Archives du mot-clé Crise

TYRANNIE DES APPARENCES ET VIOLENCE : les mystiques ont-ils quelque chose à nous apprendre ?

 Les premières traces d’Homo Sapiens montrent quelque chose d’étonnant : ils rassemblaient les ossements de leurs défunts en un même lieu – alors que les restes des animaux sont éparpillés dans la nature. Yves Coppens pense que c’est à cet indice qu’on détermine le seuil qui sépare les grands singes des hominidés : la conscience qu’il y a quelque chose après la mort, puisque les restes des humains sont collectés dans l’attente confuse, non-formulée, de ce « quelque chose ».

I. Platon et la caverne

En Occident il va falloir attendre Platon pour que cette conscience vague soit formulée dans sa fameuse « parabole de la caverne ». Nous sommes enchaînés, dit-il, dans une grotte obscure, le dos tourné à l’entrée. Jamais nous n’avons vu la source de la lumière qui nous parvient depuis l’ouverture. De la réalité du monde extérieur nous ne connaissons que les ombres, projetées par cette lumière sur le fond de la caverne. Si l’un de nous est libéré de ses chaînes et va jusqu’à l’entrée de la caverne, il sera d’abord ébloui par la lumière et par la réalité du monde qu’il découvre. Revenu auprès de ses compagnons, il ne trouvera pas les mots pour leur dire ce qu’il a vu, pour leur communiquer son expérience toute nouvelle de cette réalité. Les malheureux ne pourront pas comprendre ce qui lui est arrivé, ils le recevront très mal et  refuseront de le croire. Lire la suite

RETOUR DE LA VIOLENCE (en jaune)

Les humains sont-ils violents par nature ? Oui et non. Le cas de l’extermination de l’Homme de Neandertal au profit de l’Homo Sapiens semble faire pencher la balance vers le non. Entre – 35 et – 24.000 ans, la population de Neandertal disparaît en Europe au profit du Sapiens. Que s’est-il passé ? Plusieurs hypothèses tentent d’expliquer la disparition totale d’une espèce humaine en 20.000 ans. Un génocide ? Hypothèse écartée, il n’y a pratiquement pas trace de mort violente sur les squelettes retrouvés. Un ensemble de facteurs nutritionnels, génétiques et climatiques se seraient conjugués pour que Neandertal laisse la place à Sapiens. Une extinction naturelle, pacifique, et non une suite de guerres fratricides.

À cette époque reculée, une population s’est donc éteinte sans trace de violence. Et là, il faut noter un fait capital : à cette époque, les civilisations n’existaient pas encore. Quand elles apparaissent, les civilisations seraient-elles intrinsèquement sources de violence ? Sommes-nous violents parce que nous sommes ‘’civilisés’’ ? Lire la suite

MONSIEUR HULOT EN VACANCES PENDANT LA FIN DU MONDE

Chacun se souvient des Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati. Ce sympathique personnage s’élevait contre la bêtise humaine et son conformisme par un comportement loufoque. Mais Tati va plus loin : son héros a un allié, un jeune garçon dont on comprend qu’il est le seul, avec Hulot, à voir le monde tel qu’il devrait être. Car cet Hurloberlu pose sur ses contemporains un regard enfantin lucide, à la fois cruel, tendre et naïf. Non seulement il voit clair, mais il veut à tous prix préserver une relation authentique avec le monde qui l’entoure, dont il n’accepte pas qu’il soit en train de changer – et de changer pour le pire.

I. « Si on ne fait rien, c’est la fin du monde pour demain »

Il y a 13 ans, le biologiste et économiste Jared Diamond publiait un livre qui fit du bruit, Collapse (1). Notre civilisation et la planète elle-même, disait-il, sont sur le point de s’effondrer sous quatre menaces  : Lire la suite

ILS CONTEMPLERONT CELUI QU’ILS ONT TRANSPERCÉ : POURRISSEZ MACRON !

