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MONDIALISATION : FIN DU CATHOLICISME ?

       Dans Le Monde du 20.01.07, Jean-Marie Donegani analyse avec pertinence l’évolution du catholicisme en France, et son état actuel au vu d’un sondage récent.

     Le peuple, montre-t-il,  se détache de la religion institutionnelle et raisonne maintenant en termes d’adhésion à des valeurs, d’identification à un foyer de sens. C’est désormais à l’individu d’apprécier la valeur relative d’une religion : le vrai n’est plus ce que l’Église définit comme « vrai » pour tous, mais ce que je perçois comme vrai pour moi.

     Ce relativisme, le pape actuel en a fait l’ennemi absolu du catholicisme, et l’objet de son combat principal. A juste titre : une Église se définit par l’adhésion du peuple à un ensemble de dogmes fixés par la hiérarchie. Si la vérité, si l’adhésion au mystère de l’au-delà des apparences devient affaire d’appréciation personnelle, l’Église (toute Église) n’a plus qu’à plier bagages. La lutte contre le relativisme est, pour une Église, question de survie.

     J’aimerais rappeler à ce sujet l’enseignement du Bouddha Siddharta. L’une de ses dernières paroles (attestée par plusieurs sources, notamment le beau Parinibbanasutta) a été adressée à son disciple et secrétaire Ananda : « Ananda, dit le Bouddha avant de mourir, souviens-toi : il n’y a ni maîtres spirituels, ni rites, ni textes sacrés. Il n’y a que ce dont tu fais l’expérience par toi-même ». Et ailleurs, il donne une parabole : « Quand on t’offre une pièce d’or, la première chose que tu fais c’est de la mordre, pour t’assurer de la qualité du métal précieux. Ainsi en va-t-il de mon enseignement : soumets-le à l’épreuve de ton expérience. Ce qui se révèle confirmé par ton expérience, garde-le. Le reste, jette-le »

     En d’autres termes (et dans une culture différente), on trouve exactement la même attitude chez Jésus le nazôréen. Un jeune homme riche lui demande ce qu’il doit faire pour « être sauvé » (Siddartha aurait dit : pour « entrer dans l’Éveil »). Jésus lui répond : « Tu es juif ? Observe la Loi juive ». L’homme lui dit qu’il s’y conforme déjà – c’est-à-dire qu’il obéit déjà aux dogmes et aux comportements fixés par l’Église juive. Jésus le regarde avec affection, et lui dit doucement : « Alors, une seule chose te manque : laisse tout [cela], et suis-moi »

     C’est moi qui ajoute le mot [cela] : Jésus n’a pas dit à cet homme qu’il lui fallait abandonner le judaïsme pour aller plus loin, pas en ces termes brutaux. Mais sa réponse est claire : tout ce qu’il a vécu jusqu’à présent (y compris le dogme juif) doit être laissé derrière lui, pour vivre une expérience personnelle à sa suite. D’un côté les dogmes et les obligations fixées par une Église, de l’autre un homme à suivre. Un homme inclassable, imprévisible, comme l’est toute personne humaine.

     Avec ses mots à lui, dans sa situation locale et historique à lui, Jésus fait du « relativisme » le coeur même de son enseignement.

     Le pape martèle le contraire : ce n’est pas la première fois, et ce n’est hélas pas la dernière, qu’un pape prendra le contrepied du Jésus des évangiles. La nouveauté, les études sociologiques le montrent, c’est que « le peuple » ne suit plus. L’espoir, c’est que « le peuple » exerce pleinement aujourd’hui ce que les théologiens appelaient autrefois le sensus fidei : la perception juste des vérités invisibles.

     Pour la première fois, un match oppose ouvertement « le pape versus le peuple » : la limitation autoritaire d’une seule vérité, celle du dogme, contre la perception intuitive et juste des vérités invisibles. Les buts à venir seront marqués par « le peuple », dont il se trouve que je suis un supporter enthousiaste.

                                         M.B., 24 janvier 2007

L’HOMME DIVINISÉ : UNE TRAGIQUE MÉPRISE ?

« DIEU S’EST FAIT HOMME, POUR QUE L’HOMME DEVIENNE DIEU« 

      Cette petite phrase de St Irénée (fin du II° siècle) a profondément influencé l’Occident : sa théologie d’abord puis – sans qu’il s’en rende compte – les orientations de sa politique vis à vis du reste du monde.

     Elle est bien évidemment absente de l’enseignement de Jésus : pour le fils de Joseph, juif pieux, l’idée même que l’homme puisse « devenir Dieu » n’a pas de sens. Ou plutôt c’est un blasphème, contre lequel il proteste vigoureusement quand, à deux reprises, un théologien juif d’abord, puis un jeune homme riche, la lui suggèrent.

     Elle est également absente de l’enseignement de Paul : mais la place centrale qu’il donne à la résurrection du Christ dispose les pavés, sur lesquels Irénée pourra bientôt bâtir. D’autant plus que les communautés fondées par Paul en Asie (épitres aux Philippiens, aux Colossiens, aux Éphésiens) vont finir de préparer le terrain, en affirmant l’égalité totale du ressuscité avec Dieu lui-même.

     Paul a donc franchi le premier pas, en promettant à ses convertis : « Vous ressusciterez, puisque le Christ est ressuscité ». Un juif, même de culture grecque, ne pouvait pas aller plus loin. Mais Irénée n’est pas juif (il semblerait qu’il soit né en Galatie, dans l’actuelle Turquie). Sa culture est immense, il connaît bien le mouvement gnostique, fouillis inextricable, qui imprègne profondément le bassin méditerranéen à l’époque même où se construit le christianisme. Mouvement  essentiellement grec, c’est-à-dire platonicien – avec des influences du côté de l’actuel Iran.

     Pour Irénée, le Christ « récapitule » l’Univers, en lui permettant d’accéder (non pas à sa suite, mais en lui-même) à la divinité qui est la sienne. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer une vision complexe, d’une grande beauté : les foules, et les cultures qu’elles secrètent, n’ont pas besoin de tous les détails. Une seule phrase parfois suffit, un slogan qui va attirer à lui, comme le granule qui amorce une perle, tout ce que le christianisme naissant comporte de dynamisme intellectuel, philosophique et spirituel.

     « Dieu s’est fait homme, pour que l’homme devienne Dieu » : dans sa simplicité percutante, dans son balancement, cette simple phrase a eu des conséquences incalculables.

 I. Une trahison de l’enseignement de Jésus le juif

     Pour Jésus, le terme du cheminement humain, sa réussite, son épanouissement et son bonheur,  ce n’est pas de « devenir Dieu » : c’est de revenir à la maison du Père. De « rentrer chez lui », en quelque sorte. Plusieurs paraboles (entre autres les « Vierges folles », le « Fils prodigue »…) l’affirment sans équivoque possible : au terme d’un long cheminement, la perfection de la réalisation humaine c’est d’entrer dans une salle de fête. Et là, d’être accueilli par le Père (abba), et par ceux qui l’ont précédé, humains réalisés ou anges de degrés divers. Il n’est pas question de Marie, dont Jésus ne parle jamais, mais rien n’empêche de penser qu’elle se trouve aussi de la fête, non loin de son fils.

     Nous sommes certains que c’est là l’enseignement de Jésus lui-même : les paraboles sont le gisement où l’on se rapproche le plus de ce qu’il disait, en ses propres termes.

     Rester humain donc (et quoi d’autre ?), jusqu’au bout, et même après. Non pas devenir identiques au Père, ou à l’hôte, ou à l’époux des paraboles : non pas identiques, non pas de même nature, mais tout proches, sans plus aucune barrière. Irradiés par une joie dont rien ne peut nous donner idée, que Jésus tente de faire deviner à travers ses paraboles.

     Pour lui, ce qui nous attend au terme de cette vie est comparable à la fois à une fête orientale, à une noce de Galilée, à la joie paisible de l’enfant qui se blottit tout contre son père ou sa mère.

     Non pas « l’homme divinisé », mais l’homme irradié de bonheur.

 II. Une méprise aux conséquences incalculables

     De San Francisco à Berlin et Vladivostok, l’utopie de « l’homme divinisé » va pénétrer profondément les consciences : « Si nous sommes chrétiens, nous sommes appelés à devenir Dieu comme le Christ-Dieu » Donc : « Notre race, celle des chrétiens, causasiens, blancs, est supérieure aux autres – qui, eux, ne sont pas appelées comme nous à la divinisation »

     Dans le meilleur des cas (si l’on peut dire), ce sera la justification inconsciente mais terriblement efficace de l’expansion coloniale de la race caucasienne. L’Europe en Afrique, en Amérique Latine, en Orient. La Russie autour d’elle, les USA partout : pays petits ou grands, parce que chrétiens (et donc dieux en puissance) vont s’imposer par le sabre accompagné de la bonne conscience. Pour le bien des peuples dominés : avant, ils n’étaient promis à rien. Grâce à nous,  ils deviennent divinisables. A condition toutefois de ne jamais se soustraire à la voracité de leurs « presque dieux » de maîtres.

