quête du Jésus historique

           Pendant vingt siècles, la chrétienté n’a reconnu que « Le Christ » : la réalité historique du nazôréen s’effaçait derrière l’icône du Dieu fait homme, sur lequel s’est construite la culture occidentale. Une fois mis sur orbite divine à la fin du 1er siècle, Jésus avait perdu toute son identité et son enracinement juifs.

           C’est pourtant un Juif (Jacob Emden, † 1776) qui le premier affirma que « le nazôréen a apporté un double bienfait au monde : d’une part, il a renforcé majestueusement la Torah de Moïse… d’autre part, il a fait du bien aux païens en les éloignant de l’idolâtrie ». C’est un autre Juif, Moses Mendelssohn († 1786), qui affirma que Jésus n’avait jamais voulu créer une religion nouvelle. Au même moment, Hermann Reimarus publiait le premier ouvrage écrit par un chrétien, qui reconnaissait explicitement que Jésus était juif.

           Le ‘’fondateur’’ du christianisme, un Juif ? L’idée allait cheminer, lentement.

           En 1865, David Srauss publia un ouvrage au titre programmatique, Le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire, tandis que Renan faisait entrer la  »Quête du Jésus historique » (cliquez) dans l’arène publique par sa Vie de Jésus (1863). Excellent hébraïste, il connaissait mal la tradition rabbinique-talmudique mais avait tout compris : « Ses disciples, écrit-il, ont fait de Jésus ce qu’il y a de plus anti-juif : un homme-Dieu ».

           Au début du XX° siècle se développa une « Jewish reclamation of Jesus », une volonté juive de se réapproprier la personne de Jésus sans haine ni ressentiment. En 1933, Joseph Klausner écrivit en hébreu un Jésus de Nazareth qui s’efforçait de donner une image du Jésus historique qui ne soit « ni celle de la théologie juive, ni celle de la théologie chrétienne ».

          À partir des années 1960-70, les choses s’emballèrent. Robert Aron intéressa le grand public français par ses Années obscures de Jésus (1960) et Ainsi priait Jésus (1968), l’israélien Schalom Ben Chorin publia Bruder Jesus (1967). Mais les réticences catholiques restaient vives : quand en 1975 j’ai proposé à Rome mon sujet de thèse en doctorat, « La liturgie juive et la judaïté de Jésus », le Vatican a rejeté ce projet. Pourtant peu après, le catholique Laurenz Volken écrivait un Jesus der Jude (1985).

          Dans les années 1990, avant de mourir le dominicain français Marie-Émile Boismard publia quelques ouvrages savants sur les évangiles, au contenu déstabilisant pour le dogme catholique. En Allemagne, le sociologue Gerd Theissen donna un délicieux roman, L’ombre du Galiléen (1988), l’une des rares œuvres de fiction qui tenait compte (avec les miennes) de la recherche historique sur Jésus. Et Eugen Drewermann publia plusieurs ouvrages marquants, dont Psychanalyse et exégèse (2000).

           Dans le domaine purement exégétique, c’est aux USA que les choses avancent depuis 1990. Malgré le Jesus Seminar qui fourvoyait son monde sur une fausse piste, des exégètes de haut niveau comme James Charlesworth, John-Dominic Crossan ou Raymond E. Brown placèrent la recherche sur les bons rails. Ils permirent à John P. Meier d’entreprendre son monumental A marginal Jew, Jesus, véritable encyclopédie de la Quête du Jésus historique dont 4 tomes sont traduits en français (1).

          On s’aperçoit que ces exégètes savent tout ou presque du Jésus historique, mais ils ne peuvent pas tout dire, parce qu’ils font tous partie d’une Église chrétienne. N’ayant pas les mêmes contraintes, je me suis aventuré là où ils ne peuvent aller. En 2001, j’ai publié Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus : bien que ne bénéficiant pas encore des travaux de Meier, cet ouvrage reste valable pour l’essentiel. Je l’ai mis à jour par Jésus et ses héritiers et il a donné naissance à deux romans, Le secret du treizième apôtre et Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers) qui est comme une synthèse de tous ces travaux et met en lumière l’originalité de l’enseignement de Jésus. Bientôt va paraître L’évangile du treizième apôtre, aux sources de l’évangile selon s. Jean . Dans tous ces livres, je cherche à retrouver la réalité historique de l’homme Jésus.

 II. La boîte à outils : le critère politique

           Les exégètes de la Quête du Jésus historique utilisent des critères scientifiques, sorte de « boite à outils » qui a totalement renouvelé notre compréhension des évangiles et de la façon dont ils se sont formés.

          L’un de ces outils est le « critère d’attestation multiple », qui analyse les points communs et les divergences des synoptiques. Il permet de remonter très haut, jusqu’à la transmission orale qui a donné naissance à des livrets qui devaient ressembler à l’Évangile selon Thomas ou à la Source Q, récemment publiés. On peut alors tenter d’identifier l’empreinte de celui – ou de ceux – qui, à partir des traditions communes aux évangélistes, ont par la suite élaboré les textes tels qu’ils nous sont parvenus.

           Autre critère très efficace, le « critère d’embarras » : il permet d’authentifier des traditions qui auraient trop embarrassé les Églises en formation, pour qu’elles aient pu songer à les inventer. Par exemple, le baptême de Jésus par Jean-Baptiste : quand on commença à diviniser Jésus, il était incongru de faire savoir qu’il s’était soumis, comme n’importe quel Juif, au baptême administré par l’ermite du Jourdain. L’attestation de ce baptême par les trois synoptiques en fait pourtant un événement historiquement indiscutable. On ne s’étonnera pas de voir qu’il a été supprimé du IV° évangile, dit selon s. Jean, dans sa version finale qui date d’environ l’an 90 : les ‘’correcteurs’’ commençaient leur travail de relecture des faits, Jésus était déjà divinisé, il ne pouvait pas en être passé par Jean-Baptiste et son rituel typiquement juif.

           Ce critère est complété par le « critère de discontinuité », qui permet d’identifier des éléments étrangers aux milieux juifs ou grecs dans lesquels les évangiles ont pris naissance. Par exemple, l’attitude critique de Jésus concernant certaines prescriptions de la Torah, le sabbat, les serments ou le divorce.