Macron remet-il à sa place un lycéen qui lui a manqué de respect ? On ne diffuse que les premières secondes – la semonce, pas le dialogue pédagogique détendu qui a suivi. Après le remaniement, fait-il une allocution télévisée ? On ne parle que de l’éclairage déficient du plateau, « crépusculaire comme son règne » commente un député LR. Fait-il un long déplacement dans les Antilles ? On ne le voit que parlant à un adolescent délinquant. Fait-il un le pont à la Toussaint ? On l’accuse de se la couler douce. Propose-t-il (comme avant lui De Gaulle, Chirac et Mitterrand) une distinction entre le Pétain vainqueur de Verdun et le traître de 1940 ? On l’accuse de racolage fasciste. Et ainsi de suite.

Avoir la peau du Président

À la radio, sur les plateaux TV, dans la presse écrite, pas un journaliste, pas un commentateur ne défend son action, ni même ne reprend les grands discours fondateurs (Ouagadougou, La Sorbonne, au Congrès de Versailles etc.) où il  a situé son action politique dans un contexte géopolitique et historique. Ne sont invités devant les micros que des opposants amers, vindicatifs, méprisants ou insultants, qui s’emparent des détails pour cracher leur haine sans jamais rien proposer. Comment en est-on venu à ce harcèlement de chaque instant, à cet acharnement, à ce niveau de violence verbale ? Lire la suite

FICTION, RÉALITÉ ET DESTIN DE L’OCCIDENT (Y. N. Harari)

Dans son évolution, le cerveau d’Homo Sapiens a grossi (1), il a inventé un langage qui lui était propre. Non plus des signes ou des expressions corporels, mais des sons articulés qui étaient sans relation avec son environnement. Ces sons désignaient une réalité qui n’était pas celle de la nature qui l’entourait : une réalité immatérielle. Il a communiqué une quantité d’informations sans rapport avec son contexte immédiat. Il ne s’est plus contenté de réactions utilitaires, il a bavardé.

Le bavardage humain échangeait des informations non seulement sur « ce qui est », mais sur ce que signifie ce qui est : des symboles et des valeurs, sources de socialisation. Le langage humain s’est mis à transmettre des informations sur ce qui n’est pas dans la nature qui l’entourait. Détachées de la réalité immédiate et triviale, ces informations étaient donc fictives.

La fiction nous a permis  d’imaginer des choses qui n’existent pas dans la nature, et de le faire collectivement. Partagées par un grand nombre, ce sont ces fictions qui ont permis à l’Homo Sapiens de dominer le monde. Le passage de la tribu restreinte à la collectivité s’est effectué grâce à ces fictions qui n’existent que dans l’imagination collective ; légendes, mythes, dieux, religions, lois économiques et sociales n’existent que dans les histoires que les gens inventaient, se racontaient, partageaient, et auxquelles ils soumettaient leur jugement et leurs actes. Lire la suite

IMPOSSIBLE ‘’NOUVEAU MONDE’’ ? E. Macron à la croisée des chemins

      Changer le monde, faire advenir un monde différent, meilleur, qui supplanterait ‘’l’Ancien Monde’’ pourri, ce n’est pas nouveau mais est-ce réaliste, ou bien utopique ? Hannah Arendt définit l’utopie comme une abolition « de la distinction entre la réalité et la fiction. » Plus de limites, les valeurs traditionnelles s’effacent devant l’urgence du rêve à accomplir. L’utopie possède une vérité supérieure à toutes les autres, elle est donc foncièrement religieuse, aussi absolue que Dieu lui-même. La remettre en cause c’est aller à contresens de l’ordre du monde, refuser le sens de l’Histoire. Lire la suite

ISRAEL : LA DÈRIVE FASCISTE

Depuis des années, l’État d’Israël sombre dans une dérive fasciste vertigineuse, affolante, et que rien ne laissait prévoir. Qu’on se rappelle des Pères fondateurs, Théodore Herzl, Chaïm Weismann, Martin Buber… comment en est-on arrivé là ? Lire la suite

UN CŒUR EN FORME DE BALLON

Ça y est ! Pendant quelques heures, quelques soirées, quelques jours, les Français sont devenus un peuple.

Dans l’article précédent, j’ai rappelé comment, depuis l’Antiquité, deux sortes d’événements s’étaient montrés capables de transformer une masse d’individus confuse, désordonnée, en peuple – c’est-à-dire en un organise vivant, autonome, ayant pris conscience d’être lui-même et fier de l’être : les jeux d’abord, la religion ensuite. Lire la suite

SOLITUDE, OU ISOLEMENT ? Le mal du siècle

Jamais on n’a autant communiqué, et jamais il n’y a eu autant de solitudes. Des recherches récentes montrent que « la solitude réelle ou ressentie augmente considérablement les risques de décès. » (1) Mais s’agit-il seulement de solitude ?