     Dans le pire des cas, c’est la justification du culte de l’Élite chez les fascistes, d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne ou du Chili. On ne parle plus ici de « devenir Dieu » comme le Seigneur, mais d’une Race de Seigneurs qui doit dominer ceux qui, jamais, n’auront accès à l’échelon supérieur : untermenschen.

     J’exagère ? Voyez plutôt : les juifs, pourtant issus du même tronc que nous, n’ont jamais songé à coloniser la planète. Tout ce qu’ils demandent, c’est leur lopin de terre, certes extensible, mais jamais au-delà du royaume mythique de David. Les hindous ? Ils vénèrent la divinité, pourtant, et la Baghâvad Gîta leur propose de s’unir à elle : mais jamais, en aucun cas, de s’identifier à elle.

      Revenir à Jésus, c’est couper le cordon ombilical avec une vision profondément ancrée dans notre subconscient. Née d’une seule petite phrase, répétée et galvaudée à l’infini…

     Revenir au fils de Joseph, c’est revenir chez nous, chez le Père, comme des enfants : heureux d’être à jamais différents de Dieu, pour pouvoir s’unir à Lui dans la proximité d’une fête dont nous n’avons pas idée.

                                         M.B., 3 février 2007

LE DOGMATISME, MALADIE CHRÉTIENNE ?

          Un dogme est une vérité intemporelle (valable pour tous les temps) et irrationnelle (elle ne se démontre pas). Pour pouvoir naître, un dogme a besoin de deux éléments de base :

1- La référence à une Écriture, considérée comme sacrée (ou à une tradition orale suffisamment fixée pour être reçue à l’égal d’une Écriture).

2- La référence à une autorité centrale, qui fixe ou authentifie le dogme.

         Paradoxalement le dogme, absolu par nature, est donc une vérité en référence – c’est-à-dire contingente.

 I. JÉSUS ET LE DOGME

          A l’époque de Jésus, le judaïsme faisait référence à l’Écriture (la Loi), mais il n’y avait pas en Israël de consensus : les pharisiens disaient que la Loi, pour rester vivante, doit sans cesse être interprétée. Ils avaient l’écoute du peuple, dans lequel ils étaient fortement implantés par leur réseau de synagogues. Les sadducéens (prêtres du Temple), au contraire, considéraient que la Loi est intemporelle, donc intangible, et s’opposaient vivement aux pharisiens sur ce point.

       Cette opposition, qui déchirait le judaïsme, lui a toujours épargné la maladie du dogmatisme.

          Formé par eux, Jésus était lui-même pharisien. S’il est entré en conflit avec ses confrères, ce n’est pas parce qu’il discutait la Loi – exercice habituel et même encouragé – mais à cause de la façon dont il la discutait. En effet, les règles étaient fermement codifiées : on devait d’abord rappeler les opinions des anciens. Puis s’appuyer sur elles pour faire progresser la discussion : « Rabbi x a dit ceci…. or, rabbi y a dit cela… donc, on peut dire ceci de nouveau, sachant que rabbi z a aussi dit ceci, et rabbi w cela… »  Le Talmud rassemble une collection impressionnante de ces discussions sans fin.

        Mais Jésus commence son enseignement en affirmant : « On vous a dit ceci…, eh bien, moi, je vous dis cela… » Cet enseignement choque les auditeurs, et les évangélistes témoignent de cet étonnement, « car il enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes » (Mt 7,29)

          La nécessité de faire référence à l’enseignement des anciens n’était-elle pas l’équivalent d’un dogme ? Non, parce qu’il n’y avait pas de vérité intangible et intemporelle (au contaire, la discussion faisait évoluer la vérité en l’adaptant aux besoins du moment). Oui, parce que celui qui discute la Loi était obligé de se conformer à un cadre mental rigide, celui de la tradition orale. Aucun dogme n’était défini, mais la démarche était bien celle d’un dogmatisme subtil, parce que difficile à cerner.

          En refusant de se plier aux règles de la discussion pharisienne, Jésus brise donc l’équivalent du seul « dogme » juif de son époque, celui de la cohérence absolue avec une tradition antécédente. Sans langue de bois, et même avec une franchise brutale (« moi, je vous dis que…« ) il déstabilise l’Église juive de son temps, jusqu’à l’anéantir : et la hiérarchie ne s’y est pas trompée. Sans qu’on puisse établir une chronologie certaine, il semble que ce refus affiché dès le début de son enseignement ait provoqué l’ouverture du « dossier » contre Jésus, dossier qui le conduira à sa perte.

         Mais il va beaucoup plus loin en s’attaquant à la nature même de la Loi, fondement de l’identité juive. A l’occasion d’une discussion pharisienne sur le sabbat, il rejette non seulement le dogme oral, celui de la méthode de discussion. Mais aussi le dogme écrit, celui des 613 préceptes, codifiés à la suite de la Loi. De tout cela il fait table rase, en affirmant qu’il n’y a qu’une seule Loi, c’est celle qui est inscrite dans le coeur de l’homme.

         En fait, Jésus ne supprime pas la Loi, comme l’ont peut-être perçu les ecclésiastiques de son temps. A l’ensemble des dogmes (oraux et écrits) il substitue la loi du coeur. C’est le coeur qu’il faut purifier : un coeur pur n’a pas besoin de dogmes, puisqu’il est en cohérence et en harmonie intime avec le monde de l’invisible que tente de codifier le dogme.

         Pas de référence à une Écriture sacralisant le comportement humain, ou à une tradition orale équivalente. Mais aussi, pas de référence à une autorité humaine, garante d’un dogme : « Ne vous faites pas appeler « maître », ni « père », ni « docteur » par les gens… » (Mt 23,8). Ni Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ni Curie, ni autorité humaine de référence.

          Enfin, aucun rite : si Jésus fréquente le Temple, jamais on ne le voit participer à la liturgie des sacrifices, qu’il condamne explicitement. Et s’il a d’abord enseigné dans les synagogues, il en sera vite chassé : dès lors, pour lui pas d’autre lieu de la rencontre avec Dieu que la solitude d’un endroit désert, ou l’intimité d’une chambre ordinaire.

         Résolument anti-dogmatique, Jésus peut aussi être qualifié de résolument anti-clérical. 

         Curieusement, il faut noter que c’était le testament du Bouddha Siddartha : « Ananda, dit-il à son disciple préféré avant de mourir, souviens-toi : il n’y a ni livre sacré, ni maître spirituel, ni rites »

 II. NAISSANCE DU DOGME, NAISSANCE DU CHRISTIANISME

        La naissance du christianisme comme système idéologique peut être datée par deux événements bien attestés :

1- Au « concile de Jérusalem », 18 ans après la mort de Jésus, l’établissement d’une autorité humaine de référence au nom de Dieu : « L’Esprit Saint et nous-mêmes [les apôtres] avons décidé de vous imposer… » (Ac 15,28). Et la codification du premier « dogme« , qui définit le comportement des chrétiens par rapport au paganisme.

2- A peu près au même moment, la transformation à Antioche du repas fraternel entre chrétiens en eucharistie, rite fondateur de l’Église.

    
         C’est en prenant le contre-pied de l’enseignement et de la pratique de Jésus que l’Église chrétienne s’est fondée sur le dogme, l’autorité normative et le rite.

    Remarquons que les réformateurs successifs du christianisme, dans leur désir affiché de revenir à une « Église des origines », ne suppriment dans les faits ni l’autorité normative, ni le dogme, ni les rites. Jusqu’à aujourd’hui les « mouvances » chrétiennes, même lorsqu’elles se disent contestataires, restent contaminées par la maladie dogmatique héritée des Églises dont elles sont issues. Elles supportent mal l’approche objective des textes que propose l’exégèse moderne.

          Car l’exégése, science historique, sait qu’elle n’obtient jamais qu’une vérité parcellaire. Cette parcelle de vérité, elle la confronte avec d’autres parcelles : de confrontation en confrontation, des acquis sédimentent peu à peu. Mais même ce qui est acquis en exégése peut prendre une coloration différente, vu sous un autre angle.

           Face à une vérité sans cesse en mouvement, les Églises (ou les groupes contestataires qui en sont issus) font preuve de psycho-rigidité : la confrontation exégétique les met mal à l’aise, et si les contestataires rejettent un dogme, c’est le plus souvent pour adopter un contre-dogme aussi rigide que celui qu’ils dénonçaient. On s’agite donc beaucoup, sans jamais avancer. Ces groupes ont toujours, quelque part, un dogme qui traîne à défendre.

          A leur psycho-rigidité s’ajoute la jalousie de ceux qui n’ont pas fourni la somme de travail requise, pour admettre un point de vue nouveau – qui leur paraît faux et inacceptable, parce qu’ils n’ont pas pris les moyens de le comprendre.

    Psycho-rigides, jaloux par incompréhension, ils sont vite envahis par la peur de ne plus maîtriser leur univers familier.

               Psycho-rigidité + jalousie + peur : ce sont les symptômes de la maladie dogmatique.