           En appliquant ces critères, on parvient à distinguer ce que Jésus a dit de ce qu’on lui a fait dire, ce qu’il a fait de ce qu’on lui a fait faire (cliquez). Mais alors, se pose une question toute simple à laquelle les exégètes chrétiens ne peuvent pas répondre sans cesser immédiatement d’appartenir à leur Église : pourquoi les premières générations chrétiennes ont-elles ainsi modifié, altéré, corrigé les paroles, les gestes et la personne même de Jésus ?

          C’est qu’elles obéissaient à un objectif politique : créer dans l’Empire une nouvelle religion, afin de prendre le pouvoir (ce qui a parfaitement réussi). L’idée que les Douze étaient animés d’une ambition politique – prendre la première place – parcourt tous les évangiles. Si l’on intègre ce critère politique dans la lecture et la compréhension du Nouveau Testament, on n’est évidemment pas très populaire chez le

III. L’identité de Jésus

           La lecture historico-critique des textes permet d’aborder sous un jour nouveau la question qui a agité l’Occident pendant 7 siècles : qui était Jésus ?

           1) Jésus est-il le Messie ?

            Le christianisme a emprunté au judaïsme sa caractéristique principale : c’est une religion messianique. Un nouveau monde est attendu, qui remplacera celui-ci au prix d’une apocalypse, un déluge de feu et de sang. La venue du Messie précèdera ou accompagnera cette apocalypse. Il prendra la tête des Fils de Lumière pour mener une guerre d’extermination au cours de laquelle les fils des ténèbres seront tous massacrés. Vous reconnaissez dans ces termes l’idéologie essénienne, qui a joué un grand rôle dans la construction du premier christianisme (2) – bien que Jésus, lui-même, n’ait jamais été essénien.

           On sait que cette première génération chrétienne a vu en Jésus le Messie attendu. Mais lui-même, qu’en a-t-il dit ? La réponse se trouve dans un texte remanié par Matthieu et Luc, mais dont Marc donne l’énoncé original. Jésus était parfaitement au courant de l’obsession messianique juive de son entourage : « Qui dites-vous que je suis ? » demande-t-il à ses suiveurs. « Pierre lui dit : toi, tu es le Messie ! » Et il les menaça (épitimesen) afin qu’ils ne disent à personne [une chose semblable] à propos de lui » (Mc 8,30).

          Épitimesen est un verbe fort : ici, comme dans quelques autres passages non retouchés des évangiles, Jésus refuse nettement, catégoriquement, d’être pris pour le Messie attendu par ses compatriotes.

           2) Jésus est-il de nature divine ?

            La divinisation d’un homme était inimaginable en contexte juif : c’est la 2e génération chrétienne qui a progressivement transformé le fils de Joseph en Dieu, né de Dieu. Mais la Palestine au temps de Jésus était en contact avec les religions gréco-romaines et orientales qui divinisaient toutes des héros mythiques. Une rencontre que fait Jésus n’a donc rien d’étonnant, là aussi il faut la lire chez Marc car Matthieu et Luc modifient subtilement le texte.

Quelqu’un s’agenouille devant lui et lui demande : « Maître, toi qui es Le Bon, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? »

          Sachez que c’était l’habitude, quand on rencontrait un ‘’maître’’ en Israël, de lui poser cette question – plus tard, elle sera reprise par les Pères du Désert. Mais notez la façon dont l’homme appelle Jésus : Didascale àgathé, c’est une apposition qu’il faut traduire comme je l’ai fait « toi qui es Le Bon », et non pas « bon maître ». Et j’ai mis des majuscules, car ‘’Le Bon’’ était l’une des façons dont le judaïsme nommait Celui dont le nom ne peut pas être prononcé – on disait aussi ‘’la Puissance’’, ‘’la Gloire’’, etc.

           Autrement dit, l’homme donne spontanément à Jésus un nom divin, ‘’Le Bon’’. Et lui, avant de répondre posément à sa question, réagit vivement : « Pourquoi m’appelles-tu ‘’Le Bon’’ ? Nul n’est ‘’Le Bon’’ si ce n’est l’Unique, Dieu » (Mc 10,17).

          Dans ce passage comme dans d’autres, Jésus refuse nettement, catégoriquement, d’être pris pour un Dieu.

 IV. Le Dieu de Jésus

           Si Jésus n’est qu’un homme parmi les hommes, qui donc est Dieu pour lui ?

          La réponse est nette : le Dieu du Juif Jésus est le Dieu de tous les Juifs, le Dieu de Moïse et d’Abraham.

          Les discours sur Dieu attribués à Jésus, surtout dans l’évangile dit selon s. Jean, sont en fait des catéchèses chrétiennes de la fin du I° ou du début du II° siècle. Il est frappant de remarquer que Jésus lui-même n’a jamais parlé directement de Dieu – et pourquoi l’aurait-il fait, Juif s’adressant à des Juifs croyants ? Jésus n’est pas un théologien, il n’a donné aucune définition de Dieu, il ne l’a jamais décrit dans ses attributs divins.

          Quand il en parle, c’est indirectement, dans des paraboles où il ne décrit pas Dieu, mais où il propose une nouvelle relation avec Lui.

          Son Dieu n’est pas le Dieu lointain, juge terrifiant et impitoyable de la Torah, mais un Dieu proche avec lequel il entretient la relation confiante et abandonnée d’un petit enfant envers son père ou sa mère.

           C’est la parabole du fils prodigue de Luc 15. Après avoir quitté la maison paternelle et avoir dépensé tout son avoir dans la débauche, le fils fait retour sur lui-même et décide de rentrer chez son père. Chemin faisant, il prépare un petit discours : « Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Mais traite-moi comme l’un de tes serviteurs… »

          Pendant tout ce temps, jour après jour, le père rongé d’anxiété l’a attendu devant la porte de la propriété, guettant sa silhouette. Quand il le voit au loin, il le reconnaît immédiatement, court vers lui, ferme la bouche à son petit discours de repentance, l’embrasse tendrement et ordonne qu’on prépare pour lui, sans attendre, un festin de bienvenue.

          Car le ‘’Royaume’’, le paradis selon Jésus, c’est un repas de fête où chacun se retrouve dans la convivialité auprès de l’hôte, le Père aimant (3).