L’isolement : le désert qui tue Lire la suite

MARTYRE DES PALESTINIENS : LE VIEIL HOMME ET LA CLEF

C’était au printemps 1978, des amis m’avaient offert un billet d’avion Paris – Tel-Aviv. L’État d’Israël était alors au faîte de sa puissance. Écrasé, l’OLP faisait silence : il n’y avait pas, il n’y avait plus de « question palestinienne ».

Je n’ai pas voulu quitter ce pays sans avoir fait à pied le même trajet que Jésus, de Jéricho à Jérusalem.

On laisse Jéricho-la-verte et l’on entre au désert. Un chemin qui sinue sous un soleil de feu, puis des collines abruptes où l’on chemine à flanc de coteaux. Personne. Parfois un bruit étrange, répercuté par les parois escarpées.

Soudain, on débouche sur la grande route Tel-Aviv – Jérusalem. Au milieu de nulle part un bus vient de s’arrêter, il va à Jérusalem, le prendre serait échapper à la fatigue. Un instant d’hésitation, le souvenir de Jésus qui n’avait pas de bus à sa disposition : je traverse la route et m’enfonce à nouveau dans la fournaise. Jérusalem est là-bas, derrière les vagues de chaleur.

Le désert. Le soleil : il doit être 15h, comment se fait-il qu’il brûle encore autant ? La lumière, aveuglante. Soif, très soif.

Soudain, une voix qui m’appelle : mais oui, c’est bien à moi qu’on en veut. Dans l’air qui tremble, un cube de béton posé sur l’immensité du désert. Sur une espèce de véranda, un homme au keffieh me fait de grands signes avec ses bras maigres. Je m’approche : il est âgé, me parle en arabe, mon montre le ciel embrasé, le sable, la direction de Jérusalem. Que me veut-il ?

Un homme plus jeune apparaît derrière lui et me crie en anglais : « Come, sir, come here ! » Je m’approche du cube de béton. Le jeune homme me sourit, il est vêtu à l’européenne. « Monsieur, me dit-il en mauvais anglais, mon père vous a vu marcher dans le désert. Vous venez de Jéricho, n’est-ce pas, vous allez à Jérusalem ? Vous ne pouvez pas continuer sans boire, il vous reste une longue distance, mon père veut que vous veniez prendre du thé. C’est nécessaire pour vous, vous comprenez ? Vous en avez besoin ».

Le vieillard hoche la tête, me prend par la main, me conduit à l’ombre de la véranda. D’un bras tremblant, il fait gicler dans un verre ébréché un jet de thé mousseux. Me le tend avec un sourire qui découvre ses dents orphelines. « Bismillah, schouf, bech’er ! » Au nom de Dieu, regarde, c’est bon !

Oui c’est bon, c’est délicieusement sucré, odoriférant. La vie revient en moi : sans cet apport d’eau et de sucre, je ne sais pas dans quel état je serais parvenu au terme de cette longue marche.

Le vieil homme tourne la tête, parle à son fils qui traduit tant bien que mal : « Notre famille vit en Palestine depuis toujours, aussi loin que la mémoire de mon père remonte, peut-être depuis les Croisades. Mon père sait : dans ce désert, sans eau, vous étiez en danger. » Je ne dis rien. Je bois le thé et je bois le visage ridé du vieil homme, ses yeux profonds. Une immense humanité, faite de tristesse et de compassion. Il me regarde longuement puis se tourne vers son fils, lui dit quelques mots. Le fils secoue la tête – « non, non ! » – puis finit par céder, se lève, entre dans le cube, en revient au bout d’un instant, le poing fermé sur un objet. « Mon père dit que vos yeux savent entendre. Il veut que je vous montre quelque chose, si vous voulez bien : il faut monter là-haut ».