              Cette maladie se traduit toujours par la haine de celui (ou de ceux) qui déstabilisent les certitudes, acquises ou « révolutionnaires ».

          Et la haine s’exprime par la violence.

     C’est pourquoi Jésus, parce qu’il instaurait (avec le rejet du dogmatisme) le principe d’insécurité à la base même de son enseignement comme de ses actes, c’est pourquoi il a été crucifié. Et c’est pourquoi, au long des siècles, des bûchers ont été allumés par la chrétienté, pour éliminer ceux qui voulaient la guérir de sa maladie dogmatique.

                                          M.B., 15 février 2007

Vous trouverez bientôt, dans la catégorie « chroniques intempestives » de ce blog, la suite de cette réflexion : « Le dogmatisme, une maladie française ? « 

PAQUES A-T-IL ENCORE UN SENS ?

          Message reçu sur Internet :
          Je lis avec toujours énormément d’intérêt vos articles sur votre blog.  
          Chaque année à cette époque, je cale sur Pâques,
           Puisque, si Jésus n’est pas Dieu, il n’est pas ressuscité, quel est pour vous le sens de cette fête ?

          Voilà les bons côtés d’Internet : je vais répondre à une inconnue.
          Non, Jésus n’est pas « ressuscité » le 9 avril 30 – qui était cette année-là le premier jour de la semaine juive, faisant suite à la fête de pâque. Je vous renvoie pour l’analyse des textes et des faits à Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus (cliquez)
          Ce jour-là, juste après le lever du soleil, des femmes se rendent furtivement au jardin qui fait face à la porte ouest de Jérusalem. Dans ce lieu situé hors de la ville, mais proche des murailles, de riches propriétaires faisaient construire leurs caveaux familiaux. C’est l’un d’eux, Joseph d’Arimathie, qui a prêté le sien au rabbi juif itinérant crucifié 72 heures plus tôt.
          Pourquoi a-t-il fait ce geste compromettant ? Parce que la mort du crucifié intervient juste au moment où s’ouvre la célébration liturgique de la pâque juive – qui durera jusqu’au lever de soleil du 9 avril, un dimanche pour nous.
          Pendant cette période, impossible de s’approcher d’un cadavre (et encore moins de le toucher) sous peine d’une impureté qui rendrait inapte à la célébration de la plus grande fête juive.
          Quand les femmes sont en face du tombeau (qu’elle s’attendaient à trouver tel qu’elles l’avaient laissé le vendredi, la lourde pierre tombale fermant l’entrée), elles sont stupéfaites de le trouver ouvert. Et de voir, à l’intérieur, deux hommes en blanc (un seul, selon certains évangiles) qui leur adressent la parole, comme s’ils les attendaient.
         A ce stade de la rédaction, personne ne dit encore que Jésus est ressuscité. Les témoins (d’après le meilleur d’entre eux pour cet épisode, le IV° évangile) disent seulement : « On a enlevé le Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis… Si c’est toi qui l’as enlevé, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai ! » (Jn 20,13-15).
          Il n’y a aucun témoin de la résurrection : la résurrection est la réponse trouvée, après-coup, au problème posé par le tombeau vide.
          En revanche, les témoignages sur la découverte du tombeau vide sont remarquablement précis, et (si l’on sait lire), concordants.
          Sachant cela, que reste-t-il de Pâques, pour nous, aujourd’hui ?
          D’abord, l’occasion de revivre, en temps cosmique, les derniers moments de Jésus. Pâque avait – et a toujours lieu – au moment de la pleine lune de printemps. Le cosmos tout entier est ainsi associé, pour toujours, au don que fit de lui-même un homme exceptionnel.
          Inutile d’aller sur place, à Jérusalem : la lune, ma douce soeur, plante le décor qui convenait au départ de cette terre, dans la souffrance, de celui qui l’a tant aimée. Et (au moins pour l’hémisphère nord), la lune de printemps est visible de tous, partout.
          Ensuite, revivre cette nuit où (grâce à la lumière de la pleine lune) les hébreux puirent s’enfuir d’Égypte, conduits par Moïse. Ce jour-là, un peuple naissait, qui se dirait bientôt le « peuple de Dieu » – pour le meilleur et pour le pire.
          Jésus a-t-il explicitement voulu que sa mort (qu’il sentait venir) coïncide avec la pâque juive ? Et lui donne ainsi une signification insoupçonnée, celle de l’accomplissement définitif des promesses de Dieu à Israël ? Celle d’un sacrifice (le sien) qui rachèterait l’humanité ?
          Rien, dans ses paroles ni dans son attitude, ne permet de dire cela. Oui, il a eu conscience que sa mort permettrait une nouvelle alliance entre Dieu et la multitude. Mais il ne l’a pas conçue comme un sacrifice mettant un terme à ceux de l’ancienne alliance. Cette piste, ce sont les théologiens chrétiens qui vont s’y précipiter, très tôt (dès l’épître aux Hébreux) et pour des raisons qu’on peut appeler « politiques » : fonder le surclassement du judaïsme par le christianisme.
          Il n’en reste pas moins : la fuite des hébreux d’Égypte, le passage de la Mer Rouge, sont le début d’une humanité nouvelle.
          Regardez bien la pleine lune, chère M.P., dimanche prochain. Elle abolira pour vous les siècles et les distances. C’est sous cette même pleine lune que Jésus a été déposé, à la hâte, dans un tombeau provisoire devant le porte Ouest. Et elle était sans doute encore visible dans le ciel de Jérusalem quand quelques femmes juives, terrorisées, découvrirent que son cadavre n’était plus là.
          Le reste appartient aux théologiens de tous poils, et à l’ambition des Églises de tous crins qui les commanditaient.
          Donc  vendredi, samedi et dimanche soir prochains, soyez sur votre balcon : je serai sur le mien. Dans le ciel de votre Belgique, comme dans celui de ma Picardie, on verra peut-être la pleine lune.
          Laissez-vous entraîner par elle hors de ce siècle souffrant, loin de ces terres malgracieuses.
          Aux côtés des géants qui nous ont faits ce que nous sommes.
                                                          M.B., 7 mars 2007

CHRISTIANISME : LES CHOSES BOUGENT-ELLES ?

          En 1967 prenait fin à Rome un Concile oecuménique. Pour la première fois dans l’histoire de l’Occident, un concile véritablement oecuménique, rassemblant non seulement tous les évêques catholiques d’Occident et d’Orient, mais aussi des représentants des Églises Orthodoxes et Protestantes séparées de Rome, et des laïcs.

          Un an plus tard, la « Révolution de Mai 68 » partait de France et secouait progressivement la planète : la jeunesse affirmait qu’on pouvait changer le monde tel qu’il va, et les moins jeunes se mirent à y croire sincèrement. Mouvement civique des noirs américains, paix, droits de la femme, relations Nord-Sud, éducation…  et religions : un nouvel ordre mondial était possible, le moment était venu de le faire advenir. Tous s’engouffrèrent dans cette brèche, avec enthousiasme : on allait voir ce qu’on allait voir.

          Dans l’Église catholique, on parla de liturgie en langues vivantes, de collégialité épiscopale, de retour aux sources, de nouvelle évangélisation, de nouvelle spiritualité. Le mouvement charismatique devint l’aile marchante du renouveau des Églises.

          Quarante ans après, des sociologues dissèquent et étudient ce phénomène et ses suites. Sans prétendre ajouter quoi que ce soit à leurs savantes études, voici une simple réflexion, qui est aussi le témoignage d’un acteur des événements de l’époque.

I. Christianisme : les choses peuvent-elles bouger ?

          Au point de départ du christianisme, il y a le coup de génie de quelques hommes (Paul de Tarse, les derniers rédacteurs des évangiles et surtout du IV°) : utiliser la mémoire d’un rabbi juif itinérant, thaumaturge et prophète, pour créer une nouvelle religion. Qui va utiliser – tout en prétendant s’en démarquer – le meilleur du judaïsme et des religions orientales de l’Empire romain. Un dieu unique (judaïsme) et l’espérance d’une religion (religions orientales) fondée sur la résurrection, affirmée contre toute vraisemblance, du rabbi Jésus devenu Dieu.

          Tout repose donc sur la résurrection de Jésus, preuve de sa divinité.

          Comme cet événement ne pouvait être ni prouvé, ni admis par les juifs chez qui il prit naissance, il va être établi, puis confirmé, par un ensemble de spéculations qui s’imposeront aux croyants comme « la preuve des réalités qu’on ne voit pas » (Hb 11,1) : des dogmes.

          Ces dogmes vont progressivement s’emboîter l’un dans l’autre, chacun découlant nécessairement du précédent et annonçant le suivant. Chacun étant la conséquence inévitable du précédent, et appelant le suivant par la force contraignante de la logique interne d’un système clos.

          Dix-neuf siècles après, la proclamation de la résurrection de Jésus apparaît comme un coup de force, niant toute évidence historique, ne pouvant se réclamer ni de l’enseignement ni de ce qu’on sait de la vie de Jésus : c’était un mensonge d’État, indispensable à la réalisation d’une ambition – prendre le pouvoir religieux.