          Et pour bien marquer la nouveauté de cet enseignement, quand Jésus donne à ses disciples une formule de prière, il leur dit d’appeler Dieu Abba, mot qu’il faut traduire par quelque chose comme ‘’petit papa’’, ‘’daddy’’. Nous avons ici une nouveauté absolue dans l’histoire des religions. Jusque là, le dieu rendait possible la séparation de l’univers entre sacré et profane. Je vous renvoie à l’œuvre de René Girard : le dieu appartenant à la sphère du sacré (qu’il crée, en quelque sorte), une forme de violence était rendue nécessaire pour réconcilier l’univers avec lui-même. On sacrifiait une victime au dieu, victime qui assumait la culpabilité de l’humanité mais se voyait divinisée puisque par sa mort elle rétablissait le lien entre le dieu et les hommes, entre le sacré et le profane.

          Un dieu proche, un Abba qui refuse la victimisation de son fils mais lui offre la rédemption (le retour à la maison) par sa tendresse, cela n’existait nulle part. En tout cas, pas dans le judaïsme qui ne s’adresse jamais à Dieu par ce petit nom, jugé familier et indigne du Dieu de Moïse.

          En un seul mot, Abba, Jésus résume tout son enseignement sur Dieu. Il introduit une révolution qui n’a été, hélas, ni comprise ni suivie d’effets.

 V. L’approche hindo-bouddhiste

           Pour aller plus loin, je vous propose de comparer, non pas le christianisme et le bouddhisme, confrontation de deux systèmes idéologiques qui mène à une impasse. Mais l’expérience vécue par deux hommes, Jésus à la lumière de la recherche historico-critique et le Bouddha Siddhârta tel qu’on le devine à travers les dialogues du Tipitaka, qui sont proches de l’enseignement du maître lui-même (4) . On se trouve alors en présence de deux conceptions de l’Homme et du monde, deux anthropologies fort différentes.

           1- L’anthropologie judéo-chrétienne

           Elle est linéaire. Avant la naissance, il n’y a rien, nous n’existons pas. Après la naissance, on va vers la mort qui met un terme définitif à la vie. Dans l’attente de la résurrection on végète dans le Shéol, qui n’est pas un lieu de punition mais d’attente de la fin du monde. Alors, viendra la résurrection générale : ce ne sera pas un retour à l’état qui était le nôtre avant la mort, mais une seconde création, celle d’un monde parfait, enfin délivré de la domination du Mal.

           2- L’anthropologie orientale

           Elle est cyclique : « Rien ne disparaît, tout se transforme ». Avant cette naissance-ci, nous en avons connu beaucoup d’autres. Si, au moment de la mort, nous n’avons pas apuré notre karma, nous devrons renaître dans une nouvelle vie pour accumuler des actions positives et effacer ainsi les traces des actions négatives du passé.

          Celui qui est parvenu à l’extinction des passions parvient à l’Éveil, le non-retour, le Nirvâna : « Tout est accompli ».

          Pour parvenir à l’Éveil, Siddhârta se base sur une connaissance approfondie de l’esprit humain et de son fonctionnement, notamment du rôle de la mémoire.

          La mémoire est le principal obstacle à l’unification de l’esprit. Par le rappel des émotions et des idées du passé, elle nous fournit les pensées qui nous encombrent et nous ramènent à la tyrannie des passions. Elle ne lâchera prise qu’au moment où l’Eveil est atteint.

          Lutter contre la mémoire est un objectif que la tradition chrétienne avait déjà identifié. Elle proposait deux types de méthodes :

 1- Tromper la mémoire : Répétition du kyrie eleison (Pèlerin russe), des psaumes (moines), du chapelet…

2- Reformater la mémoire : remplacer le matériau des expériences du passé

* par un matériau tiré des Évangiles (Exercices de St Ignace)

* par la visualisation : icônes de l’Orient.

           Dans chacune de ces traditions, la mémoire est détournée ou éduquée, mais elle subsiste. Notez que le bouddhisme tibétain connaît lui aussi la répétition (les mantras) et la visualisation (les thankas).

          Tandis que Siddhârta ne veut ni ‘’tromper’’ ni ‘’reformater’’ la mémoire, il veut la détruire. Cela se fait par étapes progressives :

 – observer la respiration.

– Distance prise par rapport au corps, aux sensations, à l’esprit, aux formations mentales (pensées).

– Disparition de tout lien entre le méditant et ces manifestations corporelles et mentales.

– Détaché du désir sensuel et des objets mentaux, le méditant continue à penser : dans l’étape finale, l’esprit s’unifie, il n’y a plus en lui ni pensée ni mémoire, le plaisir comme la souffrance disparaissent : c’est l’Éveil ou Nirvâna.

 VI. Siddhârta et Jésus : brève évaluation

           Ầ l’usage, cette méthode de contrôle mental s’avère très efficace. Peut-on la confronter à l’enseignement de Jésus ? (5)

          Je vois trois limites à l’enseignement de Siddhârta :

 1- Selon lui, l’extinction procurerait automatiquement la fin de la souffrance, et l’accès au Nirvâna. Or dans le domaine de l’esprit, il n’y a pas d’automatismes : nous sommes sur le terrain de la liberté la plus absolue.

          De son côté Jésus introduit, non pas la notion de ‘’grâce divine’’ telle que le catholicisme l’a élaborée, mais la nécessité d’une rencontre interpersonnelle avec lui, rencontre qui déclenche la démarche de retour vers le ‘’Père’’. En fait, une double démarche – rencontrer Jésus, puis se mettre en route – qui préserve totalement la liberté humaine de choix et de décision.

 2- Une fois franchie l’étape du Nirvâna, le ciel de Siddhârta est vide.

          Son bonheur total et absolu est une réalité négative : c’est l’absence de souffrance. Mais le vrai bonheur ne connaît ni accomplissement final, ni limite (ce qui serait une nouvelle souffrance). Il manque au ciel du Bouddha une Présence, qui entraînerait celui qui a cessé de souffrir vers des « commencements sans fin », un accomplissement sans limites.

          Cette Présence, avec qui (et de qui) être heureux, les mystiques l’ont appelée Dieu. Je comprends que Siddhârta récuse ce nom, et je comprends pourquoi. Mais il n’en reste pas moins que son bel édifice est un palais vide de présence.

          Tandis que pour Jésus, le ‘’ciel’’ est une convivialité heureuse des invités au repas, entre eux comme avec le maître de maison (Abba).