Nous gravissons une colline de sable et de pierres. Parvenus au sommet, un vaste panorama : tout là-bas Jérusalem, l’esplanade du Temple et le dôme de la mosquée d’Omar qui scintille sous le soleil. A cette époque, la banlieue de Jérusalem était peu construite. Le jeune homme tend la main vers des maisons basses entourées d’oliviers, à la limite de la ville : « Vous voyez ? Dans ce petit village, là-bas, c’est notre maison. Celle où mon père est né, et son père avant lui. Autour de la maison ce sont nos oliviers. Ils ont été plantés par le grand-père de mon grand-père. Nous vivions bien, il y avait un pressoir à huile… Et puis en 1948, Tsahal est arrivé. Ils nous ont expulsés, ils ont pris notre maison, nos meubles, notre plantation. Maintenant, ce sont des Juifs qui font couler l’huile du pressoir, avec le fruit de nos oliviers. Et nous, nous n’avons plus rien. Nous vivons là… » Je me retourne : en contrebas le cube de béton, planté en plein désert, est l’image de la désolation et du dénuement solitaire. Pas un arbre, rien.

Rien.

Le jeune homme ouvre son poing fermé. Au creux de sa paume, une clef rouillée : « Et ça, c’est la clef de notre maison. Chaque jour depuis trente ans, chaque jour mon père monte jusqu’ici. Il regarde sa maison de loin, et puis il embrasse sa clef, la clef de sa maison, de la maison de ses ancêtres. Et puis il descend, s’assied sur la véranda, fixe le désert. Des larmes coulent sur ses vieilles joues. Et moi… »

Il referme ses doigts sur la clef : « Moi, je m’appelle ‘Amin. En arabe comme en hébreu, cela veut dire « fidélité ». Moi, je pense à notre maison là-bas, au bruit du vent le soir dans nos oliviers. Mon jeune fils s’appelle ‘Amin lui aussi. Et chaque jour, comme moi, il vient ici regarder notre maison. Quand mon père mourra, je lui transmettrai la clef. Et lui la transmettra à son fils. Pour le jour où nous rentrerons chez nous. Chez nous… »

Je n’ai rien dit. Dans lez yeux d’Amin il y a une lueur particulière, ardente et dramatique.

Le lendemain, c’était la veille de mon départ. A Jérusalem, j’ai pris un bus rue Rehovot. Direction, Gaza.

A l’époque, on pouvait entrer dans le territoire simplement en montrant son passeport. Évidemment aucun touriste, jamais, n’allait à Gaza. Mais moi, depuis ma rencontre avec ‘Amin et son vieux père, depuis le thé dans le désert, depuis les yeux d’Amin, je n’étais plus un touriste.

J’ai traversé la ville et me suis dirigé vers le bord de mer. Donnant sur la plage j’ai vu de hauts murs cernés de barbelés, des miradors, des projecteurs. Je me suis approché du portail d’entrée. Immédiatement j’ai été entouré d’une foule de keffiehs qui poussaient des cris, me faisaient des signes affolés : « Non, ici on n’entre pas. Ici c’est pour nous, c’est l’enfer de la douleur et des larmes. Étranger, va, retourne dans ton monde !  » Gentiment, presque tendrement ils m’ont pris par le bras et m’ont éloigné. Ils ne parlaient plus. Mais les dizaines de paires d’yeux qui me fixaient avaient en eux le même reflet tragique que ceux d’Amin.

Et puis une jeep de Tsahal est passée, a freiné dans un nuage de poussière : « Qu’est-ce que vous faites ici ? C’est interdit, vous ne devez pas voir ça, ils sont dangereux, des bêtes fauves ! » Les soldats israéliens m’ont saisi, jeté sur le plateau de la jeep qui est repartie en trombe tandis que les bêtes fauves, immobiles et muets, levaient doucement la main pour me saluer. Tsahal m’a reconduit jusqu’au bus et ne m’a quitté que quand il a démarré pour Jérusalem, avec moi dedans.

Depuis, je pense à la clef du vieil homme, à sa maison qu’il n’a pas revue avant de mourir. A ‘Amin le fidèle, à son fils qui doit être grand maintenant. Et qui doit, à son tour, gravir chaque jour la colline aride pour regarder, au loin, sa maison et ses oliviers.

Une clef rouillée dans son poing fermé.

Je revois la lueur dans le regard de tous les ‘Amin de Gaza. Et je sais qu’elle ne s’éteindra jamais.

                                                                      M.B., janvier 2009.