          Construit sur ce mensonge nécessaire, l’édifice des dogmes, tel qu’il apparaît aujourd’hui, est un immense château de cartes : tout s’emboîte, retirer une seule carte c’est faire s’écrouler l’édifice entier par l’effet dominos.

          L’Église le sait : toucher à l’un quelconque des dogmes ou de leurs conséquences, c’est provoquer la fin du christianisme comme système idéologique cohérent. Son réflexe de préservation s’étend même à des aspects de sa vie qui ne reposent sur aucun dogme, comme le mariage des prêtres ou l’ordination sacerdotale des femmes.

          Rien ne peut donc bouger dans l’Église, et rien ne bougera jamais. Même des détails qui semblent secondaires, comme l’emploi des langues vivantes dans la liturgie, ne peuvent prendre durablement racine : ils apparaissent comme des fissures dans l’édifice, et une fissure, on ne sait jamais jusqu’où cela peut aller. Le retour à la messe en latin, pitoyable victoire d’arrière garde, est dans la logique de l’instinct de conservation.

II. Une espérance, les « chrétiens critiques » ?

          Après l’enlisement du mouvement charismatique, on a vu naître des groupes de « chrétiens critiques » qui se situent délibérément sur le Parvis de l’Église, c’est-à-dire un pied dedans, et un pied dehors.

          Contrairement aux charismatiques, ces groupes ne donnent pas la primauté à l’affectif mais à la réflexion. Pendant 28 ans, toute l’action de Jean-Paul II et de son bras droit (le cardinal Ratzinger) a consisté à décapiter les têtes pensantes de cette réflexion, théologiens d’Europe ou des Amériques, clercs ou laïcs. Les quelques groupes de chétiens ouvertement critiques, qui ne veulent pas quitter l’Église mais lui apporter une « critique constructive », voient leur réflexions (et leurs propositions) se limiter à ces aspects marginaux, qui frappent l’imagination mais laissent soigneusement de côté les fondements dogmatiques : mariage des prêtres, ordinations des femmes, statut des homosexuels, justice sociale… Marginaux, ces terrains de lutte ne le sont assurément pas puisqu’ils touchent à la vie réelle des gens réels. Mais ils ressemblent un peu à un vol de mouches au-dessus du miel de la réflexion fondamentale.

          Cette réflexion fondamentale progresse pourtant. Des spécialistes non-théologiens (historiens, exégètes), juifs, protestants, catholiques, travaillent avec acharnement, et leurs résultats vont tous dans le même sens : la redécouverte du Jésus de l’Histoire derrière le Christ de la foi (et de l’Église). Leurs travaux sont publiés à un rythme soutenu, accessibles à tous. Mais d’abord, ils sont d’un niveau technique élevé, comme il se doit : il faut, pour en prendre connaissance, fournir un effort dont tous n’ont pas la possibilité ou le temps.. Ensuite, les Églises font tout pour les marginaliser (1) : le « chrétien moyen » n’en entendra jamais parler dans sa paroisse, et encore moins les enfants dans les catéchismes.

          Pourtant, la personne de Jésus continue d’attirer ou de fasciner, bien au-delà des Églises institutionnelles ou des cercles de croyants. Fin 2006, une enquête La vie-CSA montrait que pour 95 % des français – et pas seulement des catholiques ! – la personne et la figure de Jésus restent une référence fondatrice de notre identité culturelle et de notre civilisation. Alors que pour 51 % des catholiques (et une large majorité des français) ce même Jésus n’est plus perçu comme un dieu ressuscité.

L’Église a donc perdu son monopole sur Jésus : il demeure une référence incontournable, mais on ne sait plus qui il est.

          L’illustre inconnu, l’inconnu indispensable.

III. Ce qui est en train de « bouger » 

          Il n’y a pas que le Da Vinci Code : des dizaines, des centaines de livres paraissent depuis 10 ou 15 ans, destinés au grand public, autour de la personne de Jésus. Et des films à succès, des télé-films, des télé-documentaires, des séries télévisées… Vous avez forcément vu l’une ou l’autre, lu l’un ou l’autre.

          Un raz de marée médiatique, un véritable « phénomène Jésus ».

          Qui confirme ce que nous disions plus haut : d’abord, la personne de Jésus – le Jésus réel, le Jésus de l’histoire – fascine les foules. Ce phénomène est absolument nouveau dans l’histoire de l’Occident. Pendant 18 siècles, tout l’effort des théologiens et des Églises pour lesquelles ils travaillaient a été d’imposer la figure mythique du Christ-Dieu. Initiée timidement par Reimarus au XVII° siècle, la quête du Jésus de l’Histoire – Jésus tel qu’en lui-même – est un phénomène totalement nouveau, par l’ampleur qu’il a pris.

          Ensuite (et c’est un corrollaire), ce phénomène met en lumière l’échec et la fin des vénérables Églises traditionnelles. Il montre bien que ce qu’il nous faut, ce n’est pas une avancée sur le mariage des prêtres, ou tel autre point mineur : c’est une refondation du christianisme, dont l’énormité de ce phénomène récent, mais planétaire, montre à la fois l’urgence, et la possibilité.

          Hélas, la grande majorité de ces romans, de ces films ou télé-films autour de Jésus n’ont rien à voir avec les travaux des véritables spécialistes. Ils exploitent des fantasmes commerciaux (Marie-Madeleine concubine de Jésus, Jésus terroriste ou doux rêveur…) qui sont extrêmement rentables. Mais fourvoient le grand public (qui gobe l’appât avec gourmandise) sur de fausses pistes, ou dans des impasses. L’argent n’a pas d’odeur, et le parfum de la vérité est fragile.

          Il n’empêche : des foules considérables (le « peuple ») s’habituent, à travers des romans de caniveau ou des films racoleurs, ils s’habituent à entendre parler de Jésus autrement. Si les réponses (quand il y en a !) sont misérables, les questions posées sont justes, et elles tournent autour d’une seule : mais enfin, qui était Jésus ? Posant les vraies questions sans pudeur, ou même avec impudeur, ces « coups » médiatiques auraient été impensables il y a 40 ans. Leur succès est une brèche dans l’édifice immuable des dogmes fondateurs de l’Occident.

          Cette brèche, il faut s’y glisser. J’ai tenté de le faire avec un roman d’action, Le secret du 13° apôtre : on y trouve toutes les ficelles du Thriller, et j’en demande pardon. Mais la base historique est vraie, fondée sur les travaux des exégètes. Ce roman est traduit en 16 langues pour 17 pays : ceux qui le liront ne seront pas emmenés dans le fossé. Le divertissement, j’ai tenté de le mettre au service de la vérité, ou du moins de sa recherche honnête.

          C’est donc en-dehors des Églises, en-dehors même des groupes de « chrétiens critiques », que les choses bougent. Et peuvent bouger dans le bon sens, s’ils sont plus nombreux ceux qui utilisent l’appétit du public sans jamais cesser d’aimer et de respecter la personne et la personnalité de Jésus, l’inconnu des temps modernes.

                                                M.B., juillet 2007

(1) John P. Meier, l’un des plus remarquable de ces exégètes vivants, a dû faire une conférence dans une université américaine pour se justifier des attaques de l’Église catholique contre sa méthode de travail et ses résultats.

REDEVENIR CHRÉTIEN ? Le livre de J.C. Guillebaud

          Écrit de façon agréable, comme un témoignage personnel, le livre de J.C. Guillebaud (1) a pour ambition de montrer en quoi le christianisme, loin d’être une « chose morte », est et reste un fondamental vers lequel il nous faudrait aujourd’hui revenir.
          Il décrit trois cercles, et comment il les a franchis l’un après l’autre.

I. Le premier cercle

          « Le christianisme », disent ses détracteurs, « n’a plus rien à dire sur le monde du XXI° siècle… Historiquement estimable, il n’a plus voix au chapitre. Or, je suis convaincu du contraire » (p. 23).

         Pourquoi ?
          Parce que « au cœur même de cette modernité sécularisée, que nous croyons agnostique et même agressivement antichrétienne, la trace chrétienne » est profondément présente (p. 57). Dans un vaste panorama, Guillebaud montre comment tout ce qui a nourri l’Occident – la place de l’individu et sa valeur unique, l’aspiration égalitaire, l’espérance d’un progrès, l’émergence de la science… vient en fait du christianisme. A été profondément digéré par ceux-là même qui rejettent leur source chrétienne.
          L’Occident serait donc malade parce qu’il a perdu la trace du phénomène qui l’a fondé dans son identité : le christianisme.
          Je partage ce constat, qui est une évidence historique. Mais voudrais faire remarquer que c’est une forme particulière de christianisme qui a triomphé de toutes les autres, entre la fin du I° et – disons – la fin du IV° siècle. Et qui en a triomphé par la violence morale, intellectuelle, dogmatique, parfois physique.
          Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire.