 3- La méthode de Siddhârta est extrêmement laborieuse, elle suppose une longue succession de renaissances (et de souffrances). C’est un escalier, à gravir péniblement, laborieusement, marche après marche.

          Sans faire l’économie de la purification morale ni de l’effort méditatif, Jésus remplace l’escalier par un raccourci qui tient en un seul mot : Abba.

          Dès l’instant où il a fait retour sur lui-même et décide de revenir chez son Abba, le fils prodigue constate qu’il est attendu. De son côté, dès qu’il l’aperçoit et voit qu’il a entrepris cette démarche, le père l’accueille sans plus attendre : la tendresse de Dieu réalise immédiatement la réintégration de l’égaré dans la chaleur du domicile familial. Elle lui permet de franchir en très peu de temps toutes les étapes de l’Éveil, dès l’instant où il a pris la décision de revenir vers son père aimant.

          Même enseignement dans l’anecdote du ‘’bon larron’’ : elle n’est peut-être pas historique, mais sè non è vero, è ben trovato . Cloué sur sa croix, quelques minutes avant de mourir un brigand accomplit d’un seul coup tout le chemin vers l’Éveil : « Ce soir, tu seras avec moi », lui dit Jésus.

           On trouve dans le Tipitaka une anecdote similaire. Un village était terrorisé par un bandit, Angulimalla, qui avait commis plusieurs meurtres. Un jour, Siddhârta vient à traverser le village et s’étonne de le trouver portes closes, volets tirés. Ses disciples l’informent : « C’est à cause d’Angulimalla, tous les habitants se terrent chez eux ! » Ầ cet instant, Angulimalla lui-même déboule devant le Bouddha : « Maître, lui dit-il, j’ai entendu ton enseignement sur l’Éveil : je veux abandonner ma vie de banditisme et te suivre ».

          « Mais Maître, s’inquiètent les disciples, il ne peut pas devenir l’un des nôtres ! C’est un meurtrier ! » – « Laissez-le », dit le Bouddha – et il accueille avec bonté Angulimalla dans sa communauté, la Sangha.

          Six mois plus tard, Angulimalla mourut de maladie. « En vérité, dit le Bouddha à la Sangha, je sais qu’Angulimalla ne renaîtra pas : en peu de temps, il a franchi toutes les étapes de l’Éveil ».

           La sagesse consisterait sans doute à prendre le meilleur de l’enseignement de ces deux immenses maîtres. Mais j’avoue qu’étant d’un naturel paresseux, et traînant derrière moi quelques casseroles de mon passé karmique, je suis infiniment séduit par l’enseignement de Jésus.

                                   M.B. (17 janvier 2013)

(1) Un certain Juif, Jésus – Les données de l’Histoire, Cerf, 2004-2009.

(2) Comme dans le Coran : voir mon essai Naissance du Coran, aux origines de la violence, à paraître.

(3) Tout cela est développé dans Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers)

(4) Je me base surtout sur le Dîgha Nikâya, grâce à l’excellente traduction de Maurice Walshe, Thus I have heard, Wisdom Publications, London 1987. Voir aussi Môhan Wijayaratna, plusieurs publications au Cerf & chez LIS, et Walpola Rahula, L’enseignement du Bouddha, Seuil-Sagesses, Sa 13.

(5) Voir la deuxième partie de Dieu malgré lui, intitulée  »Un Bouddha juif »

JÉSUS ÉTAIT-IL NAZORÉEN ?

          Dans mes derniers ouvrages (voir les sources dans L’évangile du 13e apôtre), j’affirme sans hésiter que Jésus était nazôréen : il me faut revenir sur cette affirmation.

          On sait qu’il existait à son époque une secte juive de ce nom. Au 4e siècle après J.C., Épiphane écrit: « Ils s’appellent eux-mêmes nazaraïoi. Il y eût en effet une secte des nazaraïoi avant le Christ, et elle ne connut pas le Christ ». Pline l’Ancien (né en l’an 23) signale, en Syrie, une « province des Nazerini », nazerinorum. L’hébreu n’utilisait pas les voyelles : nazôréens, nazâréens, nazîréens, l’appellation hébraïque varie selon les versions grecques, mais le Nouveau Testament semble formel : Jésus aurait été perçu, de son vivant, comme membre d’un groupe portant ce nom.

           Quelle que soit l’orthographe, cette secte est donc antérieure à Jésus. Épiphane avoue ne pas savoir à quel moment elle a pris naissance : il pense qu’il faut les distinguer des nazîréens de l’Ancien Testament, auxquels Jean-Baptiste lui-même aurait appartenu.

          Est-ce en tant que disciple de Jean-Baptiste que Jésus aurait été nazîréen ? C’est-à-dire que ses parents auraient prononcé pour lui, à sa naissance, le vœu de nazirat ? Les nazîrs ne devaient ni couper leurs cheveux, ni boire de l’alcool – et l’on voit qu’à Cana, Jésus semble être le seul de la noce à être resté sobre. On sait aussi avec certitude que son frère Jacques était nazîr : si le cadet l’était, l’aîné devait l’être également.

          Mais les nazîréens ne doivent pas être confondus avec les nazôréens, rappelle Épiphane. On revient au point de départ : Jésus était-il nazôréen ?

           Il a été formé par des pharisiens provinciaux avant de devenir disciple de Jean-Baptiste. Puis il se sépare de son maître, adopte une attitude et un enseignement très différents de ceux du Baptiste, et s’éloigne des pharisiens ses premiers maîtres. Il se veut totalement indépendant, continuateur mais aussi rénovateur du judaïsme. Cette volonté d’indépendance, cette conscience d’apporter quelque chose de nouveau qui accomplit (et dépasse) la religion de son enfance, sont-ils compatibles avec son appartenance à l’une des sectes juives, par ailleurs mal connue ?

          Un indice permet peut-être d’y voir plus clair. Les Actes des apôtres 24,5 – et ils sont les seuls – désignent Jésus comme « chef de file de la secte des nazôréens ». Désignation hautement improbable, quand on sait que Jésus a refusé d’être assimilé à l’une quelconque des sectes juives de son époque, Zélotes, Hérodiens ou Esséniens.

          Voici donc ce qui a pu se passer.

           Les Actes sont écrits vers l’an 80, quand fait rage la controverse (qu’ils décrivent) entre Juifs et ‘’grecs’’ convertis à la nouvelle religion. A Jérusalem, on est judéo-chrétien, c’est-à-dire qu’on veut rester Juif, tout en étant disciple du Christ. Comme le dira plus tard Jérôme, ils « veulent être à la fois Juifs et chrétiens, mais ils ne sont ni Juifs, ni chrétiens ».

          Ces judéo-chrétiens, il les identifie sans hésitation : il les appelle nazôréens, et c’est en Syrie que Jérôme les a fréquentés.

          D’où mon hypothèse, qui me paraît mieux correspondre à ce que nous savons de Jésus, de la formation du Nouveau Testament et des tensions qui traversèrent l’Église chrétienne jusqu’au 5e siècle.

           Jésus, de son vivant, n’aurait été membre d’aucune des sectes juives répandues en Palestine : il trace une voie nouvelle, c’est un pionnier, un solitaire.

          Après sa mort, les premiers convertis se déchirent : faut-il d’abord être Juif, pour pouvoir devenir chrétien ? Se faire circoncire, pour pouvoir être baptisé ?

          A Jérusalem, les judéo-chrétiens répondent « oui », et se heurtent violemment à Paul de Tarse qui ne veut pas entendre parler de judaïsation comme préalable au baptême.

          Certains de ces judéo-chrétiens sont les nazôréens. Comment se rattachent-ils à la secte juive antérieure du même nom, et que signifierait ce rattachement ? La question reste sans réponse.

          Mais c’est après-coup, quand on écrit la version finale du Nouveau Testament (entre l’an 70 et 90), qu’on fait de Jésus le « chef de file de la secte des nazôréens » : victoire des judéo-chrétiens sur leurs opposants ‘’grecs’’, et victoire ambigüe puisque la version grecques des évangiles trébuche partout sur le nom exact de la secte.

          Nazôréens, nazîréens, nazaréniens ? C’est chez Matthieu qu’on trouve cette dernière orthographe, car il se croit obligé de faire de Jésus un habitant de Nazareth – pour éviter d’en faire un nazôréen, comme les autres

           Auteur du noyau initial de l’évangile selon s. Jean (cliquez), le Disciple que Jésus aimait est le seul qui ajoute sur l’écriteau de la croix la mention « Jésus le nazôréen » – mention totalement improbable, les autorités romaines ne s’intéressaient pas à l’appartenance d’un condamné à une secte juive, dont ils devaient d’ailleurs tout ignorer. L’écriteau de la croix portait seulement, comme c’était la jurisprudence, le motif de la condamnation : « Jésus, [qui s’est fait] le roi des Juifs ».

          Son insistance à qualifier Jésus de nazôréen m’a permis de suggérer que ce disciple aimé de Jésus était, lui, judéo-chrétien sous cette appellation. La communauté qu’il a regroupée autour de lui, et qui nous transmettra son témoignage dans l’évangile dit Selon s. Jean (cliquez), serait la communauté des nazôréens à laquelle font allusion les Actes des apôtres. Ce sont peut-être les « faux-frères » dont Paul parle, avec rage, dans son Épître aux Galates.

          Ces nazôréens, Jérôme les rencontre en Syrie à la fin du 4e siècle.

          Et on les retrouve dans le Coran, sous la transcription arabe nasâra. Dans mon étude à paraître, je mets en lumière le rôle considérable qu’ils ont joué dans la naissance du Coran.

           Pardon à mes lecteurs : il est vraisemblable que Jésus n’était pas nazôréen. Après la mort de Jean-Baptiste, il devient enfin lui-même dans son comportement comme dans son enseignement. Lui-même, c’est-à-dire totalement original. Il ne se rattache ni aux nazôréens, ni aux pharisiens, ni aux esséniens : il se rattache exclusivement à Celui qu’il appelle Abba, et qu’il a découvert au désert (cliquez).

          Abba, ce n’est pas un nouveau nom de Dieu, une autre définition de l’Invisible (cliquez). Par ce mot, Jésus indique seulement quelle était la nature de sa relation avec le Dieu de Moïse.

          Une relation totalement inédite dans le judaïsme, celle d’un enfant qui s’abandonne avec une totale confiance dans les bras de son papa – ou de sa maman (cliquez).

           Les chrétiens ne sont donc pas les héritiers spirituels des nazôréens, à travers Jésus qui en aurait fait partie. En revanche, le Coran est imprégné de ce qu’était devenue l’idéologie messianiste de ces judéo-chrétiens, au 7e siècle et en Syrie.

          Mais ceci est une autre histoire, de violence et de sang.

                                         M.B., 12 juillet 2013
Où l’on voit que l’exégèse, science historique, est affaire de nuances et d’interprétation. Et qu’un exégète peut être honnête dans sa recherche de la signification des textes.

LE CHRISTIANISME PEUT-IL ÉVOLUER ?

          L’étude des révolutions scientifiques permet de mieux poser une question brûlante : les religions peuvent-elles évoluer ?

          Je m’appuie sur l’historien des sciences Thomas Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983). Il analyse la façon dont un système de pensée, devenu principe général d’explication du monde, évolue dans le temps.

I. LES RÉVOLUTIONS SCIENTIFIQUES


          1- Au cours des siècles, certains systèmes de pensée ont recueilli le consensus des sociétés, de leurs autorités et de leurs communautés intellectuelles (savants). Devenu indiscutable, ce système était à la base de la conception du monde, il fondait les lois, la morale et la religion de la société.
          Exemple : la cosmologie de Ptolémée. Elle n’a jamais été remise en cause jusqu’à Copernic et Galilée, devenue d’autant plus intouchable qu’elle fournissait sa grille de lecture à la Bible. Le soleil et les planètes tournant autour de la terre, l’homme était considéré comme le centre de l’univers : au point qu’il fallait que Dieu devienne homme, pour pouvoir sauver sa création. A partir de là, tous les dogmes chrétiens s’enchaînaient les uns aux autres.

          2- Il arrive que quelques chercheurs s’aperçoivent que des phénomènes nouveaux apparaissent, ou plutôt qu’on ne les avait jamais détectés ni pris en compte, et qu’ils semblent ne pas s’accorder avec le système de pensée devenu officiel. Ils « prennent conscience d’une anomalie, c’est-à-dire que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit » le système de pensée (Kuhn p. 83).