II. Le deuxième cercle

Ce serait celui de la subversion évangélique. En quoi réside-t-elle ? Dans le fait que le sacrifice, commun à toutes les religions anciennes, n’est plus le triomphe du sacrificateur sur la victime coupable. La victime sacrifiée (Jésus) est innocente, en lui la persécution sacrificielle est abolie. « Avec le christianisme, le discours des accusateurs est subitement retourné » (p. 107).
          La subversion du christianisme, ce serait donc la résurrection du Christ qui condamne à tout jamais la folie accusatrice des hommes. On reconnaît là le message de Paul, qui bâtit tout son édifice sur la mort et la résurrection d’un homme qu’il n’a pas connu. Emporté par son propos, Guillebaud écrit que « Des témoins ont « constaté » la résurrection », alors que la résurrection, justement, n’a été vue par aucun témoin. Alors qu’elle est une construction de l’esprit, Paul s’appuyant sur l’annonce malhabile faite par Pierre (Ac 4,2) pour construire une théologie de la mort salvatrice, de l’échappée belle par la résurrection, qui est encore aujourd’hui celle des chrétiens.
         Puis, de Justin l’apologiste (II° siècle) à Nietzche, quantité de philosophes sont appelés à la barre.
          Jusqu’à ce qu’enfin l’auteur affirme l’importance du judaïsme, d’une judaïté originelle du phénomène chrétien, oubliée pendant des siècles, dont la redécouverte affleure tout au cours de ces deux premiers cercles de son cheminement.

III. Qu’est-ce donc que le troisième cercle ?

          C’est celui de l’aboutissement, de l’acte de foi comme décision volontaire, la foi affirmée au-delà des « hommeries » de l’Église. Guillebaud fait le choix de croire, de donner son assentiment au christianisme malgré la « clôture dogmatique, l’arrogance cléricale » (p. 175).
          Et sa récompense, c’est de se sentir réchauffé par la chaleur du petit cocon des autres croyants. Partager leur « sensibilité particulière », leur « part d’émotivité », cette « familiarité indéfinissable que j’éprouve à me retrouver parmi des chrétiens ou des juifs » (p. 180)

          Je respecte bien évidemment le cheminement particulier, à la fois intellectuel et émotif, de J.C. Guillebaud. Mais je ne crois pas que ce soit là le cheminement d’un âge post-chrétien – le nôtre.
          Pourquoi avoir reconnu la judaïté de Jésus, et ne pas en tirer les conséquences ? Si Jésus est juif, alors les Évangiles sont des textes juifs. Son enseignement est celui d’un juif. Pour le comprendre tel que Jésus l’a donné tout en le vivant, il faut le resituer dans le judaïsme qui fut le sien, celui du I° siècle. Au lieu de se perdre dans le désert infini des philosophes, à commencer par Paul…
          Regarder Jésus vivre, aller et venir, rencontrer des souffrants : leur fait-il des discours ? Exige-t-il d’eux la « décision volontaire de la foi » ? Non. Il leur demande s’ils ont confiance en lui. « Crois-tu que je puis faire cela (te guérir) ? » Si tu as confiance dans cette personne qui est là devant toi, ce juif itinérant au message totalement subversif pour sa société, son clergé, ses rites juifs, alors tu es guéri : viens, et suis-moi.

          La faillite du christianisme, son effondrement tragique en ½ siècle, vient de son éloignement constant de la personne de Jésus, transformé en Christ ressuscité. Devenu prétexte et alibi pour la construction d’un édifice dogmatique – qui appartient bien à l’Histoire.
          L’Église ne fera jamais machine arrière : ce serait renoncer à trop de pouvoirs, trop de conforts, trop d’illusions si longtemps enseignées comme vérités.
          La personne de Ieshua Ben-Joseph (Jésus, fils de Joseph) pourra-t-elle devenir le point de ralliement de ceux qui ont soif, et que le christianisme a déçus comme déçoit une eau trompeuse ?

                        M.B. Septembre 2007


(1) Jean-Claude GUILLEBAUD, Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel 2007.

POST-CHRÉTIENTÉ : UN ESPOIR ? (M. Maffesoli)

          Les conférences du professeur Michel Maffesoli à l’Université Pour Tous de Chantilly ouvrent de larges portes. Après La crise de l’autorité en février 2008 (cliquez) ,nous l’avons entendu hier sur Post-modernité : le retour des idoles.
          Il commençait ainsi : « La vraie pensée est une pensée questionnante« .
          Mon propos n’est pas de résumer sa conférence, mais ce que j’en ai retenu au regard de ma problématique, la Post-chrétienté. « On n’a jamais qu’une idée, autour de laquelle on tourne », disait hier M.M. Après l’effondrement constaté du christianisme, quelles perspectives, quel avenir ?

I. LA POST-MODERNITÉ

          Maffesoli souligne d’abord que la crise actuelle de l’Occident n’est pas seulement économico-sociale (crise de ce qui est institué), c’est une lame de fond sociétale (crise de ce qui est instituant). Depuis 3000 ans, on a vu se produire périodiquement des moments de saturation sociétale. Les valeurs, les critères, les certitudes d’une société pourtant établie dans la longue durée se mettent brusquement à saturer : l’ordre en vigueur ne disparaît pas d’un coup, il se montre tout simplement incapable de répondre aux aspirations juvéniles.
          « Tout fout le camp », disent les vieux, « les jeunes n’ont plus de valeurs » : c’est faux. Ils ont leurs valeurs, et elles sont fortes – mais elles sont autres.
          Les corps institués se cramponnent alors à celles qui furent leurs valeurs pendant si longtemps. Ils parlent d’abandon, de décadence : ces mots sont justes (il y a bien dé-cadence), mais ils servent à masquer l’urgence d’une transformation structurelle.
          Qu’est-ce qui caractérisait la « modernité », née au début du XIX° siècle ?

          1- La rationalisation généralisée de l’existence, incarnée dans le contrat social qui définissait un être-ensemble rationnel. La « valeur travail » (Karl Marx) donnait son sens à la société, elle faisait de nous des producteurs, et des reproducteurs. Surtout en France, on se méfiait de l’imaginaire.

          2- La notion de temps finalisé : nous allions quelque part, et nous savions où nous allions. C’était le « progrès », linéaire et qui menait au bonheur.

          3- L’action iconoclaste : Nous avons cassé l’ancienne image d’un monde qui était magique, qui faisait peur par son mystère mais qu’on respectait. Le monde ne fait plus peur : on ne le respecte plus, on l’épuise. Devenu objet banal, il est une ressource à exploiter.

          Maffesoli voit dans la crise, d’abord, une faillite du temps finalisé : à l’horizon de nos efforts, il n’y a plus désormais de projet mobilisateur : on ne se pro-jette plus dans l’avenir, on ne sait plus où on va, mais on y va.

          En même temps, c’est la fin de la « valeur travail » : on ne veut plus travailler pour vivre, mais vivre en travaillant. Ce n’est pas l’abandon du travail, mais la découverte de ses limites : accomplir des tâches ne suffit plus, il faut le recul nécessaire pour inventer un projet nouveau, qui corresponde à un monde épuisable, et épuisé.
          La valeur créativité remplace la valeur travail.

          On passe enfin d’un monde structuré par le rationnel, à un univers où le sensuel a repris toute sa place : le corps n’est plus seulement producteur / reproducteur, il est voulu pour lui-même, il devient LE projet à accomplir.
          Retour du sensuel, du tactile, mais aussi du spirituel. La mystique du travail a bien failli nous anéantir, nous avions opposé matérialistes et mystiques : les mystiques reviennent en force – avec l’appétit du divin, la curiosité pour l’au-delà des apparences. Ce qu’il fallait voir pour pouvoir le faire, s’efface devant ce qu’on doit ressentir, pour pouvoir l’accomplir et s’accomplir.
         
          Cela s’accompagne du retour à la petite communauté, à la chaleur du cocon, aux amitiés partagées, aux sensations ressenties ensemble. Finie la dictature – sociale, politique, ecclésiastique – des masses : bienvenue à la cellule limitée, informelle, au groupe charismatique, au comité de quartier, à la vie associative. On y rentre, et on en sort, d’autant plus librement qu’il n’y a aucun rite d’admission, aucun projet d’adhésion à très long terme.

          Groupements informels, mais qui ne peuvent exister qu’autour d’un totem, une personnalité forte qui incarne l’intuition du groupe, son projet. Pape, Dalaï-Lama, Président : on a besoin d’une locomotive, à condition cependant qu’elle soit proche des wagons, ou plutôt comme eux. Sur les trônes, nous n’acceptons plus de couronner que des people. On ne leur offre un culte que si l’on peut aussi adorer leur humanité, qui doit être semblable à la nôtre. La base ne supporte plus le sommet que si elle peut s’identifier à lui.

          Retour du rêve, de l’imaginaire, du ludique. L’Homo sapiens est mort, vive l’Homo ludens. Le plaisir est premier. L’avenir n’existe plus, vive le présent. Nous vivions dans nos têtes, existons dans nos corps. Nous étions citoyens du monde, soyons voisins de nos voisins. Vous pensiez ? Eh bien, ressentez maintenant !