          3- Quand cela se produit, rien ne se passe. La nouvelle prise de conscience ne remet pas tout de suite en cause le système de pensée : on essaye seulement de l’adapter, afin d’intégrer la nouveauté. On améliore des détails pour le préserver, pour ne pas qu’il disparaisse, et souvent on y réussit – pendant un certain temps.
          Autrement dit, la communauté des intellectuels – dépendante du pouvoir politique et de la pression sociale – se mobilise pour maintenir ce qui a si bien marché jusqu’alors. Les officiels (y compris les intellectuels) ont horreur des ruptures brutales, leur pente naturelle est le conservatisme : l’ intelligentsia préserve sa position honorifique et le pouvoir qui l’accompagne. Quant aux gens du peuple, ils n’ont d’autre choix que de les suivre, ce qu’ils font d’autant plus volontiers qu’eux-mêmes craignent aussi l’aventure : une rupture de l’ordre du monde conventionnel, dont ils ne peuvent comprendre ni les tenants ni les aboutissants, leur paraît toujours aventureuse.

          4- Après beaucoup de temps, et de nombreux replâtrages plus ou moins réussis, les incohérences s’accumulent au point qu’on en vient à douter du système de pensée traditionnel. La communauté intellectuelle « entre en crise«  : les défenseurs acharnés de l’ordre établi s’opposent à ceux qui le mettent en doute.
          « Les crises sont une condition préalable et nécessaire de l’apparition d’un nouveau » système de pensée (id., p. 114).

          5- Aucune sortie de crise n’est possible tant qu’on n’a pas sous la main un nouveau système de pensée, capable de remplacer le précédent.
          Il faut noter que ce nouveau système de pensée peut être fort ancien : ainsi, Aristarque de Samos, au III° siècle avant J.C., soutenait déjà que la terre tournait autour du soleil en même temps que sur elle-même. Cette idée fut qualifiée d’ « incroyablement ridicule » par Ptolémée lui-même. Elle n’a pas été adopté à l’époque, d’abord parce qu’elle n’était pas conforme à ce qu’observaient les gens ordinaires (le soleil se lève à droite, se couche à gauche : la terre ne bouge pas). Ensuite, parce qu’elle s’accordait mal avec la mythologie gréco-latine. Et encore plus tard, parce qu’elle n’allait pas dans le sens d’une certaine lecture de la Bible.
          Kuhn remarque qu’un nouveau système de pensée chemine toujours lentement, à partir de « quelques premiers adhérents » : on n’assiste jamais à une « conversion du groupe en bloc » (id., p. 217).

          6- Pendant longtemps, ces « premiers adhérents » cherchent en vain à convaincre leurs collègues, ils sont en butte aux persécutions des autorités (Galilée).
          Un jour, le nouveau système de pensée finit quand même par s’imposer : on oublie alors totalement le précédent, et on réécrit l’histoire en présentant le nouveau modèle comme s’il s’inscrivait tout naturellement dans une suite logique de développement. « Une fois réécrits, les manuels déguisent inévitablement non seulement le rôle, mais l’existence même des révolutions qui sont à leur origine » (id., p. 191).

          L’Histoire est toujours réécrite pour masquer la mémoire des crises. Les sociétés ayant peur des révolutions, on cache d’abord le caractère révolutionnaire du nouveau système de pensée, puis on oublie de quelle crise il est né.


II. L’ÉCRITURE DE LA BIBLE

          La Bible est née de ces crises successives.
          Ainsi, la réforme de Josias une fois accomplie, on va réécrire l’Histoire pour laisser à entendre que les juifs ont été monothéistes depuis leurs origines : il faut une étude attentive des textes pour s’apercevoir que l’idée d’un Dieu unique a cheminé lentement en Israël, et ne s’est imposée que vers le IV° siècle avant J.C. Les auteurs de livres bibliques font tout leur possible pour nous faire croire qu’elle a été révélée dix siècles plus tôt, à Abraham.
          Ainsi de la séparation d’avec le judaïsme d’où est né le christianisme : nous devons à la hargne de Paul contre ses « collègues » apôtres le témoignage directe de l’épître aux Galates, sans lequel le compte-rendu des Actes donnerait l’impression que la transition du judaïsme au christianisme s’est faite tout naturellement, après une discussion courtoise entre frères.
          Ainsi de la transformation de Jésus, fils de Joseph, en Messie ressuscité d’abord, puis en Dieu : à lire les évangiles, on a l’impression que Jean-Baptiste, puis Jésus lui-même, ont proclamé son statut extra-humain dès les origines, comme une révélation immédiate. Alors que cette transformation a été lente, progressive, et s’est heurtée à des résistances farouches qui ont failli mener l’Empire romain à la guerre civile (Arius).

III. LE CHRISTIANISME PEUT-IL ÉVOLUER ?

          Relevons les points communs avec l’évolution des systèmes de pensée scientifiques.
          Comme on l’a vu, le judaïsme et le christianisme sont nés à la suite de révolutions : l’ancien système de pensée a été remis en cause, une nouvelle doctrine est apparue. Des théologiens ont introduit dans les textes une réécriture du passé, ils ont transformé la révolution en Révélation. Le nouveau système de pensée (monothéisme, divinité du Christ) s’est imposé comme une vérité qui remontait aux origines : il était révélé par Dieu, donc intouchable – c’était un dogme.

          Pourtant, l’Incarnation a été très tôt contestée par une élite (Arius, Eutychès, etc.) qui a tenté de convaincre ses « collègues ». En vain : ce dogme était fondateur d’un ordre du monde défendu par les autorités, religieuses autant que laïques – unies dans le combat pour la préservation de ce qui est.
          Née au XX° siècle, la recherche sur le Jésus historique met pourtant en lumière des « anomalies » flagrantes : il apparaît que Jésus n’a jamais prétendu être un Dieu, que sa divinité a été inventée à la fin du I° siècle, selon un processus et pour des raisons que les chercheurs mettent en évidence.

          Pour qu’un système de pensée change, il faut premièrement qu’il y ait crise, et deuxièmement qu’un nouveau système de pensée soit disponible.

          Aujourd’hui, il y a bien crise du christianisme. Le Concile Vatican II a tenté de remédier à cette crise par des replâtrages d’ordre liturgique et disciplinaire, sans s’attaquer au cœur du problème : un édifice dogmatique qui ne correspond plus ni à notre connaissance du monde, ni à notre connaissance des évangiles.
          La crise demeure et s’amplifie donc, et quand on voit que même les replâtrages de Vatican II sont remis en cause, on comprend qu’un nouveau système de pensée religieux ne pourra jamais s’imposer pour remplacer l’ancien, le christianisme en crise.