II. LA POST-CHRÉTIENTÉ

          Que Michel Maffesoli me pardonne si je le pille, pour revenir à l’objet de mes travaux : sur les ruines de la chrétienté, il faudra bien un jour reconstruire.

          Tout le monde sait maintenant que le christianisme a été inventé, une génération après la mort de Jésus, par ceux qui l’ont coulé dans une rationalité qui préfigurait celle dont nos sociétés sont en train de sortir.
          Qu’est-ce que la théologie, sinon une mise en forme rationnelle de la religiosité ? Les Père fondateurs du christianisme disposaient d’un outil remarquable, la pensée grecque : de Paul de Tarse (ce rabbin grec) à Thomas d’Aquin, ils ont construit une cathédrale de la pensée dont nul par la suite, pas même les idéologues des Lumières, n’a pu éviter d’être paroissien assidu. Ce fut la chrétienté, symbiose parfaite entre une théologie rationnelle et des sociétés de raison.
          L’une est morte, les autres vacillent. Sœur Anne, vois-tu venir quelque chose ?

          Oui, la « quête du Jésus historique«  (cliquez  I,  II, III,) . Elle renouvelle entièrement, à la fois notre appréciation du christianisme, et la question posée ici.
         
          Jésus fut un charismatique itinérant, un Wanderer. Il vivait dans une société fortement rationnalisée : à la rationalité juive, rabbinique, s’ajoutait une rationalité gréco-romaine qui imprégnait déjà la société juive de son temps. Les comportements, les discours, étaient convenus, fixés, déterminés. Il y avait un langage, des attitudes, des formes de vie sociale politiquement corrects. S’en distinguer, s’en extraire, c’était se mettre au ban d’un monde dans lequel le marginal n’avait aucune place. Dire autre chose que ce qui était dit, faire autre chose que ce qu’on faisait – parler autrement, être autrement – c’était se condamner à mort.

          Or c’est exactement ce qu’a fait Jésus. Il quitte sa famille – qui le juge « fou » -, son milieu, son travail. Il devient sans domicile fixe, non-productif, et se donne en exemple. Il méprise l’argent, et réduit sa consommation à très peu – ce qui ne l’empêche pas, quand il est invité, d’être un bon convive qui apprécie le boire, le manger, et même les parfums de luxe. 
         
          Dans une société où la pratique religieuse est affaire d’identité nationale, où le clergé tient le pouvoir, il est non-pratiquant, et même ouvertement anti clérical. Il critique la Loi – qui est à la fois religieuse et sociale : il ne dit pas qu’il veut l’abolir, mais l’accomplir – c’est-à-dire lui donner une dimension autre. Il imagine un autre monde, fondé sur d’autres valeurs.
          Lesquelles ? Il propose une « loi du cœur« , qui fait de chacun – du moment qu’il a purifié son cœur – le juge de la loi. « Transforme-toi intérieurement, et alors tu seras juge des Juges. Tu seras au-dessus des lois (mais non contre elles). César ? Le pouvoir établi, l’ordre ancien ? Laisse-les là où ils sont, ce sont des morts qui enterrent les morts. Ta vie est ailleurs. Ton projet aussi »

          Car Jésus a une finalité, qui fait paraître dépassés tous les projets sociopolitiques : il sait où il va, et il y va. Il appelle cela le « Royaume ». Il n’en donne aucune définition rationnelle, mais une image : celle d’un groupe restreint (mais ouvert à tous) réuni pour faire la fête, un repas convivial, un plaisir sensuel partagé.

          A chaque instant de sa courte vie, il a donné priorité à la rencontre personnelle, immédiate (sans médiation), tactile.
          Priorité au corps, sur les idées. Il laisse venir à lui tous ceux qui n’ont nulle part où aller, parce que la société pensante les rejette : les malades purulents, les femmes (mêmes adultères), les collabos, les étrangers (comme la syro-phénicienne), les occupants de son pays – même les enfants, qui n’existaient alors qu’à condition de devenir adultes.
          Tous ceux-là viennent à lui. Ils le touchent, et il les touche. Il réhabilite leur corps.

          Il n’est pas différent d’eux, il leur ressemble. Quand il fait soif, il bavarde familièrement avec une étrangère et lui demande à boire (à une femme !). Partout, à chaque instant, il se laisse inviter, questionner, aborder dans la rue. Il refuse d’être traité autrement que chacun, et chacun peut s’identifier à lui.

          Au sens où l’entend Maffesoli, Jésus était un sensuel, non pas un rationnel. Un imaginaire, non pas un penseur. La valeur travail ? Il ne travaille plus, mais il travaille sans cesse – autrement. L’amitié ? Il n’a cessé de la proposer à ses disciples, et ce n’est guère sa faute s’ils n’ont pas su la lui rendre.

          Dans le monde rigidifié socialement, politiquement, religieusement de son temps, Jésus a fait passer la créativité avant la raison.
          C’était un rebelle de l’imaginaire, et un juvénile : il a fait peur aux vieux.

          « La chrétienté fout le camp » ? Oui, c’est fait. Cette période-là est arrivée à saturation, comme tant d’autres avant elle.
          C’est la fin d’un monde, mais ce n’est pas la fin du monde.
          Pour être créatifs dans ce monde qui vient, saurons-nous redécouvrir la jeunesse d’un Jésus ? Aurons-nous envie de le prendre pour totem ? En aurons-nous les moyens, et surtout, l’audace, le courage, l’imagination ?

          Ceci est une autre question. Au moins, posons-la.


                             M.B., 15 février 2009.

INUTILE RÉSURRECTION

          Il y a 50 ans, le pape Jean XXIII décrétait l’ouverture d’un concile œcuménique. La nouvelle parût sensationnelle, et elle l’était : on sentait bien que l’Église catholique, encore triomphante, était déconnectée de la marche du monde.
          A l’ouverture de la 2° session, le tout nouveau pape Paul VI décréta que ce Concile serait exclusivement pastoral. C’est-à-dire qu’il laisserait de côté les questions dogmatiques fondamentales : la résurrection, l’incarnation.
          Depuis, il n’est plus question que de l’accessoire : mariage des prêtres, ordination des femmes, contraception, messe en latin, intégristes ou non, préservatif ou non… 
         
          Il faut aller au fond du malaise : la question de la résurrection. Lire la suite

LE CHRISTIANISME PEUT-IL ÉVOLUER ?

          L’étude des révolutions scientifiques permet de mieux poser une question brûlante : les religions peuvent-elles évoluer ?

          Je m’appuie sur l’historien des sciences Thomas Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983). Il analyse la façon dont un système de pensée, devenu principe général d’explication du monde, évolue dans le temps.

I. LES RÉVOLUTIONS SCIENTIFIQUES


          1- Au cours des siècles, certains systèmes de pensée ont recueilli le consensus des sociétés, de leurs autorités et de leurs communautés intellectuelles (savants). Devenu indiscutable, ce système était à la base de la conception du monde, il fondait les lois, la morale et la religion de la société.
          Exemple : la cosmologie de Ptolémée. Elle n’a jamais été remise en cause jusqu’à Copernic et Galilée, devenue d’autant plus intouchable qu’elle fournissait sa grille de lecture à la Bible. Le soleil et les planètes tournant autour de la terre, l’homme était considéré comme le centre de l’univers : au point qu’il fallait que Dieu devienne homme, pour pouvoir sauver sa création. A partir de là, tous les dogmes chrétiens s’enchaînaient les uns aux autres.

          2- Il arrive que quelques chercheurs s’aperçoivent que des phénomènes nouveaux apparaissent, ou plutôt qu’on ne les avait jamais détectés ni pris en compte, et qu’ils semblent ne pas s’accorder avec le système de pensée devenu officiel. Ils « prennent conscience d’une anomalie, c’est-à-dire que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit » le système de pensée (Kuhn p. 83).

          3- Quand cela se produit, rien ne se passe. La nouvelle prise de conscience ne remet pas tout de suite en cause le système de pensée : on essaye seulement de l’adapter, afin d’intégrer la nouveauté. On améliore des détails pour le préserver, pour ne pas qu’il disparaisse, et souvent on y réussit – pendant un certain temps.
          Autrement dit, la communauté des intellectuels – dépendante du pouvoir politique et de la pression sociale – se mobilise pour maintenir ce qui a si bien marché jusqu’alors. Les officiels (y compris les intellectuels) ont horreur des ruptures brutales, leur pente naturelle est le conservatisme : l’ intelligentsia préserve sa position honorifique et le pouvoir qui l’accompagne. Quant aux gens du peuple, ils n’ont d’autre choix que de les suivre, ce qu’ils font d’autant plus volontiers qu’eux-mêmes craignent aussi l’aventure : une rupture de l’ordre du monde conventionnel, dont ils ne peuvent comprendre ni les tenants ni les aboutissants, leur paraît toujours aventureuse.

          4- Après beaucoup de temps, et de nombreux replâtrages plus ou moins réussis, les incohérences s’accumulent au point qu’on en vient à douter du système de pensée traditionnel. La communauté intellectuelle « entre en crise«  : les défenseurs acharnés de l’ordre établi s’opposent à ceux qui le mettent en doute.
          « Les crises sont une condition préalable et nécessaire de l’apparition d’un nouveau » système de pensée (id., p. 114).

          5- Aucune sortie de crise n’est possible tant qu’on n’a pas sous la main un nouveau système de pensée, capable de remplacer le précédent.
          Il faut noter que ce nouveau système de pensée peut être fort ancien : ainsi, Aristarque de Samos, au III° siècle avant J.C., soutenait déjà que la terre tournait autour du soleil en même temps que sur elle-même. Cette idée fut qualifiée d’ « incroyablement ridicule » par Ptolémée lui-même. Elle n’a pas été adopté à l’époque, d’abord parce qu’elle n’était pas conforme à ce qu’observaient les gens ordinaires (le soleil se lève à droite, se couche à gauche : la terre ne bouge pas). Ensuite, parce qu’elle s’accordait mal avec la mythologie gréco-latine. Et encore plus tard, parce qu’elle n’allait pas dans le sens d’une certaine lecture de la Bible.
          Kuhn remarque qu’un nouveau système de pensée chemine toujours lentement, à partir de « quelques premiers adhérents » : on n’assiste jamais à une « conversion du groupe en bloc » (id., p. 217).

          6- Pendant longtemps, ces « premiers adhérents » cherchent en vain à convaincre leurs collègues, ils sont en butte aux persécutions des autorités (Galilée).
          Un jour, le nouveau système de pensée finit quand même par s’imposer : on oublie alors totalement le précédent, et on réécrit l’histoire en présentant le nouveau modèle comme s’il s’inscrivait tout naturellement dans une suite logique de développement. « Une fois réécrits, les manuels déguisent inévitablement non seulement le rôle, mais l’existence même des révolutions qui sont à leur origine » (id., p. 191).

          L’Histoire est toujours réécrite pour masquer la mémoire des crises. Les sociétés ayant peur des révolutions, on cache d’abord le caractère révolutionnaire du nouveau système de pensée, puis on oublie de quelle crise il est né.


II. L’ÉCRITURE DE LA BIBLE

          La Bible est née de ces crises successives.
          Ainsi, la réforme de Josias une fois accomplie, on va réécrire l’Histoire pour laisser à entendre que les juifs ont été monothéistes depuis leurs origines : il faut une étude attentive des textes pour s’apercevoir que l’idée d’un Dieu unique a cheminé lentement en Israël, et ne s’est imposée que vers le IV° siècle avant J.C. Les auteurs de livres bibliques font tout leur possible pour nous faire croire qu’elle a été révélée dix siècles plus tôt, à Abraham.
          Ainsi de la séparation d’avec le judaïsme d’où est né le christianisme : nous devons à la hargne de Paul contre ses « collègues » apôtres le témoignage directe de l’épître aux Galates, sans lequel le compte-rendu des Actes donnerait l’impression que la transition du judaïsme au christianisme s’est faite tout naturellement, après une discussion courtoise entre frères.
          Ainsi de la transformation de Jésus, fils de Joseph, en Messie ressuscité d’abord, puis en Dieu : à lire les évangiles, on a l’impression que Jean-Baptiste, puis Jésus lui-même, ont proclamé son statut extra-humain dès les origines, comme une révélation immédiate. Alors que cette transformation a été lente, progressive, et s’est heurtée à des résistances farouches qui ont failli mener l’Empire romain à la guerre civile (Arius).

III. LE CHRISTIANISME PEUT-IL ÉVOLUER ?

          Relevons les points communs avec l’évolution des systèmes de pensée scientifiques.
          Comme on l’a vu, le judaïsme et le christianisme sont nés à la suite de révolutions : l’ancien système de pensée a été remis en cause, une nouvelle doctrine est apparue. Des théologiens ont introduit dans les textes une réécriture du passé, ils ont transformé la révolution en Révélation. Le nouveau système de pensée (monothéisme, divinité du Christ) s’est imposé comme une vérité qui remontait aux origines : il était révélé par Dieu, donc intouchable – c’était un dogme.

          Pourtant, l’Incarnation a été très tôt contestée par une élite (Arius, Eutychès, etc.) qui a tenté de convaincre ses « collègues ». En vain : ce dogme était fondateur d’un ordre du monde défendu par les autorités, religieuses autant que laïques – unies dans le combat pour la préservation de ce qui est.
          Née au XX° siècle, la recherche sur le Jésus historique met pourtant en lumière des « anomalies » flagrantes : il apparaît que Jésus n’a jamais prétendu être un Dieu, que sa divinité a été inventée à la fin du I° siècle, selon un processus et pour des raisons que les chercheurs mettent en évidence.

          Pour qu’un système de pensée change, il faut premièrement qu’il y ait crise, et deuxièmement qu’un nouveau système de pensée soit disponible.

          Aujourd’hui, il y a bien crise du christianisme. Le Concile Vatican II a tenté de remédier à cette crise par des replâtrages d’ordre liturgique et disciplinaire, sans s’attaquer au cœur du problème : un édifice dogmatique qui ne correspond plus ni à notre connaissance du monde, ni à notre connaissance des évangiles.
          La crise demeure et s’amplifie donc, et quand on voit que même les replâtrages de Vatican II sont remis en cause, on comprend qu’un nouveau système de pensée religieux ne pourra jamais s’imposer pour remplacer l’ancien, le christianisme en crise.

          Pourquoi ? Parce que, à la différence des sciences, la religion est basée sur l’irrationnel. La compréhension des textes sacrés est maintenue telle quelle (malgré les évidences contraires), parce qu’elle satisfait cet irrationnel en le justifiant.

          Si le christianisme était purement rationnel, il pourrait évoluer comme les sciences, par crises donnant naissance à un nouveau système religieux. Mais il touche à ce qu’il y a de plus profond dans l’Homme, sa peur de la mort, son besoin d’échapper à la dure condition humaine en rêvant à sa propre divinisation.

          Je ne crois pas que la redécouverte de la personne de Jésus pourra bientôt transformer le christianisme. C’est pourtant la seule issue possible à la crise actuelle, beaucoup plus profonde qu’on ne croit, tellement profonde que les Églises chrétiennes refusent de la prendre en compte – aujourd’hui comme hier.
          Peut-être n’a-t-on pas encore touché le fond, peut-être, alors, un renouveau sera-t-il envisageable ?

          Pendant longtemps encore, il y aura donc des pionniers, maintenus dans l’ombre, traités par le mépris, l’indifférence ou le dénigrement.

          « Et pourtant, elle tourne ! »


                            M.B., 4 juillet 2009

CINQUANTE ANS APRÉ VATICAN II : la dés-espérance

          Ầ la fin du 1° siècle, L’Empire romain commençait à se défaire de partout, les religions orientales s’implantaient dans un chaos social et politique de plus en plus insupportable.

          Dans ce contexte troublé, l’une de ces religions étrangères souleva autour de la Méditerranée une immense espérance : le christianisme.

           En se séparant du judaïsme, le christianisme avait conservé sa principale caractéristique, l’idéologie messianique. Trois piliers :

 – L’utopie (inventer un autre monde, meilleur que celui-ci),

L’apocalypse (cette utopie se réalisera plus tard, dans une fin du monde violente),

– Et l’attente d’un homme providentiel (le Messie) dont la venue fera naître ce Monde Nouveau.

 I. Le temps de l’espoir

           Les premières générations chrétiennes semblent avoir tenu ces promesses. Une communauté de frères solidaires (c’est au sommet qu’on se déchirait, pas à la base), la fin de l’argent-roi. Malgré s. Paul, des femmes respectées, actives et responsables, certaines ayant même le titre d’apôtres. Une morale familiale, et une morale tout court. La fin des classes sociales, le culte sacrificiel remplacé par un culte en esprit

           Tout cela suscita dans l’Empire mourant une vague d’espoir sans précédent : l’utopie était en train de se réaliser, un monde nouveau naissait sous les yeux des croyants.

          Mais le christianisme n’avait pas abandonné les deux autres piliers du messianisme, l’apocalypse et l’attente du Messie. C’est seulement quand le Christ reviendrait que le Monde Nouveau prendrait définitivement forme. Alors, les ‘’méchants’’ seraient anéantis dans un cataclysme et les ‘’Justes’’ triompheraient. Lisez, entre autres l’Épître aux Hébreux et l’Apocalypse dite de saint Jean : la violence extrême de ces textes fondateurs du christianisme se retrouvera mot pour mot, six siècles plus tard, dans le Coran.

           Quand les Barbares dévastèrent ce qui restait de l’Empire romain, l’espérance d’une vie meilleure après la mort permit aux peuples devenus chrétiens de supporter leurs immenses souffrances.