          Pourquoi ? Parce que, à la différence des sciences, la religion est basée sur l’irrationnel. La compréhension des textes sacrés est maintenue telle quelle (malgré les évidences contraires), parce qu’elle satisfait cet irrationnel en le justifiant.

          Si le christianisme était purement rationnel, il pourrait évoluer comme les sciences, par crises donnant naissance à un nouveau système religieux. Mais il touche à ce qu’il y a de plus profond dans l’Homme, sa peur de la mort, son besoin d’échapper à la dure condition humaine en rêvant à sa propre divinisation.

          Je ne crois pas que la redécouverte de la personne de Jésus pourra bientôt transformer le christianisme. C’est pourtant la seule issue possible à la crise actuelle, beaucoup plus profonde qu’on ne croit, tellement profonde que les Églises chrétiennes refusent de la prendre en compte – aujourd’hui comme hier.
          Peut-être n’a-t-on pas encore touché le fond, peut-être, alors, un renouveau sera-t-il envisageable ?

          Pendant longtemps encore, il y aura donc des pionniers, maintenus dans l’ombre, traités par le mépris, l’indifférence ou le dénigrement.

          « Et pourtant, elle tourne ! »


                            M.B., 4 juillet 2009

CINQUANTE ANS APRÉ VATICAN II : la dés-espérance

          Ầ la fin du 1° siècle, L’Empire romain commençait à se défaire de partout, les religions orientales s’implantaient dans un chaos social et politique de plus en plus insupportable.

          Dans ce contexte troublé, l’une de ces religions étrangères souleva autour de la Méditerranée une immense espérance : le christianisme.

           En se séparant du judaïsme, le christianisme avait conservé sa principale caractéristique, l’idéologie messianique. Trois piliers :

 – L’utopie (inventer un autre monde, meilleur que celui-ci),

L’apocalypse (cette utopie se réalisera plus tard, dans une fin du monde violente),

– Et l’attente d’un homme providentiel (le Messie) dont la venue fera naître ce Monde Nouveau.

 I. Le temps de l’espoir

           Les premières générations chrétiennes semblent avoir tenu ces promesses. Une communauté de frères solidaires (c’est au sommet qu’on se déchirait, pas à la base), la fin de l’argent-roi. Malgré s. Paul, des femmes respectées, actives et responsables, certaines ayant même le titre d’apôtres. Une morale familiale, et une morale tout court. La fin des classes sociales, le culte sacrificiel remplacé par un culte en esprit

           Tout cela suscita dans l’Empire mourant une vague d’espoir sans précédent : l’utopie était en train de se réaliser, un monde nouveau naissait sous les yeux des croyants.

          Mais le christianisme n’avait pas abandonné les deux autres piliers du messianisme, l’apocalypse et l’attente du Messie. C’est seulement quand le Christ reviendrait que le Monde Nouveau prendrait définitivement forme. Alors, les ‘’méchants’’ seraient anéantis dans un cataclysme et les ‘’Justes’’ triompheraient. Lisez, entre autres l’Épître aux Hébreux et l’Apocalypse dite de saint Jean : la violence extrême de ces textes fondateurs du christianisme se retrouvera mot pour mot, six siècles plus tard, dans le Coran.

           Quand les Barbares dévastèrent ce qui restait de l’Empire romain, l’espérance d’une vie meilleure après la mort permit aux peuples devenus chrétiens de supporter leurs immenses souffrances.

          Aux V° et VI° siècles, la seule autorité, la seule organisation, la seule colonne vertébrale de l’Occident ruiné furent leur clergé, leurs monastères (scriptorium, écoles, hospices) et leurs papes.

          En ces temps-là la sécurité, la justice, la charité, l’enseignement, la culture et l’art, c’était l’Église.

           Le christianisme semblait avoir accompli ses promesses d’espérance.

 II. Le messianisme dévoyé

           Vint alors l’ivresse du pouvoir.

          Pour légitimer sa toute-puissance, l’Église fabriqua deux faux documents : la Donation de Constantin, par laquelle elle s’attribuait la primauté sur l’Orient et l’autorité suprême sur l’Occident. Les Fausses Décrétales, qui établissaient l’immunité juridique des évêques et faisaient d’eux la source unique du Droit.

          En propageant la doctrine du souverain de droit divin, le théologien de Charlemagne, Alcuin, acheva la transformation de l’Occident en théocratie.

           S’opéra alors une transformation radicale du messianisme chrétien.

          Officiellement, l’Église attendait toujours le retour du Christ-Messie : mais en réalité, dans les faits comme dans sa doctrine, elle se substitua à lui. Le Messie, c’est-à-dire l’unique instrument du salut des Hommes, désormais c’était elle, l’Église.

          En son sein (et nulle part ailleurs) résidait le salut de l’humanité et la fin de ses souffrances. Le slogan des origines – « Jésus reviendra, Maranatha » – fut remplacé par un autre : « Hors de l’Église, point de salut, extra ecclesiam, nulla salus. »

           Passé inaperçue, cette transformation idéologique eût des conséquences considérables.

          Désormais ce n’est plus le Messie qui réaliserait l’utopie, mais une organisation humaine. Et cette organisation – l’Église – s’attribuait le droit à la violence qui accompagne toute apocalypse : violence sur les esprits, par le monopole de la vérité, et violence physique par la chasse aux dissidents, les hérétiques.

          L’utopie ? Elle était abandonnée à tout jamais, puisque l’Église avait pris le pouvoir : il n’y aurait pas d’autre monde que celui-ci. L’Église recueillit le pouvoir des rois pour le confier à ses Princes.

          Devenue incontestable, elle ne contesterait plus l’ordre du monde. Jésus avait imprudemment parlé d’un Royaume : elle établit le sien. Ầ Canossa, l’Empereur Henri IV alla s’humilier publiquement, pieds nus dans la neige, devant le pape Grégoire VII.

          Moment symbolique, par lequel le Pontife souverain montrait à tous que c’était bien lui le maître de l’univers.

           Dans la chrétienté, l’espoir avait été remplacé par le pouvoir.

 III. L’autre utopie : l’islam

           Au moment où l’Occident oubliait l’espérance d’un Messie-individu pour se soumettre à une Église-messie, en Orient un texte se diffusait, qui se présente lui-même comme une arme de guerre : le Coran.

          On sait maintenant qu’il puise ses sources dans un judéo-christianisme totalement messianique. Mais on voit que lui aussi avait abandonné l’espérance du retour d’un Messie-individu, pour la remplacer par la création d’une communauté-messie, l’Umma musulmane.

          Deux communautés, deux puissances messianiques se trouvèrent dès lors dans un face-à-face mortel. Elles ne pouvaient que s’affronter, elles s’affrontent toujours.

          Ầ Lépante, la flotte papale donna un coup d’arrêt à l’invasion de l’Umma, pendant que sur terre les souverains espagnols commençaient la reconquista.

           Affaiblie, divisée, l’Umma musulmane entra en somnolence pour quelques siècles.

           En Occident cependant, le désir d’utopie n’était pas mort, il connaissait des sursauts : les Vaudois, les Cathares, les Dolciniens… Rome créa l’Inquisition pour leur faire comprendre que si l’Église prêchait l’évangile, elle n’avait aucunement l’intention de le mettre en pratique.

          Plus fort qu’elle, Martin Luther créa d’autres Églises, vite semblables à celle de Rome par leur appétit de pouvoir. Les musulmans se tenant tranquilles, les chrétiens eurent tout le loisir de se faire la guerre entre eux.

           En Occident, plus personne ne rêvait d’espoir.

           Vinrent les Lumières, les Révolutions, les Restaurations. Au XIX° siècle, où donc l’espoir s’était-il réfugié ? Dans la révolution industrielle et agricole. Devenu riche, l’Occident ne perdait plus son temps à rêver d’utopies.

          Quoique… Passée des mains du clergé à celles de la bourgeoisie, la richesse excitait la convoitise des pauvres. Karl Marx inventa alors une utopie qui se substituerait – pensait-il – à celle de l’évangile : la société sans classes, la dictature du prolétariat.

           Ce fut un incroyable renouveau de l’espoir : le Grand Soir n’était pas pour plus tard, c’était pour ce soir. « Le changement, maintenant ! » La moitié de l’humanité se reprit à rêver.

          Devant une utopie facile à comprendre, efficace, l’Église sentit le danger : il ne pouvait pas y avoir sur terre d’autre utopie que la sienne. Même si personne ne comprenait plus rien à ses dogmes, aucun autre ne devait prendre leur place.

           Jean XXIII décréta un Concile, une ‘’mise à jour’’… mais de quoi ? De l’immense édifice dogmatique ? Dès l’ouverture de la 2° session, son successeur mit les points sur les i. Il assigna au Concile un seul but, répondre à la question : « Église, que dis-tu de toi-même ? ».

          Les deux mille Pères conciliaires se penchèrent donc sur leur nombril. On s’occuperait du fonctionnement de l’Église, sans le bouleverser. On dirait au monde qu’il était à nouveau digne d’intérêt, sans répondre à son besoin d’espérance. Bref, on astiquerait l’écorce de l’arbre, sans toucher à la seule chose qui aurait pu soulever comme autrefois la planète : le retour de l’utopie.

           Entre temps, personne en Occident ne s’était aperçu que les musulmans s’étaient réveillés avec Mohammed Abdelwahhab, ni que son wahhabisme avait inspiré en 1928 Hassan el-Banna, fondateur des Frères Musulmans.

          Uniquement préoccupée d’elle-même, l’Église catholique ignora totalement l’émergence d’une idéologie bien plus dangereuse que le communisme. Pour se réveiller – avec nous, qui n’avions rien vu venir non plus – dans un XXI° siècle où elle brillerait par son absence.

           Une absence idéologique, la pauvreté d’une pensée dogmatique que le Concile n’avait eu ni l’ambition, ni peut-être les moyens de repenser.

           Tandis qu’en face, le monde musulman avait ses certitudes idéologiques, son utopie de conquête, et la ferme volonté de les imposer aux occidentaux qui ne croyaient plus en rien, pas même en eux-mêmes.

 III. Le temps de la dés-espérance

           Lui aussi, Jésus avait annoncé un monde nouveau, mais pas pour plus tard : pour tout-de-suite, dès maintenant.

          Et pas au prix d’une apocalypse : il n’a jamais prêché la Révolution. Connaissant l’obsession messianique juive, il a catégoriquement refusé que ses disciples le prennent pour un Messie. Quand Pierre lui dit « Tu es le Messie ! », il menace ses disciples pour que jamais plus ils ne disent une chose pareille à son sujet (Mc 8,30).

           Les individus, comme les peuples, ont besoin d’utopies, c’est-à-dire d’un espoir que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, qu’un autre monde que celui-ci est possible.

          Que nous ne sommes pas condamnés à la fatalité, que l’impasse n’est que provisoire.

          Quelle utopie ? Peu importe, peut-être. Demande-t-on à une utopie de se réaliser, ou de nous donner l’énergie du lendemain, un rêve vers lequel aller ?

           Toutes, elles ont fait faillite avec des résultats souvent dévastateurs.

          Il y a pourtant eu en Occident une voix, qui s’est fait entendre. Que disait-elle ?

           « Ce monde-ci est à bout de souffle. Je vous propose un changement, maintenant. Pas un bouleversement social par le haut, mais une transformation de chacun, à son niveau. Pour changer la société, commence par te changer toi-même. Met ton espoir dans la contagion, pas dans la Révolution. »

           Entrés dans le temps de la désespérance, pouvons-nous rêver aujourd’hui que la voix du prophète galiléen soit à nouveau entendue ?

 

                                       M.B., 11 octobre 1962 / 11 octobre 2012

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Cinquante ans après Vatican II : le chant du cygne ?

– La série  »Peut-on changer le monde ? » 1 ; 2 ; 3 (cliquez sur les chiffres)

– « Jésus, le premier altermondialiste  »

– « La mondialisation, Jésus, le christianisme… et nous »

– « Messianismes et problème palestinien »

– « Les chrétiens, les musulmans et l’Histoire »

– « Crise de la civilisation occidentale et choc des fondamentalismes »

–  « La crise de l’Occident : fondamentalisme musulman et chrétien face à face

– « Mondialisation : fin du catholicisme ? »