          Aux V° et VI° siècles, la seule autorité, la seule organisation, la seule colonne vertébrale de l’Occident ruiné furent leur clergé, leurs monastères (scriptorium, écoles, hospices) et leurs papes.

          En ces temps-là la sécurité, la justice, la charité, l’enseignement, la culture et l’art, c’était l’Église.

           Le christianisme semblait avoir accompli ses promesses d’espérance.

 II. Le messianisme dévoyé

           Vint alors l’ivresse du pouvoir.

          Pour légitimer sa toute-puissance, l’Église fabriqua deux faux documents : la Donation de Constantin, par laquelle elle s’attribuait la primauté sur l’Orient et l’autorité suprême sur l’Occident. Les Fausses Décrétales, qui établissaient l’immunité juridique des évêques et faisaient d’eux la source unique du Droit.

          En propageant la doctrine du souverain de droit divin, le théologien de Charlemagne, Alcuin, acheva la transformation de l’Occident en théocratie.

           S’opéra alors une transformation radicale du messianisme chrétien.

          Officiellement, l’Église attendait toujours le retour du Christ-Messie : mais en réalité, dans les faits comme dans sa doctrine, elle se substitua à lui. Le Messie, c’est-à-dire l’unique instrument du salut des Hommes, désormais c’était elle, l’Église.

          En son sein (et nulle part ailleurs) résidait le salut de l’humanité et la fin de ses souffrances. Le slogan des origines – « Jésus reviendra, Maranatha » – fut remplacé par un autre : « Hors de l’Église, point de salut, extra ecclesiam, nulla salus. »

           Passé inaperçue, cette transformation idéologique eût des conséquences considérables.

          Désormais ce n’est plus le Messie qui réaliserait l’utopie, mais une organisation humaine. Et cette organisation – l’Église – s’attribuait le droit à la violence qui accompagne toute apocalypse : violence sur les esprits, par le monopole de la vérité, et violence physique par la chasse aux dissidents, les hérétiques.

          L’utopie ? Elle était abandonnée à tout jamais, puisque l’Église avait pris le pouvoir : il n’y aurait pas d’autre monde que celui-ci. L’Église recueillit le pouvoir des rois pour le confier à ses Princes.

          Devenue incontestable, elle ne contesterait plus l’ordre du monde. Jésus avait imprudemment parlé d’un Royaume : elle établit le sien. Ầ Canossa, l’Empereur Henri IV alla s’humilier publiquement, pieds nus dans la neige, devant le pape Grégoire VII.

          Moment symbolique, par lequel le Pontife souverain montrait à tous que c’était bien lui le maître de l’univers.

           Dans la chrétienté, l’espoir avait été remplacé par le pouvoir.

 III. L’autre utopie : l’islam

           Au moment où l’Occident oubliait l’espérance d’un Messie-individu pour se soumettre à une Église-messie, en Orient un texte se diffusait, qui se présente lui-même comme une arme de guerre : le Coran.

          On sait maintenant qu’il puise ses sources dans un judéo-christianisme totalement messianique. Mais on voit que lui aussi avait abandonné l’espérance du retour d’un Messie-individu, pour la remplacer par la création d’une communauté-messie, l’Umma musulmane.

          Deux communautés, deux puissances messianiques se trouvèrent dès lors dans un face-à-face mortel. Elles ne pouvaient que s’affronter, elles s’affrontent toujours.

          Ầ Lépante, la flotte papale donna un coup d’arrêt à l’invasion de l’Umma, pendant que sur terre les souverains espagnols commençaient la reconquista.

           Affaiblie, divisée, l’Umma musulmane entra en somnolence pour quelques siècles.

           En Occident cependant, le désir d’utopie n’était pas mort, il connaissait des sursauts : les Vaudois, les Cathares, les Dolciniens… Rome créa l’Inquisition pour leur faire comprendre que si l’Église prêchait l’évangile, elle n’avait aucunement l’intention de le mettre en pratique.

          Plus fort qu’elle, Martin Luther créa d’autres Églises, vite semblables à celle de Rome par leur appétit de pouvoir. Les musulmans se tenant tranquilles, les chrétiens eurent tout le loisir de se faire la guerre entre eux.

           En Occident, plus personne ne rêvait d’espoir.

           Vinrent les Lumières, les Révolutions, les Restaurations. Au XIX° siècle, où donc l’espoir s’était-il réfugié ? Dans la révolution industrielle et agricole. Devenu riche, l’Occident ne perdait plus son temps à rêver d’utopies.

          Quoique… Passée des mains du clergé à celles de la bourgeoisie, la richesse excitait la convoitise des pauvres. Karl Marx inventa alors une utopie qui se substituerait – pensait-il – à celle de l’évangile : la société sans classes, la dictature du prolétariat.

           Ce fut un incroyable renouveau de l’espoir : le Grand Soir n’était pas pour plus tard, c’était pour ce soir. « Le changement, maintenant ! » La moitié de l’humanité se reprit à rêver.

          Devant une utopie facile à comprendre, efficace, l’Église sentit le danger : il ne pouvait pas y avoir sur terre d’autre utopie que la sienne. Même si personne ne comprenait plus rien à ses dogmes, aucun autre ne devait prendre leur place.

           Jean XXIII décréta un Concile, une ‘’mise à jour’’… mais de quoi ? De l’immense édifice dogmatique ? Dès l’ouverture de la 2° session, son successeur mit les points sur les i. Il assigna au Concile un seul but, répondre à la question : « Église, que dis-tu de toi-même ? ».

          Les deux mille Pères conciliaires se penchèrent donc sur leur nombril. On s’occuperait du fonctionnement de l’Église, sans le bouleverser. On dirait au monde qu’il était à nouveau digne d’intérêt, sans répondre à son besoin d’espérance. Bref, on astiquerait l’écorce de l’arbre, sans toucher à la seule chose qui aurait pu soulever comme autrefois la planète : le retour de l’utopie.

           Entre temps, personne en Occident ne s’était aperçu que les musulmans s’étaient réveillés avec Mohammed Abdelwahhab, ni que son wahhabisme avait inspiré en 1928 Hassan el-Banna, fondateur des Frères Musulmans.

          Uniquement préoccupée d’elle-même, l’Église catholique ignora totalement l’émergence d’une idéologie bien plus dangereuse que le communisme. Pour se réveiller – avec nous, qui n’avions rien vu venir non plus – dans un XXI° siècle où elle brillerait par son absence.

           Une absence idéologique, la pauvreté d’une pensée dogmatique que le Concile n’avait eu ni l’ambition, ni peut-être les moyens de repenser.

           Tandis qu’en face, le monde musulman avait ses certitudes idéologiques, son utopie de conquête, et la ferme volonté de les imposer aux occidentaux qui ne croyaient plus en rien, pas même en eux-mêmes.

 III. Le temps de la dés-espérance

           Lui aussi, Jésus avait annoncé un monde nouveau, mais pas pour plus tard : pour tout-de-suite, dès maintenant.

          Et pas au prix d’une apocalypse : il n’a jamais prêché la Révolution. Connaissant l’obsession messianique juive, il a catégoriquement refusé que ses disciples le prennent pour un Messie. Quand Pierre lui dit « Tu es le Messie ! », il menace ses disciples pour que jamais plus ils ne disent une chose pareille à son sujet (Mc 8,30).

           Les individus, comme les peuples, ont besoin d’utopies, c’est-à-dire d’un espoir que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, qu’un autre monde que celui-ci est possible.

          Que nous ne sommes pas condamnés à la fatalité, que l’impasse n’est que provisoire.

          Quelle utopie ? Peu importe, peut-être. Demande-t-on à une utopie de se réaliser, ou de nous donner l’énergie du lendemain, un rêve vers lequel aller ?

           Toutes, elles ont fait faillite avec des résultats souvent dévastateurs.

          Il y a pourtant eu en Occident une voix, qui s’est fait entendre. Que disait-elle ?

           « Ce monde-ci est à bout de souffle. Je vous propose un changement, maintenant. Pas un bouleversement social par le haut, mais une transformation de chacun, à son niveau. Pour changer la société, commence par te changer toi-même. Met ton espoir dans la contagion, pas dans la Révolution. »

           Entrés dans le temps de la désespérance, pouvons-nous rêver aujourd’hui que la voix du prophète galiléen soit à nouveau entendue ?

 

                                       M.B., 11 octobre 1962 / 11 octobre 2012

Si ce sujet vous a intéressé, voyez dans ce blog :

Cinquante ans après Vatican II : le chant du cygne ?

– La série  »Peut-on changer le monde ? » 1 ; 2 ; 3 (cliquez sur les chiffres)

– « Jésus, le premier altermondialiste  »

– « La mondialisation, Jésus, le christianisme… et nous »

– « Messianismes et problème palestinien »

– « Les chrétiens, les musulmans et l’Histoire »

– « Crise de la civilisation occidentale et choc des fondamentalismes »

–  « La crise de l’Occident : fondamentalisme musulman et chrétien face à face

– « Mondialisation : fin du catholicisme ? »